Les bienfaits de la pensée magique
Le consensus semble établi par la plupart des chercheurs en neurosciences. L'homme n'est pas un animal rationnel. Tandis que les experts en neuroéconomie, le prix Nobel Daniel Kahneman en tête, découvrent que l'être humain est un pauvre calculateur (au point que certaines personnes souffrant de lésions cérébrales montrent une bien meilleure capacité à investir et évaluer les risques que des personnes saines), d'autres chercheurs appréhendent les origines biologiques et cognitives de la religion : un récent numéro de New Scientist a d'ailleurs fait sa couverture sur le sujet. D'un autre côté,Matthew Hutson, journaliste scientifique spécialisé dans les sciences cognitives et les neurosciences, nous chante les bienfaits de la superstition. Il vient de publier le livre : Les 7 lois de la pensée magique : comment nos croyances irrationnelles nous gardent heureux, en bonne santé et sains.
Les fondements cognitifs de la religion populaire
Le New Scientist vient donc de sortir un numéro spécial "Science de Dieu".
L’article le plus intéressant du dossier est sans doute celui de Robert McCauley, spécialiste reconnu de la science cognitive de la religion, qui a récemment popularisé ses idées dans un livrePourquoi la religion est naturelle alors que la science ne l'est pas.
Pour MacCauley, il existe dans notre cerveau un certain nombre de "modules" déjà câblés nous permettant, par exemple, de reconnaître les visages, d'apprendre le langage, d'avoir une "théorie de l'esprit", d'être capable d'éviter les dangers... Il emploie pour décrire ces fonctions le terme de "naturellement mature". Autrement dit, elles font partie du développement cognitif "normal" et ne nécessitent pas d'efforts particuliers d’apprentissage. Ce sont aussi des systèmes rapides, ils s’apparentent à ce que l'économiste comportemental Daniel Kahneman nomme le système 1, soit les fonctions mentales qui nous permettent de décider rapidement. C'est l'ensemble de ces systèmes qui nous rendent réceptifs à la pensée magique et religieuse, explique McCauley. Lorsqu'ils se combinent entre eux, ils sont capables de créer des "faux positifs" susceptibles de nous amener à croire à des phénomènes "contre-intuitifs". Un exemple en est l'anthropomorphisme, qui consiste à attribuer une "théorie de l'esprit" à des objets qui en sont dépourvus. Dans le cadre d'un système rapide, l’anthropomorphisme a certainement une valeur adaptative réelle. Il valait mieux, pour l’homme préhistorique, soupçonner une intention (c'est-à-dire un prédateur) derrière un mouvement de branchages qu'ignorer cette intention lorsqu'elle existait.
Une autre conséquence est "l'apophénie" qui consiste à repérer des modèles significatifs là où il n'y en a pas : par exemple, apercevoir la Sainte Vierge sur sa tartine de confiture de fraise.
Tout ceci crée un réseau de comportements et de pratiques (rituels, espaces et objets sacrés, etc.) qui fondent de que McCauley appelle la "religion populaire," un socle mental "par défaut" que nous avons tendance à développer naturellement. Ainsi, pas besoin, comme le pensent certains scientifiques, d'imaginer une "zone du cerveau" consacrée à la religion. Celle-ci est une conséquence du développement cognitif normal de l’individu.
Mais McCauley insiste sur la notion de "religion populaire", bien différente de la religion dogmatique et doctrinale qu'on peut revendiquer consciemment. S'il faut comparer la science à quelque chose, ajoute-t-il, ce n'est pas à la religion, mais plutôt à la théologie. Science et théologie appartiennent en effet au "système lent" de Kahneman : ce sont les produits des fonctions les plus élevées, les plus rationnelles de notre cerveau.
Ce qu'il est important de noter, continue le chercheur, c'est que la théologie est finalement aussi éloignée de la religion populaire que cette dernière peut l’être de la science. Un croyant aura beau mettre en avant certaines des caractéristiques les plus élevées de la divinité (omniprésence, omnipotence, etc.) cela n'aura guère d'impact sur son comportement religieux : "Lorsqu’on leur demande, au cours d'expériences, de parler ou de penser aux actions de Dieu ou des dieux, les personnes religieuses abandonnent complètement et immédiatement les doctrines théologiquement correctes en faveur de la religion populaire - même s'ils viennent juste de revendiquer et affirmer ces doctrines. La façon dont ils pensent et parlent montre qu'ils considèrent plus Dieu comme une version de Superman que comme le maître omniscient omniprésent et omnipotent dans lequel ils affirment croire".
