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mercredi 13 janvier 2010



Livres


Entretien

"Peur" ou "angoisse" ? Trois traducteurs s'expliquent

LE MONDE DES LIVRES | 07.01.10


S'agissant d'un auteur comme Freud, tout choix de traduction engage des enjeux non seulement linguisitiques, mais aussi théoriques et conceptuels. Nous avons demandé à trois traducteurs d'expliquer leurs options, en prenant un exemple : le livre de Freud intitulé Das Unbehagen in der Kultur (1930). François Robert appartient au comité éditorial qui supervise la parution des Œuvres complètes de Freud aux Presses universitaires de France, où ce texte a été publié en 1994 sous le titre Le Malaise dans la culture. Deux nouvelles traductions paraissent ces jours-ci : chez Garnier-Flammarion, Dorian Astor a conservé le même titre ; au Seuil, Bernard Lortholary a préféré, quant à lui, Le Malaise dans la civilisation. Entretiens croisés.

Comment envisagez-vous l'avenir du texte freudien, à présent que chacun peut en publier une nouvelle traduction ?

Bernard Lortholary : A chaque fois qu'on publie une nouvelle traduction d'un grand écrivain, cela augmente mécaniquement son audience, et cela offre aussi à ceux qui le connaissent déjà un matériau qui nourrit l'échange, la réflexion. Pour Freud, c'est une chance d'échapper à la pierre tombale jargonnante qui a jusqu'ici dissuadé le grand public de le lire, alors même qu'il écrit un allemand tout à fait fluide, et qu'il mérite d'être traduit de façon limpide. Or il l'a essentiellement été par des gens qui connaissaient mieux la psychanalyse que l'allemand. Il s'y sont attelés avec un incontestable courage, mais sans réelle compréhension de la langue.

Dorian Astor : Cette concurrence des traductions permet un travail critique qui oblige à revenir au texte. En France, l'oeuvre freudienne a longtemps été enfermée dans une forteresse psychanalytique qui prétendait détenir sa vérité. Il y avait l'idée que, si l'on n'était pas psychanalyste, on ne pouvait pas traduire Freud. Or dire qu'une traduction est définitive, c'est un réflexe totalitaire. Pour ma part, je suis germaniste, traducteur littéraire, et je refuse de me battre avec les psychanalystes sur le terrain de l'orthodoxie. Mais je peux les affronter sur le terrain de la langue...

François Robert : Nous attendons la confrontation avec sérénité. Toute nouvelle traduction est la bienvenue. Mais attention, il ne faut pas régresser. Chacun peut proposer une traduction qu'on dira plus "lisible", mais l'important est de ne pas revenir en arrière en nivelant tout, au mépris de la rigueur théorique. Notre équipe travaille sur l'ensemble des oeuvres. Il est plus facile de dire "allez, je vais traduire Malaise dans la culture !", ponctuellement, sans se préoccuper de savoir si tel ou tel terme revient dans un autre livre. On nous a beaucoup reproché de chercher à uniformiser le vocabulaire de Freud. Mais notre but est d'abord de faire apparaître des discontinuités et des continuités dans cette langue qui est faussement simple, car Freud a une manière très spécifique de conceptualiser les mots. Il faut en tenir compte. La diversité, oui ; l'éclectisme, non !

Pourquoi avoir choisi de traduire Das Unbehagen in der Kultur par Malaise dans la civilisation ou par Malaise dans la culture ?

Bernard Lortholary : La langue allemande dispose des deux termes, "Kultur" et "Zivilization". Quand on traduit, il faut toujours se demander : ce texte, de quoi il parle, à quelle date, et à qui s'adresse-t-il maintenant ? Freud parle du malaise engendré par la civilisation. Mais il écrit à un moment où les idéologues accusent la "Zivilisation" d'être française, voire juive, par opposition à la "Kultur" allemande. Il met les pieds en terrain miné. Nous n'en sommes plus là. Aujourd'hui, si un journal titre "Malaise dans la culture", on se dit : ah, Frédéric Mitterrand doit avoir de gros soucis... Le terme "culture" a été réquisitionné par ce sens institutionnel. Donc, j'ai choisi Malaise dans la civilisation.

Dorian Astor : Il y a ici un jeu de miroirs. En allemand, le mot "Kultur" est mélioratif, il signifie supérieur. En français, c'est plutôt "civilisation" : on ne parle pas de civilisation papoue, mais de culture papoue. Dans L'Avenir d'une illusion, Freud dit : "Je dédaigne de faire la différence entre Kultur et Zivilization." A partir de là, il faut savoir comment les choses s'articulent conceptuellement. Freud est l'héritier d'une philosophie où l'on oppose nature et culture. Pour lui, tout ce qui éloigne l'homme de la nature est un fait culturel. Utiliser le terme "civilisation" pour traduire le titre, ce serait en revenir au vieux sentiment de supériorité français façon années 1930. J'ai opté pour Malaise dans la culture.

François Robert : La distinction Kultur/Zivilization appartient à l'univers de pensée allemand. Pourtant, il est possible d'importer le concept de Kultur dans la traduction, où ce mot va prendre une nouvelle acception, parfaitement cohérente avec celle qu'il a aujourd'hui en français. "La culture est édifiée sur le renoncement pulsionnel", répète Freud. Telle est l'opposition pertinente chez lui. Si on traduit par "civilisation", on perd donc le sens nouveau que Freud a donné au mot "Kultur" : la grande nouveauté freudienne, c'est d'assimiler la nature à la pulsion, et la culture à son refoulement.

Pourquoi avoir choisi de traduire le mot allemand "Angst" par "angoisse" ou par "peur" ?

Bernard Lortholary : Souvent, en traduction, il n'y a pas de solution idéale, on doit choisir la moins mauvaise. D'abord, il faut éviter ce qu'a fait l'équipe des oeuvres complètes : parce que l'allemand dit "das Kind hat Angst vor dem Pferd", ils traduisent "l'enfant a de l'angoisse devant le cheval". Sous prétexte de cohérence terminologique, on écrit des choses ridicules. Le mot "Angst" recouvre un sens large, depuis la peur de ceci ou cela jusqu'à l'angoisse existentielle. Il faut donc se résoudre à ne pas toujours traduire par le même mot : j'ai choisi tantôt "peur", tantôt "angoisse". Le contexte donne la solution.

Dorian Astor : La distinction que le français opère entre "angoisse" et "peur" n'existe pas en allemand. J'ai donc choisi "peur", afin de garder la généralité du terme. Par ailleurs, l'angoisse se définit comme une peur dont on ignore l'objet. Freud dit que l'"Angst" se cache derrière tous les symptômes. Parler d'une "angoisse inconsciente", comme le font certains traducteurs, n'a pas de sens. Ce qui est inconscient, c'est l'objet de la peur. Un enfant dit "j'ai peur", il ne dit pas "je suis angoissé". Et de quoi mon chéri ?, lui demande-t-on. "Je sais pas"...

François Robert : Chez Freud, la théorie de l'angoisse présuppose qu'on puisse parler d'"angoisse inconsciente", comme on parle de "culpabilité inconsciente". Ce n'est pas le traducteur qui est en cause, c'est Freud lui-même ! Quand on dit "Ich habe Angst vor", on est tenté de traduire par "j'ai peur de". Mais Freud vient toujours compliquer les choses. Il faut prendre le risque d'une périphrase, pour montrer comment le concept se déploie. Lorsque le petit Hans dit "j'ai peur du cheval", Freud explique que c'est de l'angoisse ("Angst") et non de la peur ("Furcht"). Si vous passez indistinctement de l'une à l'autre, vous perdez la richesse de la théorie. Il faut donc dire que Hans "a de l'angoisse devant le cheval". Il y a une grande différence entre le sens courant d'un mot et celui que Freud lui donne. Il est piégeant, vous savez !

Propos recueillis par Jean Birnbaum

Article paru dans l'édition du 08.01.10.





Compte rendu

De l'intérêt de Sigmund Freud pour Yvette Guilbert, la plus moderne des chanteuses d'antan

LE MONDE | 24.12.09








Le psychanalyste viennois
Sigmund Freud à Londres en 1938.


Parce qu'il s'intéressait aux femmes, à l'art, et à leurs mystères respectifs, Sigmund Freud avait été subjugué par Yvette Guilbert (1865-1944). Le médecin viennois était venu à Paris en 1890 afin de suivre les consultations du professeur Charcot, grand spécialiste de l'hystérie. La chanteuse de cabaret faisait ses débuts à l'Eldorado, et le fondateur de la psychanalyse écouta bouche bée Dites-moi si je suis belle, chantée sur une mélodie tortueuse datant du XIVe siècle. Freud resta fidèle au modèle favori de Toulouse-Lautrec, qui la dessinait sans relâche, taille fine, yeux perdus, longs gants noirs.

En 1897, la plus moderne des chanteuses d'antan épousa un autre Viennois, biologiste, Max Schiller. Plus tard, Freud accrocha à son mur, à côté du portrait de son amie l'écrivain Lou Andreas-Salomé, celui de cette femme qui fascina Paris et bien au-delà, jusqu'à ce qu'elle tombe malade en 1900. Et Freud entretint une passionnante correspondance avec la "diseuse fin de siècle", unique en son art du parlé-chanté et du théâtre en scène.

Passionnée par ce genre très européen, Nathalie Joly a construit un spectacle, Je ne sais quoi, fondé sur dix-neuf chansons et dix-huit lettres inédites, écrites entre 1926 et 1939 - Freud était alors réfugié à Londres. Elle l'a créé fin 2008 à l'initiative de la Société française de psychanalyse, à la Cartoucherie de Vincennes, et le présente jusqu'au 31 décembre avec un pianiste, Jean-Pierre Gesbert, sur la petite scène de la Vieille Grille, un cabaret comme il en reste peu à Paris. Un passionnant coffret a, en outre, été édité, qui contient les chansons du spectacle et le texte des lettres qui lui ont été confiées par le Freud Museum de Londres.

D'Yvette Guilbert, on a gardé ces chansons composées par Léon Xanrof - un certain M. Fourneau, qui transposa son nom en latin, fornax, et inversa le tout -, qui firent le miel de Barbara, à ses débuts en 1950. Le Fiacre ou la magnifique Maîtresse d'acteur sont des mélodies qui ont traversé le siècle. Yvette Guilbert, la diseuse, mettait des musiques sur des textes de Paul de Kock (Madame Arthur), des thèmes anciens (Verligodin) ou s'emparait de drames fabuleux, comme celui de La Glu (de Jean Richepin et Gounod) ou de La Soularde (Jules Jouy et Eugène Porcin).

