LE MONDE DES LIVRES | | Par Roger-Pol Droit
Animal parlant : cette définition de l’humain, depuis Aristote, peut paraître usée jusqu’à la corde. Chacun sait qu’entre la vie animale et la nôtre il y a quantité de points communs : tous les organismes biologiques se nourrissent, se reproduisent, croissent, dépérissent. A tel point qu’on oublie souvent combien le langage instaure, en fait comme en droit, une rupture radicale. Il est possible de la résumer ainsi : l’animal agit dans un milieu, alors que nous parlons du monde. Au premier abord, ainsi formulée, pareille distinction peut paraître mince. A la réflexion, elle s’avère décisive.
Parce qu’elle sépare, effectivement, deux univers dissemblables. Dans celui de l’animal, aussi sophistiqué qu’on l’imagine, ne règne toujours que « son » monde, le seul qu’il perçoit, en fonction de son mode d’existence. Ce milieu est le sien, relatif à son espèce. Au contraire, dans la sphère humaine et parlante, s’impose d’emblée cette évidence : « le » monde existe, indépendamment de nous, de nos perceptions, de nos courtes vies. La frange minime que nous en captons n’épuise pas le tout. Notre existence ne marque nullement, à elle seule, le commencement ni la fin du réel : nous savons qu’il est pérenne, et notre propre présence éphémère. Mais pourquoi cette évidence ? D’où vient-elle ? Du fait que nous parlons : « Le relativisme est ce qu’un vivant, dès qu’il parle, laisse en arrière de soi », écrit Etienne Bimbenet.
Ce jeune philosophe, auquel on doit déjà des travaux sur Merleau-Ponty et un essai remarquable, L’Animal que je ne suis plus (Gallimard, 2011), approfondit sa réflexion sur cette énigme : l’invention humaine du réel. Elle constitue un défi pour la pensée, car il n’est plus question d’imaginer, comme autrefois, une radicale différence de nature séparant notre espèce des autres.