L’économie selon le psychanalyste Antoine Fratini
Tandis que certains hommes politiques déclarent que la crise économique est désormais en phase de dépassement et invitent les citoyens et les entrepreneurs à reprendre leurs habitudes de consommation et leurs investissements, le nouveau livre d’Antoine Fratini, président de l’Association Européenne de Psychanalyse et membre de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences, remue la couteau dans la plaie en affirmant que ce que l’on nomme communément « économie » serait plus proche d’une religion que d’un système rationnel. La rédaction de www.aepsi.fr a interviewé l’auteur en lui posant quelques questions.
Rédaction : Le titre de votre nouveau livre La religion du dieu Économie (Edilivre, Paris 2010) est des plus explicite et peut être même provocateur. Pourriez vous en quelques mots expliquer ce que vous entendez par « religion économique » ?
Antoine Fratini : Pour commencer je n’entend pas une simple expression. Il s’agit plutôt d’une affirmation basée sur une analyse soignée du rapport de l’homme moderne avec ce que l’on nomme « économie ». Toute une série de comportements relatifs à tel rapport apparaissent profondément ritualisés, même si les citoyens ne s’en rendent pas compte. Par exemple, les banques ressemblent toujours plus à des sortes d’églises : on parle à voix basse, on se soumet à de modernes et technologiques rites d’entrée et de sortie et les divers bulletins sur le déroulement des actions qui s’affichent sur les écrans se substituent aux messages « numineux » envoyés par les saints. D’autre part, nous pourrions voir dans le motif de « l’homme de succès » un des éléments liturgiques majeurs de cette religion inconsciente.
R : Quels seraient donc selon vous les dynamiques obscures à la base de cet inconscient « échange ou superposition de religion » ?
A.F : Sur l’économie sont projetées des valeurs qui dépassent largement le cadre de ce qu’il est rationnellement permis de s’attendre d’un instrument finalisé à la gestion des ressources. En gros, une des thèses soutenues dans mon ouvrage est que dans le discours politique d’aujourd’hui le signifiant « économie » s’est substitué au signifiant « bonheur ». Ceci attribue une nouvelle signification inconsciente à tous les discours dans lesquels la parole « économie » est employée. La croyance et l’espoir que le profit puisse nous apporter une condition heureuse sont particulièrement forts, diffus et aliénants. Cet équivoque porte à un état de possession proche à ce qui dans la religion catholique est nommé « passion » et qui porte en soi la souffrance et le sacrifice de soi en vue du salut de l’âme. C’est pourquoi, malgré l’aisance matérielle, beaucoup de personnes nourrissent l’impression que leur vie soit un sacrifice.
R : Vous parlez aussi d’un panthéon économique…
A.F : Il m’est que trop aisé d’énumérer les figures de ce panthéon : Développement, Croissance, Profit, Achat, Succès… toutes ces figures sacrées sont soumises à Economie qui fait la part du dieu majeur, comme Zeus dans l’Olympe de la mythologie grecque. Par exemple, quand on parle de richesse on sous-entend toujours « richesse matérielle » et on écarte automatiquement tout autre type de richesse…
R : Existe t-il alors une solution pour sortir de cette condition de possession ?
A.F : Étant donnée la manière dont la croyance est enracinée dans l’esprit de l’homme moderne, un véritable changement ne peut que passer avant tout par une prise de conscience adéquate de la situation. Mais une telle prise de conscience suscite des peurs, des résistances et demande donc beaucoup de temps et d’efforts. La crise que l’économie mondiale est en train de traverser actuellement pourrait vraiment représenter une occasion pour amorcer un rapport plus sain avec une économie conçue plus rationnellement. Ce qui la rendrait aussi moins dangereuse et plus fonctionnelle. En même temps, les valeurs inconscientes qui actuellement y sont liées pourraient trouver une collocation plus heureuse dans le monde de la Nature (autre grand thème traité dans mon livre), comme c’est le cas notamment des civilisations tribales dont la culture traditionnelle prévoit un lien spécial et amplement vérifié depuis des millénaires entre inconscient et Nature. En ce sens, rattraper l’écart qui sépare Homme et Nature pourrait réellement contribuer à la félicité de l’homme du futur.
Biographie de l'auteur
Antoine Fratini est Président de l’Association Européenne de Psychanalyse. Il est aussi membre de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences et directeur du Festival de la Psychanalyse de Fidenza (Italie). Parmi ses publications en langue française figurent La statue du psychanalyste? Quel statut, quelle liberté? paru aux Editions Edilivre en 2010 et La psychanalyse au bûcher (Le Manuscrit, Paris 2009).