Freud s'interrogeait sur l'essence de l'artiste. D'un côté, Yvette Guilbert, qui changeait sans cesse de registre - drame, humour, personnages louches, prudes, voyous, femmes trahies, femmes cruelles, femmes naïves, etc. De l'autre, par exemple, un Charlie Chaplin, "qui joue toujours le même rôle, celui du garçon souffreteux, pauvre, sans défense, maladroit, mais pour qui finalement tout tourne bien. Or, pensez-vous que pour jouer ce rôle il lui faille oublier son propre moi ? Au contraire, il ne représente jamais que lui-même, tel qu'il était dans sa pitoyable jeunesse", écrit Freud à Max, le mari de "Madame Yvette".

A propos d'Yvette Guilbert, qui a une trentaine de "femmes" à son répertoire, Freud reçoit cette réponse de Max Schiller : "Yvette Guilbert a une formidable énergie de concentration, une sensibilité très forte, une imagination tout à fait extraordinaire. A cela s'ajoutent une capacité d'observation considérable, et enfin, une volonté monumentale de créer dans le vrai, fût-ce à ses dépens."

En ce sens, Je ne sais quoi est un spectacle passionnant, drôle souvent, jamais pesant, sobre (mise en scène de Jacques Verzier), qui permet à la fois de redécouvrir des chansons dites réalistes (La Soularde), des fables (La Glu, histoire d'un pauv' gars qui tue sa mère et lui prend le coeur à la demande d'une cruelle amoureuse ; sur le chemin, il court, le coeur tombe, roule sur le chemin et lui demande en pleurant : "T'es-tu fais mal mon enfant ?") ; des polissonneries (Quand on vous aime comme ça).

Nathalie Joly chante avec justesse, éclaire l'importance de la star du Moulin rouge et du Divan japonais, sans jamais chausser les gros sabots qui permettraient de comprendre le "je ne sais quoi" qui attise les passions autour de Madame Arthur.

Je ne sais quoi, de Nathalie Joly. Théâtre de la Vieille Grille, 1, rue du Puits-de-l'Ermite, Paris -5e. M° Monge. Jusqu'au 31 décembre, à 19 heures. De 7,50 € à 17 €. Tél. : 01-47-07-22-11.
Nathalie Joly chante Yvette Guilbert, 1 CD et livret de 28 pages, Seven Zik - Marche la route.

Véronique Mortaigne







samedi 9 janvier 2010




Comment prendre en charge les malades mentaux ?

Le débat est une fois de plus relancé sur l’encadrement des déséquilibrés dangereux mais déclarés irresponsables par la justice.

Samedi, un homme de 27 ans a mortellement blessé un octogénaire et poignardé deux autres résidents d’un immeuble de Roquebrune-Cap-Martin où lui-même avait habité avec sa famille. Cinq ans plus tôt, il avait lardé d’une vingtaine de coups de couteau le gardiende cette résidence. A la suite de ce drame, le jeune homme, souffrant de graves problèmes psychiatriques, avait été jugé irresponsable de ses actes. Le meurtre de ce retraité par ce déséquilibré relance une fois encore le débat sur la prise en charge des personnes dérangées mentalement par le secteur psychiatrique une fois qu’elles ont été déclarées irresponsables de leurs actes par la justice.

Jusqu’à la loi du 25 février 2008 sur l’irresponsabilité pénale, ces personnes pouvaient être, soit hospitalisées d’office par décision préfectorale, soit laissées en liberté. Cette loi, votée après un fait divers dramatique en 2004, a créé une audience particulière, appelée « mini-procès », devant les chambres de l’instruction. Mardi les magistrats de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris ont considéré qu’Adel Amastaibou, un schizophrène qui, en novembre 2003, avait tué son ami, Sébastien Sellam, était « irresponsable pénalement ». Une décision que la famille de la victime n’accepte pas.

Une carence de moyens

Pour le porte-parole du ministère de la Justice, Guillaume Didier, la loi de 2008 « a permis de combler une lacune en permettant à la justice d’ordonner une hospitalisation d’office puis des mesures de sûreté lorsque l’hospitalisation est levée », a-t-il indiqué mardi àFrance-Soir.

Depuis la promulgation du texte, une cinquantaine de décisions d’irresponsabilité pénale ont été prises et les chambres de l’instruction ont prononcé vingt hospitalisations d’office, après avis des experts, a souligné Guillaume Didier.

Le Dr Louis Albrand, auteur d’un controversé rapport sur le suicide en prison, commandé par la Chancellerie, estime au contraire que ces faits divers à répétition sont la conséquence logique d’un manque flagrant de moyens pour la psychiatrie de secteur et regrette que le gouvernement ne fasse rien à ce sujet (lire l’interview ci-dessous). Dans l’affaire de Roquebrune-Cap-Martin, l’agresseur, qui avait été hospitalisé d’office, avait bénéficié d’un « régime de sortie d’essai », avalisé par la préfecture.

Louis Albrand, médecin : “La prise en charge des malades mentaux est catastrophique”

Médecin gériatre, Louis Albrand avait été chargé par l’ex-garde des Sceaux Rachida Datid’un rapport sur la prévention des suicides en prison. En avril 2009, il avait boycotté sa remise, en désaccord avec la politique pénitentiaire du gouvernement.

FRANCE-SOIR. Le drame de Roquebrune-Cap-Martin pose-t-il une nouvelle fois la question de la prise en charge des malades mentaux dangereux ?

LOUIS ALBRAND. On n’a pas fini de poser cette question, tant cette prise en charge est catastrophique en France. Depuis les années 1970, près de 30.000 lits ont été supprimés en hôpital psychiatrique. Du coup, on a mis en prison ou relâché en pleine nature des personnes psychotiques graves, des paranoïaques, des déséquilibrés lourds… Or la rue comme la prison ne sont pas les lieux pour soigner ces personnes.

Que préconisez-vous ?
Il faut arrêter d’envoyer en prison des malades mentaux ! Aujourd’hui, il y en a plus de 15.000 derrière les barreaux. En détention, ils ne sont pas soignés, et quand on les relâche personne ne les prend en charge. Dehors, ils se clochardisent, ils s’alcoolisent, ne prennent plus leurs traitements neuroleptiques. Ils commettent des délits, retournent en prison, ressortent… C’est un yo-yo infernal avec parfois le pire qui survient, comme à Roquebrune. Il faut absolument recréer une véritable psychiatrie de secteur. Il faut créer des postes de psychiatres et réformer le placement d’office qui ne fonctionne pas bien. Tout ça est une affaire de volonté politique et de moyens financiers. Un malade mental en prison coûte 80 euros par jour à la société ; le même en hôpital psychiatrique coûte 400 euros par jour.

La loi de février 2008 sur l’irresponsabilité pénale a-t-elle changé les choses ?
Elle montre déjà ses limites avec ces faits divers qui se multiplient. J’avais proposé à Rachida Dati une grande réforme d’ensemble de la psychiatrie et de la prison, mais je n’ai pas été suivi par la Chancellerie. C’est dommage, car l’opinion publique est de plus en plus sensible à ces questions car elle comprend que la sécurité de tous n’est plus assurée. Il faut que les gouvernants réécoutent les praticiens, les médecins qui savent de quoi ils parlent, et pas seulement une technocratie coupée de la réalité.

Edition France Soir du mercredi 6 janvier 2010






Précarité et exclusion de soi









De la précarité à l'auto-exclusion Jean Furtos
Essai (broché). Paru en 10/2009

Le propos. Plongés dans une situation de grande précarité, certains individus développent un « syndrome d'auto-exclusion ». En exposant certains cas tirés de sa pratique de psychiatre, l'auteur tente de cerner quelques-uns des signes cliniques de cette pathologie : anesthésie du corps, propension à émousser ses émotions, inhibition d'une partie de la pensée… Il insiste sur le lien entre la fréquence de ce syndrome et le durcissement des conditions de travail et de vie. Et appelle les décideurs politiques comme économiques à « ne pas être dans le déni des effets psychiques des politiques menées [et] prendre conscience que ces politiques ne sont pas sans conséquences sur les gens ».

L'auteur. Chef de service en psychiatrie au Centre hospitalier Le Vinatier à Bron (Lyon), Jean Furtos est le fondateur de l'Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité. Il a notamment publié « Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs » (2008, Masson).

La collection. Elle reprend les conférences-débats « La rue ? Parlons-en ! », initiées par l'Association Emmaüs, et dont l'ambition est de rapprocher la réflexion universitaire et l'action sociale de terrain.








ACTUALITE MEDICALE

Quelle place pour la psychanalyse dans la presse médicale ?

Publié le 29/12/2009

Avec les progrès (les ravages ?) de « l’evidence-based medicine »[1], y compris en psychiatrie, et la suprématie des essais thérapeutiques contrôlés (randomised controlled trials) dans la littérature médicale de référence, on peut s’interroger sur le sort des études de cas « à l’ancienne » comme celles émanant de la clinique psychanalytique, chassées des revues de renommée mondiale, tel le British Journal of Psychiatry.

Celui-ci propose justement un débat sur ce thème, en confrontant deux points de vue opposés. Un professeur de biologie, Lewis Wolpert, estime que « la psychanalyse n’a pas vocation à soigner mais à pointer ce qui est incurable » et que cette discipline semble s’exclure elle-même du champ scientifique en prônant le primat de la subjectivité, avec l’idée que « ce qui se passe dans une thérapie concerne davantage la trajectoire du thérapeute que ses patients ». Pour justifier l’exclusion actuelle des écrits psychanalytiques des grandes revues médicales, cet argument semble plus recevable : ces articles évoquent des cas singuliers, de nature sinon anecdotique, du moins peu généralisable à d’autres situations comparables. Enfin, le discours théorique greffé sur ces cas particuliers serait lui-même contestable : outre l’aspect arbitraire de la « topique freudienne » [le triptyque « ça » (id), moi (ego) et surmoi (superego)], et la place «excessive » accordée à l’enfance (excessive emphasis on the influence of childhood), « beaucoup de malades mentaux n’ont pourtant aucun antécédent d’abus sexuel ni de maltraitance dans leur enfance »…

À l’inverse, Peter Fonagy (psychanalyste) soutient l’intérêt de la démarche analytique et, plus généralement, de « l’interaction humaine » (interpersonal process) entre le médecin et son patient. Ce lien demeure toujours essentiel, malgré la déferlante (prétendument ?) objective des essais contrôlés. L’analyse de ces essais à grande échelle montre que « même un placebo peut se révéler actif » selon la façon dont on l’administre : «dans cet essai du NIMH [2], certains médecins manipulaient avec plus d’efficacité un placebo que d’autres un antidépresseur» ! La dimension subjective et intersubjective demeure donc une donnée importante de la clinique et ne saurait être évacuée aussi facilement sous les assauts de la « modernité »... À condition de ne pas s’appesantir sur des éléments contingents de ce rapport à l’autre (éléments que Lacan qualifiait de «peinturlure »), le colloque singulier conserve ainsi tout son intérêt. Y compris dans les colonnes d’une grande revue médicale ?...