Dans son livre, McCauley donne un exemple de ces expériences. Il raconte ainsi que la plupart des croyants interrogés lors d'un test de mémoire (dans lequel ils devaient se remémorer une histoire où un enfant prie pour avoir rapidement la vie sauve alors que Dieu est en train de répondre à une autre prière), tendaient à réinterpréter des passages en laissant entendre que Dieu avait du mettre un certain temps pour répondre à la prière, soit parce qu'il devait se relocaliser après avoir répondu à la prière précédente, soit parce qu'il n'avait pas fini d’exaucer cette dernière.
Les autres articles du New Scientist laissent passer un message analogue. Un premier nous informe que les enfants sont "naturellement religieux", qu'ils ont tendance à voir dans les événements aléatoires l'expression de la volonté d'agents.Un second insiste sur le rôle fondamental des religions dans la naissance des civilisations. La religion accroitrait l"'esprit de coopération, explique l'auteur, et faciliterait les comportements sociaux en donnant à chacun l'impression d'être surveillé par des êtres surnaturels.
La superstition, un bienfait ?
Reste à savoir que faire de cette pensée "rapide", si prompte à encourager le développement de toutes sortes de croyances diverses. C'est là que le livre de Matthew Hutson apporte un éclairage inédit. Sortez vos porte-bonheurs, vos fers à cheval et vos trèfles à quatre feuilles: la superstition joue un rôle positif.
L'auteur a exposé certains points clés dans un récent article pour le New York Times. Selon lui, "nous sommes tous des mystiques", à un certain degré. Il va même plus loin en affirmant que "la pensée magique est la pensée par défaut". Autrement dit, nous sommes tous spontanément conduits à former des raisonnements "superstitieux".
On s'aperçoit que bien des "lois psychologiques" énoncées par Hutson retrouvent les aspects de la religion populaire chère à McCauley : comme celle qui consiste à voir, même dans des événements aléatoires, l'expression d'un sens profond, d'un dessein caché. Autre exemple, l'animisme, qui prête des intentions à l'ensemble des objets du monde vivant, y compris nos voitures (et bien sûr, aux robots, même les plus primitifs). Parmi les "7 lois" formulées par Hutson (présentées dans le magazineForbes), on mentionnera aussi le fait que "les objets ont une essence", ce qui implique la multitude des objets sacrés, des talismans, des amulettes. Ou encore, l'importance des symboles : ainsi, un mariage un jour d'orage, nous dit Hutson, peut être vu comme le signe de difficultés conjugales à venir. Bref autant d'attitudes magiques qui servent bien souvent de soubassement à la religion populaire au sens où l'entend McCauley. Par bien des côtés, tout cela n'est pas bien nouveau pour les anthropologues, qui reconnaitront dans ces "lois" des phénomènes déjà décrits depuis bien longtemps par James Frazer ou Levy-Bruhl, et bien d'autres. La nouveauté, c'est de reconnaitre que ces différents processus mentaux ne sont pas simplement des croyances induites par la culture ou qui participent d'une mentalité "primitive", mais constituent la base de notre structure mentale. Et surtout, qu'ils peuvent se montrer avantageux.
Dans le New York Times, Hutson se base sur diverses expérimentations en psychologie pour asseoir son argumentation. Parmi elles celles réalisées par Lysann Damisch et son équipe à l'université de Cologne (.pdf). La première expérience demandait aux sujets d'effectuer une épreuve dans laquelle certains disposaient d'une "balle de golf chanceuse". Résultat, ceux qui ont utilisé la balle "porte-bonheur" (ou plutôt qu'ils croyaient telle) ont obtenu de meilleures performances que ceux qui se sont servis d'une balle présentée comme "neutre" - une petite note d'importance s'impose ici : un prétest avait établi que 80% des sujets croyaient aux pouvoirs des porte-bonheur. Cette expérience montre donc que les gens superstitieux sont plus enclins à réussir certaines tâches en fonction de leur croyance, mais pas que des personnes sceptiques puissent se retrouver inconsciemment sous l'influence d'une superstition...
L'équipe a poursuivi d'autres expériences sur la superstition, et s'est essayée à comprendre les mécanismes psychologiques qui amenaient une augmentation de performance chez les sujets superstitieux. Il s'est avéré que, amenés à résoudre une énigme en présence de leurs amulettes, ceux-ci tendaient à essayer plus longtemps et plaçaient la barre plus haut. Ils augmentaient ainsi leurs chances de réussir.
La "nouvelle magie" de Hutson connaitra-t-elle un effet de mode comme le neuromarketing ? Peut-être bien. The Investor publiait récemment un article basé sur les thèses de Hutson pour donner des conseils aux hommes d'affaires. L’article lui-même n'est pas d'un grand apport, mais il est intéressant de remarquer que les idées de Hutson entrent déjà dans le logiciel intellectuel d'une profession qui, avec son armée de spin doctors et de "méthodes de réussite", repose bien plus souvent sur l'ancien chamanisme que sur une quelconque rationalité.
Rémi Sussan