[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9decine_fond%C3%A9e_sur_les_faits
[2] Il s’agit d’une étude sur la dépression menée en 1989 par le National Institute of Mental Health (institution officielle des États-Unis).


Dr Alain Cohen

Wolpert L et Fonagy P : There is no place for the psychoanalyticcase report in the British Journal of Psychiatry (In debate). Br J Psychiatry 2009 ; 195 : 483–487.







Les neuroleptiques atypiques augmentent aussi le risque de mort subite


La majoration du risque de mort subite est connue de longue date avec les neuroleptiques et ce de façon dose-dépendante. On sait également que ces médicaments allongent l’intervalle QT de l’électrocardiogramme ce qui favorise les torsades de pointe et les fibrillations ventriculaires. Si ce risque a été bien identifié, il est encore très mal évalué. De même les effets rythmiques des neuroleptiques atypiques, de plus en plus prescrits, sont mal connus.

Une vaste étude épidémiologique rétrospective permet d’éclairer la question (1).

Wayne Ray et coll. se sont basés sur les données très complètes de l’assurance maladie (Medicaid) du Tennessee. Entre 1990 et 2005 ils ont pu isoler deux cohortes de patients âgés de 30 à 74 ans ayant pris un neuroleptique unique, typique dans 44 218 cas et atypique dans 46 089 observations. Les sujets à haut risque de décès d’autres causes ont été exclus de l’étude. Ces deux cohortes ont été comparées à 186 600 témoins appariés par l’âge et le sexe ne prenant pas de neuroleptiques. Parallèlement, des sous cohortes de sujets ayant pris des neuroleptiques pour des pathologies non psychotiques (troubles de l’humeur notamment) ont été constituées (pour éliminer les effets qui auraient pu être liés à la psychose elle-même) et comparées à des témoins appariés.
Les morts subites ont été identifiées à partir des certificats de décès.

Une multiplication du risque de mort subite par près de 3 avec les fortes doses

Il est apparu que l’incidence ajustée des morts subites était multipliée par 1,99 (intervalle de confiance à 95 % [IC95] entre 1,68 et 2,34) chez les utilisateurs de neuroleptiques classiques par rapport aux témoins et par 2,26 (IC95 entre 1,88 et 2,72) avec les neuroleptiques atypiques.

Compte tenu de la méthodologie rétrospective de cette étude on ne peut éliminer formellement l’intervention de facteurs de confusion, d’autres causes de troubles du rythme pouvant être associés aux pathologies mentales traités par les neuroleptiques.

Plusieurs éléments tirés de cette étude permettent cependant de penser que cette majoration du risque correspond bien à une réalité et non à des facteurs de confusion :
- Divers ajustements ont été pratiqués avec des facteurs de risque connus de troubles du rythme et notamment le tabagisme.
- Avec les deux types de neuroleptiques le risque est apparu dose-dépendant (la multiplication de l’incidence des morts subites est par exemple de 1,59 avec les faibles posologies de neuroleptiques atypiques contre 2,86 avec les doses les plus élevées).
- Des résultats similaires ont été observés chez les sujets prenant des neuroleptiques pour d’autres indications qu’une psychose.
- Les anciens utilisateurs de neuroleptiques avaient un risque de mort subite équivalent à celui de population générale (incidence multipliée par 1,13 avec un IC 95 entre 0,98 et 1,30). Cette dernière constatation est en faveur d’une action immédiate des neuroleptiques et rend peu vraisemblable une augmentation du risque de mort subite qui ne serait que la conséquence indirecte de troubles métaboliques induits par ces médicaments.

Des précautions à prendre

On peut donc conclure que la prise de neuroleptiques atypiques comme celle d’antipsychotiques classiques accroît significativement le risque de mort subite. Le mécanisme le plus vraisemblable ferait intervenir des troubles du rythme ventriculaires probablement par l’intermédiaire d’un blocage des canaux potassiques.

L’éditorialiste du New England Journal of Medicine souligne que ce risque de mort subite mesuré par Ray et coll. est loin d’être négligeable en valeur absolue puisqu’il serait de 3,3 pour 1 000 et par an chez les utilisateurs de fortes doses de neuroleptiques (par comparaison 0,2 décès par an par agranulocytose sont attribués à la clozapine pour 1 000 patients traités ce qui justifie des précautions d’emploi très strictes) (2). En pratique, l’éditorialiste recommande une surveillance systématique de l’intervalle QT chez les patients sous neuroleptiques classiques ou atypiques. Lorsque le QT est prolongé, les autres causes d’allongement de QT doivent être recherchées et traitées si possible et une réduction de la posologie ou un arrêt du traitement devrait être envisagé (ce qui n’est pas toujours réalisable facilement !). De plus selon lui, ce risque de mort subite doit conduire à limiter strictement la prescription aux indications indiscutables et en particulier à ne pas l’étendre aux sujets âgés souffrant de démence pour lesquels les preuves d’efficacité sont très limitées.
Dr Nicolas Chabert

1) Ray W et coll. : Atypical antipsychotic drugs and the risk of sudden death. N Engl J Med 2009; 360: 225-235. 2) Schneeweiss S et coll.: Antipsychotic agents and sudden cardiac. How should we manage the risk ? N Engl J Med 2009; 360: 294-96.


LibéLille
04/01/2010

«La loi Bachelot supprime tout espace de débat»

SANTÉ -

Le Dr Pierre Paresys, psychiatre à l'EPSM des Flandres, a été démis de ses fonctions de médecin-chef par le directeur de l'Agence régionale de l'hospitalisation (ARH). Une sanction hiérarchique parce que le bilan quinquennal présenté par le médecin est «un réquisitoire contre l'Agence régionale de l'hospitalisation et la direction de l'établissement», selon l'arrêté de l'Agence. L'intéressé a saisi le tribunal administratif. Il persiste à contester les logiques de rentabilité et affirme son droit à la prise de parole. L'Agence ne souhaite pas s'exprimer sur le sujet.

Que vous reproche-t-on ?
De défendre la politique de secteur, et de vouloir des moyens suffisants pour l'accès aux soins pour tous et partout. Voilà que le code déontologique devient révolutionnaire.

Plus précisément ?
Nous avions signé une convention avec la polyclinique de Grande-Synthe pour ouvrir une unité de soins psychiatriques. Ouvrir un hôpital de proximité me paraissait justifié. L'ARH y est opposée. Pourtant, c'est important pour nous de s'inclure dans une structure banalisée, pour faciliter l'accès aux soins, mais aussi pour assurer leur continuité. Ce travail de décentralisation de la politique de secteur faisait que les gens venaient assez facilement. Sur notre secteur de Grande-Synthe, nous accueillons 1 800 personnes par an, dont 700 à 800 nouveaux cas. Aujourd'hui, l'EPSM des Flandres travaille sur deux sites dans le Dunkerquois, Grande-Synthe et Capelle la Grande. On veut nous regrouper sur Capelle la Grande, pour concentrer les moyens et faire des économies. Quand on voit la structuration des transports publics dans la communauté urbaine, cela veut dire que des patients ne viendront plus jusqu'à nous.

Vous dénoncez une casse de la politique de secteur...
Une politique de secteur, c'est se donner les moyens de soigner une population sur un espace donné, en assurant une continuité dans le temps et dans l'équipe, et en traitant l'individu dans sa globalité. Assurer une politique de secteur, cela veut dire donner un budget global à une équipe. Or, aujourd'hui, nous sommes dans une logique du chiffre. La psychiatrie n'est pas encore soumis à la tarification à l'acte, et heureusement, car pour nous, le non-acte peut être plus important que l'acte. Par exemple, le temps que je passe à discuter avec les chefs de service de la polyclinique de Grande-Synthe est au bénéfice des patients.Ce partage assure la cohésion d'une équipe autour du patient. Mais la logique, c'est privilégier les pathologies rentables.Un exemple : la chambre d'isolement est plus chère en tarif de jour ; on pourra encourager la mise en chambre d'isolement. Ou réduire la demi-heure de consultation à un quart d'heure. Mais c'est comme cela qu'on fabrique de la violence, avec du personnel fatigué et des patients mal reçus.

Votre autre inquiétude majeure concerne la liberté de parole au sein de l'hôpital...
Ce qui m'arrive est assez symptomatique. La loi Bachelot supprime tout espace de débat. Elle transforme le directeur en super chef comptable, avec une simple lettre de mission, strictement financière, qui ne se réfère pas au contexte de terrain. La comptabilité des hôpitaux, c'est Bercy, les orientations hospitalières, c'est Bercy.

Recueilli par S.M.


dimanche 3 janvier 2010

Le Magazine Littéraire
http://www.magazine-litteraire.com/content/critiques/article.html?id=15206

Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve









Totem et tabou, L’Interprétation des rêves, Malaise dans la civilisation, les textes principaux du fondateur de la psychanalyse sont retraduits en français. Les connaisseurs vont-ils retrouver leur Sigmund Freud ?

Les œuvres de Sigmund Freud seraient-elles fautives en français ? Apparemment oui, puisque, malgré le coût de l’initiative, certains de ses textes passés dans notre tradition de lecture nous arrivent maintenant complètement révisés. Qui s’en plaindrait ? Quand il s’agit d’augmenter le capital intellectuel de l’humanité, abondance de patrimoine ne saurait jamais nuire.

La première somme inaugurant le travail scientifique de Freud, sortie des presses fin 1899 et portant 1900 comme date de publication pour qu’elle marque bien le seuil du siècle, ouvre donc cette série de traductions nouvelles. Son auteur lui a donné pour titre, entre 1897 et 1899, un mot inventé : Traumdeutung, sur le modèle de Sterndeutung, l’astrologie. Ce néologisme étrange, qu’il serait logique de traduire en français par un équivalent - quelque chose comme « rêvologie » – est devenu en 1926, à Paris, Science des rêves. Titre corrigé en 1967 par L’Interprétation des rêves. Et nous voici avec L’Interprétation du rêve. Freud a insisté pourtant lui-même, en 1935, sur la nécessité de comprendre que sa préoccupation était celle des rêves, non du rêve. Auquel cas, on penserait trop, selon lui, qu’il fournit une «clé des songes», alors qu’il se propose d’étudier une «activité psychique».

Le nouveau traducteur, Jean-Pierre Lefebvre, se penche avec raison, dans sa préface, sur les «enjeux théoriques» dans le vocabulaire de Freud. Mais pas d’explication sur le parti pris de son changement de titre. Il est même curieux de le voir commenter le flottement sémantique du lien de détermination dans tous les mots composés du genre Traumdeutung, pour aboutir, en la circonstance, au constat d’une «hésitation bien connue» entre «du rêve, de rêve, de rêves, des rêves». Sans donner, au demeurant, la raison de son choix final. Chaque fois que possible, il a opté, indique-t-il simplement, pour l’épithète «onirique».

Les connaisseurs des anciennes éditions risquent fort, ayant peine à s’y retrouver, de ne guère s’aventurer dans la rénovation d’un classique où ils ont puisé la base de leur initiation à la psychanalyse. Les idées qu’ils en ont tirées de longue date en seraient-elles d’ailleurs changées ? Que les rêves soient l’accomplissement de désirs inconscients, qu’ils ouvrent une porte sur la psychologie des névroses, qu’ils justifient au tréfonds de l’enfance universelle le destin d’Oedipe, qu’ils aident à déterminer le fonctionnement de l’appareil psychique, tous ces acquis ont déjà solidement tracé leur chemin. Quand ils l’ont découvert, le livre avait beau s’appeler Science des rêves, les surréalistes n’ont pas manqué de s’en nourrir et de le glorifier.

Par rapport au texte allemand original, un quart de siècle de retard pour que cette fameuse Science des rêves arrive en français !... Totem et tabou n’a attendu que dix ans. Premier ouvrage de Sigmund Freud paru en France. Les éditions Payot l’ont mis sur le marché en 1924, dans une traduction de Samuel Jankélévitch, le père du philosophe Vladimir Jankélévitch. Complément alors donné à l’intitulé : Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des primitifs. En 1993, nouvelle traduction de Marielène Weber chez Gallimard, qui rétablit le sous-titre dans la fidélité à sa formulation initiale, Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés. Mais ces différences ne méritent ni mention ni réflexion de Clotilde Leguil, préfacière de la nouvelle version proposée. Pas plus qu’elle n’évoque les réserves des anthropologues aux hypothèses aventureuses de Freud sur le « comportement primitif », « le retour infantile du totémisme » ou le « parricide primordial ». Elle préfère le présenter comme un précurseur de Claude Lévi-Strauss.

Pour finir, deux opuscules sous des libellés non identiques, bien qu’issus d’une seule et même œuvre. Belle incitation à débattre. Le Malaise dans la civilisation ou Le Malaise dans la culture ?... Le premier titre fut adopté en 1934. Il s’est prolongé à travers des réimpressions continues. Le second est advenu en 1994, à la faveur d’une édition concurrente. L’un et l’autre sont repris tout à la fois aujourd’hui.

Dans sa préface au nouveau Malaise dans la civilisation, traduit par Bernard Lortholary, Clotilde Leguil attribue à la «civilisation» la fonction de regrouper «toutes les œuvres de l’homme», dans une opposition à la «nature». Mais le terme de «culture», précisément pour cette dernière raison, ne pourrait-il beaucoup mieux correspondre au sens de l’antagonisme posé par Freud ?... Aussi bien le préfacier du Malaise dans la culture, Pierre Pellegrin, que son traducteur, Dorian Astor, avancent des arguments dignes d’attention. Ce dont traite Freud, au gré de ce qu’il nomme Kultur, c’est d’une vision anthropologique du sort de l’humanité, en la confrontant à la théorie de la psychanalyse. Or il a d’autant plus de réticences devant l’usage du mot « civilisation » que, sous sa forme germanisée, celui-ci réfère de manière polémique et péjorative, en Allemagne, aux moeurs et à la société françaises.

Fort souvent, ce livre de Freud, qui précède tout juste son dernier, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, en 1939, a été jugé pessimiste, et ses deux préfaciers actuels se montrent au moins d’accord pour considérer une telle opinion comme inexacte. Les pages qui concluent l’ouvrage, estiment-ils, sont à la rigueur l’expression d’un scepticisme, pas d’un désespoir. La perspective de voir Éros, principe de vie, gagner sur Thanatos, principe de destruction, n’est pas fermée. Optimisme ou pessimisme, est-ce vraiment, toutefois, le souci de Freud ? Son arrière-pensée est surtout, semble-t-il, de rejeter les spéculations qui tendraient à impliquer activement la psychanalyse dans la polis et la politique. Quand Wilhelm Reich s’y essaie en 1933 avec Psychologie de masse du fascisme, il est bien vite excommunié.

Toute sa vie à l'hôpital psychiatrique









Illustration : un petit humain fragile
devenu psychiatre pour s'efforcer
d'aller mieux et d'aider les autres
à aller mieux...


C'était il y a quelques années, au congrès de l'Association Américaine de Psychiatrie (APA).Un de mes confrères nord-américains faisait une conférence sur les moyens éventuels de dépister précocement la schizophrénie (pour essayer d'en faire la prévention). Il commence pour cela par nous parler de la trajectoire existentielle d'un patient (on appelle ça un "cas clinique"). Il nous montre quelques photos de lui ("avec son accord", précise-t-il), à différents âges de sa vie.
Et il raconte son histoire : c'était un petit garçon assez mal dans sa peau, timide, avec une gaucherie chronique, maladroit, empoté. Il a suivi des études plutôt réussies, car la maladresse n'empêche pas l'intelligence, mais très tôt (dès l'âge de 23 ans) il a été amené à fréquenter l'hôpital psychiatrique. Qu'il n'a ensuite pratiquement plus quitté. Et aujourd'hui, il y passe encore la majeure partie de son temps, à l'âge de 52 ans...
"Et ce petit garçon, c'est moi !" conclut mon confrère en rigolant, et en nous projetant sa photo actuelle : s'il a passé sa vie en hôpital psychiatrique, c'est simplement qu'il est devenu psychiatre ! Malgré les problèmes de son enfance, qui auraient pu inquiéter ses parents ou les psys de l'époque, si on avait été aussi attentifs qu'aujourd'hui.
Moralité ? Prudence avec nos histoires de prédiction de risques. Une fragilité ne conduit pas toujours à une maladie. Mais toute vulnérabilité mérite d'être chouchoutée, compensée, travaillée. Comme mon confrère l'avait fait en devenant lui-même psychiatre.

Psycho Actif, le blog de Christophe André
http://psychoactif.blogspot.com/2009/11/toute-sa-vie-lhopital-psychiatrique.html
La folie : de l'allégorie à l'évidence photographique

Sommaire de l'étude








Portrait de folle.
Hugh Welch DIAMON









La Folie.
Odilon REDON

© Photo RMN - G. Blot

Titre : La Folie.
Auteur : Odilon REDON (1840-1916)
Date de création : 1833
Date représentée : 1883
Dimensions : Hauteur 36 cm - Largeur 31 cm
Lieu de Conservation : Musée d'Orsay (Paris)
Contact copyright : Agence photographique de la Réunion des musées nationaux. 10 rue de l'Abbaye. 75006 Paris. Courriel : photo@rmn.fr
Référence de l'image : 00-018633 / RF35822


Contexte historique

L’invention de la photographie par Jacques Daguerre (1787-1851), en 1839, eut, entre autres, des conséquences non négligeables sur la recherche médicale. En psychiatrie notamment, des aliénistes comme Jean Martin Charcot (1825-1893), Guillaume Benjamin Duchenne de Boulogne (1806-1875), Jules Bernard Luys (1828-1897), Désiré Magloire Bourneville (1840-1909) ou Paul Régnard (1850-1927) y voient le moyen privilégié de fixer sur la pellicule des patients en état de crise passagère. En 1878, Charcot crée le service photo de l’hôpital de la Salpêtrière et observe chez les femmes internées les différentes phases de l’hystérie. Il catégorise chez elles des attitudes passionnelles telles que la mélancolie, l’extase ou l’érotisme. Il convient en effet de remarquer que la photographie psychiatrique du XIXe siècle se concentre presque exclusivement sur les manifestations de la « folie » féminine. Les aliénistes de cette époque pensent le corps comme « symptôme » de l’âme, comme un écran sur lequel se projettent les conflits intérieur de l’être humain. La photographie constitue ainsi un précieux auxiliaire pour décrire, nommer et classer les différentes maladies « mentales », dans la mesure où le corps livre ses profondeurs et ses replis intimes à l’œil inquisiteur de l’objectif.Sur le plan esthétique, l’approche de la folie dépasse largement la simple évidence du cliché photographique pour interpréter tout ce qui se cache derrière les apparences et suggérer l’invisible. A la fin du XIXe siècle, le courant symboliste - auquel on peut rattacher Odilon Redon - explore les tréfonds de l’âme. Ces artistes voient dans la folie une distanciation de la conscience face au matérialisme désenchanté du monde contemporain dans lequel ils évoluent et dont le réalisme n’a rien à voir avec l’univers idéal qu’ils se sont forgé. Il s’agit pour eux de peindre le secret des choses, l’expérience intime des êtres, le mysticisme transcendant. Les Symbolistes ne représentent que des émotions. Leur onirisme nie la réalité sordide et simplifie les figures à l’extrême pour atteindre une merveilleuse abstraction. Ils annoncent à leur manière l’art du XXe siècle.

Auteur : Alain GALOIN


Bibliographie

* Marie-Noëlle DANJOU, Raison et folie, L’Harmattan, Collection « Psychanalyse et Civilisation », Paris, 2001.
* Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961.
* Jean GILLIBERT, Folie et création, Editions du Champ Vallon, 1990.
* Jean THUILLIER, La folie. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, Collection « Bouquins », 1996







La psychose freudienne : L'invention psychanalytique de la psychose







La psychose freudienne :
L'invention psychanalytique
de la psychose
Thierry Vincent
Éditeur : Erès
199 pages / 21,85 €


Résumé : Le Dr Thierry Vincent explore pour nous les traits d'esquisse, tracés par Freud et ses disciples, ayant permis de dessiner une approche psychanalytique de la psychose.
Alice DESCHENAU

Le psychiatre et psychanalyste Thierry Vincent nous propose un ouvrage audacieux, réédité cette année (première édition en 1995), sur l'abord de la psychose dans la psychanalyse, discipline nouvellement élaborée par Freud et ses disciples.

Thierry Vincent décrit tout d'abord l'appréhension de la psychose, tant dans la théorie et la nosologie que dans la clinique, par la psychiatrie européenne de la fin du XIXème siècle à la moitié du XXème. Il choisit, pour cela, Charcot, Kraepelin, Bleuler, Janet, Ey et Clérambault. Cette première partie permet de préciser dans quel contexte émerge la pensée freudienne au sein de la psychiatrie de l'époque.

Une fois placé dans ce contexte historique, l'auteur expose les éléments théoriques développés par Freud sur la psychose au fur et à mesure qu'il construit ses modèles psychanalytiques. Si la réflexion de Freud débute avec l'hystérie, il aborde rapidement la psychose. Dès la fin du XIXème siècle, la paranoïa prend place parmi les psychonévroses de défense avec son mécanisme défensif de projection. Mais la théorie libidinale dans la paranoïa finit par être distinguée de celle des autres névroses et apparaît l'idée d'un auto-érotisme.

Suite aux concepts qu'il élabore sur le rêve et l'interprétation, Freud voit dans le délire une continuité de ce qu'il a étudié dans les névroses. Il compare rêve et délire comme provenant d'une même source : le refoulé. Le délire n'est plus une défense mais un combat contre des représentations insupportables. La question thérapeutique émerge : comment dès lors sortir du délire, comment le transfert peut-il s'opérer, car il requiert du thérapeute la possibilité d'être objet de la libido?
C'est finalement hors de la rencontre avec le patient, que Freud poursuit son travail sur la psychose, avec son essai sur le cas Schreber, basé uniquement sur les écrits de ce dernier. De ce cas, naît une description de l'ontogenèse et du mécanisme de la paranoïa qui nourrira la description de la psychose dans son ensemble. Dans la psychose, la libido est anobjectale. Elle régresse à des stades de développement antérieurs à ceux des névroses (celui de la démence précoce précédant celui de la paranoïa). La paranoïa se caractérise par un repli libidinal sur soi et le fantasme homosexuel d'origine narcissique. Le délire est une tentative de guérison, un moyen de lutter contre le retour du refoulé et de survire au retrait objectal.

Le développement du concept de narcissisme avec l'apparition des pulsions du moi, voit se confirmer la distinction entre les névroses dites de transfert (hystérie et névrose obsessionnelle) et névroses narcissiques (paranoïa et démence précoce). Les premières utilisent des substituts érotiques investis comme tels et ont refoulé la représentation de mot attachée à l'objet. Les secondes multiplient les substituts à un objet et ont aboli l'objet pour lui substituer le mot. Ces réflexions se poursuivent avec la définition du narcissisme primaire et d'idéal du moi qui a un rôle de conscience morale. La régression libidinale de la psychose est caractérisée par un processus de narcissisme secondaire qui vient dévoiler ce moi idéal comme un double implacable. Ce processus se manifeste par les mécanismes hallucinatoires de voix qui commentent à la troisième personne.
La théorie du narcissisme est également suivie du célèbre texte Deuil et Mélancolie. La mélancolie est expliquée par un retrait de la libido sur le moi en même tant qu'une identification s'opère avec l'objet incorporé. Le moi est écrasé par l'objet et subit sa propre colère, marque de l'ambivalence des relations d'amour envers l'objet.


Avec la création de la deuxième topique (moi/surmoi/ça) et les discussions sur le déni de la réalité dans la psychose, Freud procède à un remaniement nosographique, distinguant névroses de transfert (conflit moi/ça), névrose narcissique correspondant à la mélancolie (conflit moi/surmoi) et psychose (conflit moi/monde extérieur). Néanmoins dans la psychose, le moi ne se détache pas complètement de la réalité, ce que Freud explique par un processus de clivage du moi.
Ainsi la conception de la psychose dans la théorie psychanalytique freudienne s'appuie surtout sur les concepts issus de l'étude des pathologies névrotiques. En retour, elle aura toujours interrogé les limites de ces théories pour participer de leur évolution. La psychose a ceci de particulier que la psychanalyse de Freud ne peut l'appréhender que dans la théorie, perdant alors sa dimension thérapeutique ; une perte que Freud ne se résout pas à accepter, malgré ses propres déclarations à ce propos. Rappelons que Freud, exerçant en cabinet, était rarement amené à recevoir des patients psychotiques. Il s'est d'ailleurs beaucoup appuyé sur des textes écrits pour alimenter ses réflexions théoriques sur le sujet.
Titre du livre : La psychose freudienne : L'invention psychanalytique de la psychose
Auteur : Thierry Vincent
Éditeur : Erès
Collection : Hypothèses
Date de publication : 20/08/09




ACTUALITÉ ARMENTIÈRES
Un espace de réflexion éthique entre les établissements de santé mentale


mercredi 30.12.2009 - La Voix du Nord


Chaque trimestre, la fédération régionale de recherche en santé mentale (F2RSM) organise une journée de réflexion sur un thème. Jeudi, les professionnels étaient réunis à l'EPSM pour parler du soin, du droit et l'isolement, en collaboration avec le Barreau de Lille, en présence du bâtonnier Me René Despieghelaere et de Me Carine Delaby-Faure pour parler du « soin, du droit et de l'isolement ».

Fédération régionale : « C'est un groupement d'intérêt public qui concerne tous les établissements publics de santé mentale », explique Thierry Danel, son directeur. On y trouve ainsi les EPSM, les services gérés par les hôpitaux et les cliniques privées. Au total, une trentaine d'établissements sont ainsi regroupés. « Le but est de faire de la recherche et de réfléchir aux pratiques médicales », poursuit Thierry Danel qui accueille, lors de chaque réunion, de 60 et 80 personnes. L'objectif est de rompre l'isolement des praticiens. « Il existe des expériences partout, à nous de le faire connaître largement », dit-il.

Espace de réflexion : la réflexion sur les pratiques de soin aborde différents aspects de la prise en charge. C'est le cas par exemple pour l'architecture. Lors de cette séance armentiéroise, il a été question de l'exemple appliqué par l'EPSM à l'hôpital de Tourcoing. L'isolement et la contention (privation de liberté par un moyen mécanique) incitent a des réflexions thérapeutiques, mais aussi éthiques et juridiques. D'ailleurs, en 2008, un audit croisé interhospitalier sur l'isolement thérapeutique a eu lieu dans les établissements régionaux.

Progrès : la psychiatrie a bien évolué et elle a fait d'énormes progrès grâce à la révolution médicamenteuse. Sans oublier la réforme institutionnelle qui a fait que les malades sont redevenus des citoyens. « C'est là qu'on va grappiller des progrès », estime la fédération qui estime que des améliorations seront encore apportées au niveau de la vie quotidienne des patients.

« Il faut aussi s'occuper du corps, mais aussi de l'isolement », confirme le directeur de la fédération qui évoque la situation délicate des prisonniers placés en hospitalisation psychiatrique. Les établissements médicaux ne sont pas équipés et il faut enfermer la personne qui perd toute liberté mais aussi tout ce qui lui était permis en prison : « À tel point que ces malades, puisque ce sont des patients, veulent rentrer au plus vite en prison. »



vendredi 25 décembre 2009





SANTE MENTALE

Quelles sont les alternatives aux chambres d'isolement ?
Publié le mardi 22 décembre 2009

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE GOUDESEUNE > region@nordeclair.fr


Jeudi dernier s'est tenue une demi-journée sur le soin, le droit et l'isolement à l'EPSM d'Armentières.

Thierry Danel, directeur de la Fédération régionale de recherche en santé mentale (F2RSM), explique comment médecins, administratifs et patients ont réfléchi à des alternatives à l'isolement.

À quoi sert la Fédération régionale de recherche en santé mentale, dont vous êtes le directeur ?

C'est un groupement d'intérêt public qui réunit les trente établissements de la région qui ont une activité en matière de santé mentale. Nous avons quatre grandes missions : notre Observatoire régional de santé mentale répertorie les données générales sur les troubles de la population, la consommation de soins, de médicaments, etc.
Ensuite, nous apportons une aide méthodologique aux établissements adhérents dans leurs protocoles de recherche. Nous faisons en sorte également de valoriser la région pour retenir les médecins, par le biais de rencontres et d'une vision positive de ce qui s'y fait. Enfin, nous partageons nos pratiques : les gens qui ont des activités de soins peuvent, via la fédération, partager leurs expériences et leurs questionnements.

Jeudi dernier s'est tenue une demi-journée d'échanges à l'EPSM d'Armentières sur le soin, le droit et l'isolement. Pourquoi ce colloque ?

Nous organisons des demi-journées de façon trimestrielle, dans toute la région et qui réunissent à chaque fois entre 50 et 80 personnes sur des thèmes d'actualité de la Fédération. Cette fois, elle a porté sur l'isolement et la contention dans les services de psychiatrie. Ce thème a été discuté entre différents médecins, directeurs d'hôpitaux, administratifs, la société civile aussi, un bâtonnier de l'Ordre des avocats ou encore un architecte.

Quel bilan et quels effets pratiques tirez-vous de cette demi-journée ?

Ce qui en ressort, c'est que nous voulons mettre ce problème de l'isolement à la discussion des professionnels de santé, des patients, de la société civile, et non pas l'occulter. Voir quelles sont les alternatives, s'il faut encore ou non des chambres d'isolement dans tous les services de psychiatrie, quelles mesures peuvent être prises.
Par exemple, faut-il mettre en place des lieux d'apaisement plutôt que d'isolement ? Les caméras ne sont-elles pas une violation de la dignité, de la liberté, de l'intimité des gens ? Que penser des « hôpitaux prisons » qui gardent des prisonniers ayant des troubles mentaux ? Nous constatons aussi que la construction d'une nouvelle architecture avec des conditions de lumières et de positionnement particulier peuvent avoir une grande influence sur la violence et, du coup, diminuer l'isolement.w ''

''Faut-il mettre en place des lieux d'apaisement plutôt que d'isolement ? Les caméras ne sont-elles pas une violation de l'intimité des gens ? Que penser des « hôpitaux prisons » ?



La Baule et sa région ACTUALITÉ Loire-Atlantique
lundi 21 décembre 2009


Hôpital psy de Blain : « Une philosophie du soin »












Des patients travaillent au tri du linge sale dans la buanderie.
Photo : Archives du Centre hospitalier spécialisé de Blain

Le centre hospitalier spécialisé de Blain aura 50 ans en 2010 et intégrera de nouveaux locaux d'ici 2011. Un livre revient sur l'histoire peu commune de l'« hôpital-village ».

Trois questions à Philippe Dossal, coordinateur de l'ouvrage « Pont-Piétin, un hôpital-village ».

Pourquoi un livre sur l'hôpital-village ?

L'hôpital de Pont-Piétin a été créé ex-nihilo à la fin des années 50. Dans le département, la capacité n'était pas suffisante pour accueillir les « malades mentaux ». Il n'y avait que Saint-Jacques, à Nantes. C'était la fin des asiles : on voulait socialiser les gens dans un microcosme fonctionnant en autarcie. Quelques hôpitaux-villages sont alors construits en France, dont Blain. Aujourd'hui, le concept est obsolète. Les neuroleptiques ont modifié la donne : depuis les années 70-80, on remet les malades dans la cité. À Blain, on est passé de près de 1 000 malades à 100 ou 200. Le lieu se reconstruit comme un hôpital classique, des pavillons sont détruits. D'ici 2011, ce sera un autre établissement. Des cadres ont voulu fixer cette aventure de la psychiatrie en train de se fermer.
Photos, témoignages, presse... comment retracer 50 ans de l'hôpital ?

Les auteurs ont des regards différents : un assistant social, des cadres soignants et administratifs. Dans les archives de l'établissement, on a débusqué un lot de photos, des notes de service. Elles montrent l'établissement dans les années 60, quand il s'agissait d'un village, avec son garage, sa coiffeuse, sa banque. Des souvenirs émouvants sont remontés : lors de bals thérapeutiques, malades et médecins dansaient ensemble. À l'époque, il n'y avait pas de personnel hospitalier, les malades faisaient le ménage. Certains possédaient même la clé des pavillons ! Jusqu'à 40 malades travaillaient à la ferme, ils gagnaient un pécule. Cela a disparu avec l'allocation adulte handicapé.

Tout n'était pas rose, on parle de douches à la chaîne dans les pavillons...

Il ne s'agit pas de dire que tout était merveilleux. Hommes et femmes étaient séparés, on les dépossédait de leurs vêtements personnels. Mais Blain était en progrès par rapport à la psychiatrie d'alors : à Saint-Jacques, il y avait des dortoirs de 30 à 40 personnes. À Blain, ils étaient 6. L'implantation a été accueillie paradoxalement par la population, aussi. Il y avait de la peur, de la fascination, mais cela apportait du travail. C'est encore la plus grosse entreprise de Blain : 600 fiches de paie ! Les auteurs sont un peu nostalgiques d'une certaine forme d'humanité du soin, comme ces étés où ils partaient en camping avec les malades.

Recueilli par Clémence HOLLEVILLE.

« Pont-Piétin, un hôpital-village » aux éditions Siloë. 18 €. Auteurs : Paul Ablin, Christian Joulan, Thierry Joutard, Jean Leray, Françoise Maurier, Isabelle de Saint Sulpice et Philippe Dossal.



L’HUMANITÉ DES DÉBATS

Que devient l’Appel des appels ? TABLE RONDE

AVEC : BARBARA CASSIN, PHILOLOGUE ET PHILOSOPHE ; ROLAND GORI, PSYCHANALYSTE, TOUS DEUX COAUTEURSDE L’APPEL DES APPELS (*).

Le livre que vous avez piloté avec le sociologue Christian Laval paraît presque un an après le lancement de l’Appel des appels, le 14 janvier dernier. Quel est son but ?

ROLAND GORI. C’est une nouvelle étape. Il explique le pourquoi et le comment de l’émergence du mouvement grâce à un choix de textes assez complets et significatifs. Après l’appel fondateur, qui a été signé par près de 80 000 personnes, il fallait archiver un certain nombre de choses qui ont été dites et partagées, et établir une base commune pour la suite, car il n’est pas question d’en rester là. Nous n’avons pas fait cela pour nous donner bonne conscience. On voit bien que tous les secteurs recensés, que l’on peut caractériser comme ce qui concerne « l’humanité dans l’homme », médecine, psychologie, justice, enseignement, philosophie, information, culture, travail social, sont confrontés à des réformes qui tendent à les transformer en instruments d’un pouvoir politique qui traite l’homme en instrument. Nous avons affaire à des normalisateurs, des normalisateurs d’individus et de populations. Ces métiers qui, dans les phases antérieures du capitalisme, pouvaient se considérer comme préservés, dans leur activité, d’une idéologie des valeurs marchandes, se voient décomposés, recomposés, selon les critères de l’homme-marchandise. C’est une véritable « financiarisation » de l’humain. C’est d’autant plus déplorable que le milieu d’où ont émergé ces valeurs, le milieu financier, est un milieu en crise, un milieu toxique pour l’humanité.

Revient sans cesse, dans le livre, l’expression « coeur de métier ». Qu’entendez-vous par là ?

BARBARA CASSIN
. De l’extérieur du métier que nous exerçons, on peut croire que ces réformes, après tout, ne sont pas si mal que ça. Par exemple, dans mon domaine – je suis chercheuse au CNRS –, on dit qu’elles s’inspirent du modèle anglo-saxon, qui ne serait pas moins efficace qu’un autre… Mais de l’intérieur, c’est-à-dire du coeur de notre métier, on peut expliquer pourquoi c’est une catastrophe. D’où, d’ailleurs, l’ampleur du livre, les intervenants ayant des coeurs de métier différents. Moi, j’ai besoin qu’on m’explique en quoi, dans les hôpitaux, la tarification à l’acte est nocive, sinon je ne suis pas sûre de comprendre. Ensuite, en évoquant notre coeur de métier, on voit bien que nous ne sommes pas atteints de corporatisme, nous n’en restons pas aux statuts. C’est si vrai que nous rencontrons le même type de problèmes, que l’on retrouve d’ailleurs à France Télécom, à La Poste…

Pouvez-vous décrire ce qui, très exactement, est menacé dans votre coeur de métier personnel ?


BARBARA CASSIN. Bien sûr. Je travaille sur des textes grecs anciens. On peut se demander à quoi cela sert. Eh bien, cela sert à nous donner des outils, des concepts qui nous permettent de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple, qui nous permettent de disséquer un discours du président de la République. Comparer un discours de Barack Obama à celui de Nicolas Sarkozy relève d’une longue culture. Mon métier de chercheuse porte sur la philosophie grecque, qui traite de la naissance du politique. Les sciences sociales, les sciences humaines, appellent des recherches longues, lourdes, cela ne se fait pas avec un coup d’ANR (Agence nationale de la recherche), programme à trois-quatre ans. Les seuls critères que l’on veut nous imposer sont l’évaluation et la performance. Pour un chercheur, c’est le facteur H, le nombre d’articles publiés dans des revues classées, le plus souvent de langue anglaise, pondéré par le nombre de citations faites de ces articles, quel que soit le contenu. Toujours la politique du chiffre ! Mais, à ce compte-là, Faurisson, le négationniste, est supérieur à Lévi-Strauss, bien que la cote de ce dernier, depuis sa disparition, ait remonté… Le comble est que les réformes qui nous frappent sont en retard d’une guerre. On veut nous faire imiter un monde anglo-saxon quand des chercheurs de ce monde-là admirent l’intérêt, l’intelligence de notre CNRS, et n’en sont plus à ce type de classement.

Roland Gori, votre coeur de métier est différent, qu’en est-il ?


ROLAND GORI. Hormis le travail universitaire, comme psychothérapeute, je soigne des patients qui éprouvent des souffrances psychiques et sociales. Et on est, de plus en plus, face à des contraintes, des normes qui s’imposent toujours davantage comme des exigences qui « calibrent » les existences. On s’excite sur les conditions d’accès au métier de psychothérapeute, sur les diplômes académiques, sans s’interroger sur ce qu’est un psy, sur son éthique, sa finalité et sa pratique. On le normalise sans s’interroger sur le sens de son acte professionnel. L’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine. Nous ne voulons pas que notre savoir et notre savoir-faire passent dans la machine de l’évaluation, qui est un dispositif de dévaluation. Les professionnels de l’Appel des appels sont des gens qui sont sur la bicyclette de leur métier, qui pédalent, et auxquels on dit de s’y prendre autrement. Un beau jour, ils en ont marre, ils relèvent la tête et se demandent : la route sur laquelle je suis, est-ce bien la route sur laquelle je me suis engagé ? Ils ne sont pas seuls, ils regardent à gauche, à droite, et ils voient des copains qui, dans leurs secteurs, sont aussi en train de lever la tête, de se poser la question de la direction vers lesquelles on les invite à pédaler… Je suis frappé de voir que, dans la police, on fonctionne au quotient d’infractions, on privilégie ainsi le plus facile, les petits délits, les prostituées, les étrangers, les jeunes des cités. De façon générale, il faut s’adapter au milieu des normes qu’on impose, et non transformer grâce à son métier, par le soin, l’information, l’éducation, les individus et les populations que l’on était censé devoir prendre en charge.

Barbara Cassin, vous parlez, s’agissant de l’Appel des appels, d’un « nous » considérable et d’un « nous » raisonnable…

BARBARA CASSIN. Notre « nous » est considérable par son ampleur, mais aussi parce qu’il va falloir nous considérer. Si nous disons ce qui ne va pas, si nous faisons suffisamment de bruit, cela devient un coût pour les pouvoirs publics. Les hurlements sont un coût, avec l’accent circonflexe, ça coûte des voix, des votes. Par exemple, dans le texte remis aux préfets, concernant cette histoire d’identité nationale, il y avait cette phrase dégoulinante de présupposés : « Comment éviter l’arrivée sur notre territoire d’étrangers en situation irrégulière, aux conditions de vie précaires, génératrices de désordres divers (travail clandestin, délinquance) et entretenant, dans une partie de la population, la suspicion vis-à-vis de l’ensemble des étrangers ? » Cette phrase a, depuis, disparu. Je l’avais moi-même dénoncée notamment à la radio. Le « nous » raisonnable, c’est le nous du bon sens, c’est le nous de la sagesse. Il est hors du sens commun d’accepter des recettes, des normes de performance, d’évaluation, de concurrence, qui ont failli. Aux réformes calamiteuses du gouvernement qui conduisent au saccage des métiers et de leurs valeurs, nous opposons la sagesse. À la déraison, nous opposons la raison.

Cette sagesse est-elle aussi une manière d’en appeler à l’opinion ?

BARBARA CASSIN. Absolument, c’est le B.A.BA. Ce « nous » raisonnable que nous appelons exprime le désir partagé d’un grand nous national et supranational qui soit opposable au pseudo-nous gouvernemental.

Qu’est-ce qui peut faire en sorte que l’Appel des appels n’en reste pas à une indignation et à un enthousiasme momentanés ?

ROLAND GORI
. Pérenniser le mouvement tient d’abord à la pertinence de son analyse. Je ne le dirai pas de cette façon qui peut paraître immodeste si ce n’était une a n a l y s e collective. On passe de pétitions qui é t a i e n t des réact i o n s à d e s réformes aberrantes ou douloureuses à autre chose qui recrée du lien social, du lien entre les générations, et qui est véritablement cette « fraternité » dont nous parlons dans l’ouvrage.

BARBARA CASSIN. Notre mouvement est récent, bien sûr il peut s’essouffler, mais sa chance est qu’il est absolument ouvert. Il est ouvert à tout le monde, sans marque de fabrique, ou sans autre marque de fabrique que lui-même. Il n’impose pas, il accueille. Son gage de pérennité réside dans ces caractéristiques. Je dirais même que, si l’agression cesse, tant mieux, le mouvement aura produit une meilleure conscience. Mais pour l’instant, on en est loin, il y a sans cesse un nouveau Scud…

Comment expliquez-vous que cela se produise aujourd’hui ?

ROLAND GORI. Il est vrai que c’est maintenant que les choses sortent. Pour tenter de comprendre, il faut remonter aux années 1980. Dans mon secteur, que je crois connaître, c’est le moment où l’on ne demande plus à la psychiatrie de guérir la névrose, de soulager la psychose, de permettre aux gens de s’épanouir dans leur vérité. On demande à la psychiatrie de recenser les anomalies, de repérer les comportements, et finalement d’identifier les populations à risques que l’on contrôle, dépiste, sécurise sans les soigner dans une société de surveillance généralisée. Je dirais, pour conclure sur ce point, que chaque société a les pathologies qu’elle mérite et la psychiatrie qui lui convient. Cette métamorphose est celle des métiers, mais aussi celle du droit des citoyens, du rapport qu’ils ont avec la cité. Cela a correspondu, aussi, il faut bien le dire, à la conversion du Parti socialiste à l’économie libérale et à ses normes au milieu des années 1980. Nous sommes encore dans cette métamorphose que les réformes veulent durcir et institutionnaliser. Il y a encore, à l’université, des collègues qui marchent à l’évaluation et à la performance et se transforment en « tyranneaux » d’eux-mêmes et des autres.

Ces changements de valeurs n’étaient-ils pas aussi promus dans des sphères de la société ?

ROLAND GORI. Il y a toujours, dans une civilisation donnée, des tyranneaux. Des gens ont adhéré à ces nouvelles valeurs de compétition soit parce qu’ils y croyaient, et ils ont le droit d’y croire, pris parfois dans le rêve états-unien, soit par opportunisme, par cynisme. Et là, c’est grave !

BARBARA CASSIN. Bénie soit la crise, si l’on peut dire, qui a montré l’inanité de ces critères.

Comment envisagez-vous la suite ?

ROLAND GORI. Des idées ont circulé, des comités locaux se sont créés. Je souhaite que la parution du livre donne une nouvelle impulsion aux rencontres. À l’échelle de l’Europe, je viens de me rendre en Suisse, en Belgique, où l’on est intéressé par notre mouvement. L’affaire ne doit pas rester franco-française, car le problème se pose partout. Nous pourrions envisager des états généraux de l’Europe des métiers. Mais nous devons également nous tourner vers l’opinion, vers les partis politiques. C’est pour cela que j’ai accepté toutes les invitations qui nous ont été adressées.

Daniel Le Scornet, dans le livre, évoque une éventuelle rencontre avec les centrales syndicales.

ROLAND GORI
. Il y a eu avec elles une réunion publique et une réunion privée. Les syndicats nous ont dit : l’évaluation que vous dénoncez, nous la subissons depuis longtemps. Donc, l’idée est venue : pourquoi ne pas partager, lors d’un colloque d’une journée, nos expériences, nos analyses ? Daniel Le Scornet a avancé l’échéance du printemps 2010. Pourquoi pas ? Car après tout, les évaluations dans nos secteurs, c’est l’équivalent du contre-maître avec son chronomètre dans les chaînes de production du « passé ».

Comment vous situez-vous sur le terrain politique, sachant que la période à venir va être celle des élections régionales et des débats qu’elles vont susciter ?

ROLAND GORI. L’Appel des appels est un mouvement, pas un périmètre bien défini qui permettrait des alliances, des mots d’ordre, des consignes de vote. Il a un côté un peu nébuleux qui fait sa force et sa limite. Après, à titre personnel, chacun s’engage comme il veut. Il existe évidemment des affinités électives à partir des combats que nous menons. Pour ma part, chaque fois que j’ai été invité à faire connaître nos analyses, nos commentaires, et que j’ai été, d’une certaine façon, le porte-parole du collectif, j’ai répondu aux sollicitations. J’ai été invité par Daniel Cohn-Bendit, par Manuel Valls avec Serge Portelli, par le Parti communiste à la Fête de l’Humanité, par le Front de gauche, Alain Krivine, lors des rencontres récentes de Pétrarque, cet été a dit que le NPA nous soutenait aussi. Pour le dire très simplement, c’est au Front de gauche que j’ai trouvé le plus d’écoute. C’est comme ça, je ne vois pas pourquoi il faudrait, au nom d’une neutralité de façade, s’en cacher. Mais cela peut être différent pour d’autres. Lorsque je me suis rendu à la Mutualité, à l’invitation du Front de gauche, des « appelants » des Bouches-du- Rhône, où je réside, m’ont envoyé des mails qui se résumaient à ceci : alors, si l’Appel des appels doit se terminer comme ça ! Je sais que des « appelants » sont réticents à l’intervention sur le terrain politique.
Personnellement, cette intervention ne me gêne pas, à condition de ne pas s’approprier le travail collectif et de bien préciser que l’intervention relève du choix de chacun pour la défense des valeurs de tous.

BARBARA CASSIN. Moi, je dirais d’abord que l’Appel n’est pas de droite. Ce que ce n’est pas, c’est clair. Ce que c’est, politiquement, c’est autre chose, c’est autre chose pour de vraies raisons. La résistance à ce dont nous ne voulons pas est notre trait d’union. Il est extrêmement précieux. Je suis de ceux qui pensent que la résistance est une très bonne forme d’engagement politique. À partir de là, chacun peut avoir le point d’ancrage qu’il souhaite.

Une chose frappe à la lecture du livre, concernant la contestation des valeurs et du système, c’est sa radicalité politique…

BARBARA CASSIN. Cette radicalité que vous avez ressentie, elle existe. Au fond, c’est presque un miroir, c’est le retour à l’envoyeur. Les discours de Sarkozy, accompagnant les actes, sont des discours dont la violence est la marque de cette société dont nous ne voulons pas. La force de notre « non » est à la mesure de la force de l’imposition. C’est d’ailleurs pourquoi les éditeurs et les directeurs de collection, Alain Badiou et moi-même, nous avons tenu à publier les extraits significatifs des propos de Sarkozy.

ROLAND GORI. Ce que propose Nicolas Sarkozy ne tient pas qu’à lui. Serge Portelli a raison de parler de sarkozysme sans Sarkozy. Au sujet de la radicalité, on peut citer Marx : « Être radical, c’est prendre les choses à la racine. » Si on prend les choses à la racine, il y a énormément de choses à faire. Nous y sommes prêts.

TABLE RONDE RÉALISÉE PAR CHARLES SILVESTRE

(*) L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval, Éditions Mille et Une Nuits. 19 euros.-






Entretien avec Bernard Golse

[dimanche 20 décembre 2009]











Le Professeur Bernard Golse, pédopsychiatre et psychanalyste à l’hôpital Necker Enfants-Malades, a répondu aux questions de Marie Bonnet lors d’un entretien concernant Freud et la psychanalyse d’enfants.

A écouter en cliquant sur le lien suivant :
http://www.nonfiction.fr/article-3018-entretien_avec_bernard_golse.htm

Qu’est-ce que Freud penserait de la pratique de la psychanalyse d’enfants aujourd’hui ?
Qu’est ce qu’être freudien aujourd’hui en tant que praticien ?
Comment Freud a-t-il créé les conditions de la psychanalyse pour enfants ?
Qu’a-t-il retiré de l’observation directe de ses petits-enfants ?
Quels sont les développements actuels de la recherche en psychopathologie de l’enfant qui pourraient remettre en cause ou poursuivre les découvertes de Freud ?
Les explications sexuelles de troubles psychiques de l’enfant sont-elles exagérées dans l’œuvre de Freud ?
De quelle manière l’approche de Lacan dans sa relecture de Freud est-elle opératoire en psychanalyse de l’enfant ?
Pourquoi au fond emmener son enfant chez le psychanalyste ?

Autant de questions auxquelles répond Bernard Golse en exclusivité pour ce dossier événement de nonfiction.

Retrouvez sur le site de Psynem l'actualité de la recherche en psychanalyse et en psychiatrie du bébé et de l'enfant de l'Hôpital Necker enfants malades.

La prise de son et la réalisation sonore de cet entretien ont été assurés par David Christoffel. Vous pouvez retrouver le travail de David Christoffel sur deux sites : Les discrets et son site personnel



















Critique
La paranoïa comme un des beaux-arts
LE MONDE | 14.12.09 |

Dans l'exposition collective "Chasing Napoleon" du Palais de Tokyo, à Paris, l'oeuvre affolante de Paul Laffoley se fiche comme un coup de poing. Le personnage à lui seul vaut le détour : persuadé d'avoir été enlevé par les extraterrestres, ce septuagénaire américain garderait dans le secret de son cerveau un métal inconnu sur Terre. Pis, il se serait ensuite fait greffer une patte de lion.

Ces anecdotes éclairent d'un jour rocambolesque les toiles qu'il a réalisées au long de sa vie, selon une méthode obsessionnelle : sur des formats carrés se heurtent ovnis et philosophes grecs, ying yang et signes astrologiques, dans des compositions évoquant les mandalas psychédéliques autant que les tableaux d'un savant fou.

Ce pittoresque artiste occulte le reste de l'exposition - intitulée "Chasing Napoleon" en hommage aux fantasmes des aliénés ? Dans chaque salle sont présentés des abris où se protéger du bruit et de la fureur du monde, où s'épargner la folie - ou mieux y plonger.

La cachette souterraine où se lovait Saddam Hussein a été reconstruite par Christoph Büchel. La cabane du terroriste Unabomber a été reconstituée par Robert Kusmirovski. D'autres maisons, hantées celles-là d'un sens du confort bien plus sagement domestique, ont été répertoriées en Islande par Dieter Roth, qui en livre la litanie diapositive.

Quant à Micol Assaël, elle propose de s'enfermer dans un bureau de goulag sibérien frigorifié. Seule échappée à cet ensemble qui fait de la paranoïa un des beaux-arts, les chants d'oiseaux qui envahissent la verrière du palais. Apparemment anodins, ils s'avèrent eux aussi profondément schizophrènes : ils ont été recréés par l'artiste Hannah Rickards à partir de l'enregistrement d'oiseaux de chair et de plumes, qu'elle a ensuite ralenti. De ce matériau, elle a fait une partition, qu'elle a elle-même chantée avant de l'accélérer. Ainsi se perpétue la longue marche du Palais vers la quatrième dimension.

"Chasing Napoleon". Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. M° Iéna. Tél. : 01-47-23-54-01. Sur Internet : Palaisdetokyo.com. Tous les jours sauf lundi de midi à minuit. Prix : 6 euros et 4,5 euros. Jusqu'au 17 janvier.

Emmanuelle Lequeux
Article paru dans l'édition du 15.12.09


dimanche 13 décembre 2009

Judith Miller en CLARÍN







La fille de Lacan, philosophe et présidente de la Fondation du Champ Freudien, soutient la vigueur absolue de la psychanalyse. Elle dit que son père a prédit en 1973 la crise financière actuelle.

Quand on vire le symptôme par la porte, il revient par la fenêtre
- 28 ans ont passé depuis la mort de Jacques Lacan. Comment a vieilli son œuvre psychanalytique ? Ses mots sont-ils encore en vigueur ?

« Il est difficile de savoir ce qu’est un père, et aussi ce qu’est une mère… » dit, d’une façon intrigante, Judith Miller, fille de Jacques Lacan et femme de Jacques-Alain Miller. Mais elle ne parle pas du lourd héritage psychanalytique de son père : ces mots surgissent de la question sur la paternité que détiennent des présidents comme Sarkozy et autres Kirchner (président d’Argentine), dans des pays où la psychanalyse est une caractéristique constitutive de leur identité. Judith Miller est venue à Buenos Aires au XVI Encuentro Internacional del Campo Freudiano et au Encuentro Americano de Psicoanálisis Aplicado de Orientación Lacaniana, organisés par l’EOL. Au huitième étage de l’hôtel Plaza, Judith installe son élégance parisienne et parle de son père, la personne pour qui elle nourrit autant de reconnaissances que de reproches.

Je ne comprends pas. Je ne peux pas comprendre votre question, parce que tout ceci a beaucoup d’actualité, pas seulement pour moi mais aussi pour chaque personne. Quand je vois tout l’effort que nous devons faire, aujourd’hui encore, pour comprendre que Lacan parlait déjà, en 1973, de la crise que nous vivons maintenant et constater que ça n’était pas une prophétie. Il a compris la logique du capitalisme. Aujourd’hui nous sommes étonnés par la crise, mais Lacan a dit que la crise ne pouvait pas être évitée : « il y a un changement du capitalisme qui vise à sa propre reconduction, à travers une activité qui n’a plus rien à voir avec son développement historique, et qui sera purement financier. » Et il concluait disant que ça allait avoir un effet. Je ne pouvais pas comprendre quand il disait « nous sommes tous des prolétaires ». Moi, je ne suis pas prolétaire, je fais partie de la bourgeoisie. Mais il avait raison, il y a une précarisation générale mondiale de chacun qui correspond au développement actuel du capitalisme et qu’il a compris il y a plus de 40 ans.

- Et comment prépare-t-on l’analyste d’aujourd’hui pour [faire face à] cette précarisation ?

C’est difficile. Je ne fais pas partie de ceux qui doivent faire ça mais les analystes lacaniens doivent inventer, recevoir les surprises qui peuvent apparaître dans la clinique d’aujourd’hui. Ça n’est pas nouveau, Freud avait déjà dit que la psychanalyse marche avec le monde ; et Freud avait vu lui-même que par exemple l’hystérie, depuis le moment où la psychanalyse a commencé à être pratiquée, a changée Chaque hystérique, à partir du moment où il y a un lien analytique, trouve d’autres voies pour résoudre sa question, son énigme. Lacan disait, en rigolant, que l’hystérique est historique. Le mot d’esprit joue avec les coïncidences. La nouveauté permanente est l’enseignement de Lacan. Mais je ne veux pas que ce soit équivalent à dire qu’on a uniquement l’enseignement de Lacan et qu’on ne doit rien faire d’autre que répéter ce qu’il a dit.

Les analystes, et les gens qui travaillent avec eux, les analysants il me semble particulièrement, participent à une recherche au niveau clinique, de la doctrine analytique, à chaque niveau qui fait partie des lumières lacaniennes.

- Vous parliez des surprises qui arrivent au divan et face auxquelles les psychanalystes doivent se préparer. Quelles sont-elles ?

La définition d’une surprise est qu’elle est imprévisible. La profession a besoin d’une formation longue, vaste, intense, profonde, qui implique en même temps que les analystes continuent de savoir qu’ils ne doivent pas savoir. Et ils savent qu’ils ne savent pas ce qu’ils vont trouver, voilà la surprise. Ce n’est pas facile parce qu’il faut être soi-même très bien analysé, peut être re-analysé, pour maintenir cette disponibilité, cette capacité d’apprendre une chose nouvelle. Je l’ai vu de mes yeux dans ma propre famille, pas seulement chez mon père, mais aussi chez les autres analystes qui étaient très vieux, très fatigués, et qui avaient continué de travailler jusqu’au dernier jour parce qu’ils étaient sur pied. Mon père, lui aussi : Lacan a travaillé jusqu’au dernier jour.

- Et que fait un analyste quand un employé de France-Telecom, où 26 personnes se sont suicidées, arrive au cabinet ?

Je crois que les suicides de France-Telecom font partie d’une épidémie. Elle incarne ce que Lacan appelait la précarisation généralisée de chacun dans le moment de l’histoire humaine qu’on connait, dans la culture globalisée. Malgré le progrès des technologies, le développement de la science, le malaise dans la culture persiste. Peut-être même que c’est parce qu’on a tout ça que le malaise continue, il n’y a pas de libération. Il y a des conséquences de ce qu’on appelle le progrès, et c’est pour ça que Lacan ne se disait pas progressiste, pas plus que Freud d’ailleurs. Je pense que le malaise est dans notre cœur du fait qu’on est condamné à être humains.

- Ce moment de crise générale se répercute-t-il aussi dans le mode singulier de la consultation chez l’analyste ?

C’est évident ! Je crois que c’était ainsi à chaque époque. Il n’y a pas tellement de périodes qui ont séparé les époques de l’histoire freudienne, mais je crois que la Première Guerre Mondiale a été un moment important pour l’œuvre de Freud. La Seconde Guerre Mondiale l’a été tout autant et Freud avait prévu toute l’horreur qui allait se produire dans son œuvre de 1920, La psychologie des masses. Il avait parlé du fascisme avant qu’il n’existe.

- Les voix qui disent que les jeunes d’ Amérique Latine ne peuvent pas voir le futur sont nombreuses. La psychanalyse pense-t-elle au futur ?

D’abord, je ne connais personne qui ne pense pas à soi-même dans le futur. Or, peut être qu’un enfant ne sait pas quel sera son futur, mais ça, c’est différent. Il y a une angoisse spéciale. Aujourd’hui les jeunes gens connaissent cette angoisse. Peut être qu’ils ne peuvent pas la dire, mais ils ont cette angoisse. C’est important de permettre à chacun de s’approcher pour voir ce que c’est que cette angoisse. Mais nous ne pouvons pas dire qu’ils n’ont pas la dimension de l’avenir. C’est un paradoxe du capitalisme. Aujourd’hui, quand le capitalisme travaille chaque jour plus sur le sujet de la sécurité, l’insécurité augmente. Et d’une certaine manière le malheur du capitalisme est que quand il commence travailler sur un sujet pour le supprimer, il le renforce. C’est la même chose avec l’exclusion, la ségrégation, toutes les mesures qui se prennent dans le cadre du capitalisme renforcent la ségrégation. Et la précarité augmente à fur et à mesure que la sécurité, la promesse de sécurité, augmente. Mais penser à une vie sans sécurité, c’est penser la vie comme [penser que la vie=] la mort. Et être mort pour bien vivre est aussi un paradoxe.

- Il y a des thérapies comme celles des neurosciences qui offrent des traitements limités. Quelle est la réponse de la psychanalyse face à la demande de thérapies brèves ?

Les neurosciences offrent des traitement plus brefs, plus courts. C’est vrai que l’effet d’une analyse n’est pas celui de normaliser une personne. Une analyse porte à la lumière la singularité de la personne qui a consulté. C’est très difficile de savoir qui je suis. Une expérience analytique permet de localiser quel est mon désir ; si je veux ce que je désire. C’est à dire, localiser la division que chacun a. Ça prend du temps. Maintenant, on veut immédiatement ce qu’on attend et il est très difficile de ne pas céder à cette urgence. Mais la psychanalyse ne peut pas céder à ça. C’est un piège. Quand on vire le symptôme par la porte, il revient par la fenêtre. C’est un principe fondamental du fonctionnement de la répétition.