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Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

samedi 10 décembre 2011


Suicides en prison : 2011 encore une année noire

07/12/2011
      
 
L’OIP dénonce un taux de mortalité par suicide « dramatiquement identique » en 2003 et 2010 - © AFP - ERIC CABANIS
Malgré les plans de prévention mis en place en 2004 et 2009, l’Observatoire international des prisons (OIP) dénonce une recrudescence des suicides en prison depuis le début de l’année. Sur les 8 premiers mois de 2011, 82 détenus ont mis fin à leurs jours contre 73 l’an dernier, soit une hausse de 12 %. Et sur les 10 premiers mois, ce sont 97 détenus suicidés, contre 90 en 2010, soit plus de 8 %.
En comptant l’ensemble des personnes sous écrou (avec les condamnés bénéficiant d’un aménagement de peine), on déplore 102 suicides sur 10 mois (en augmentation de 4 %), estime l’OIP. L’association de défense des droits des détenus contredit ainsi la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), qui n’a jusqu’à présent publié que le nombre de suicides au premier semestre 2011, soit 58, contre 61 en 2010.
L’OIP dénonce un taux de mortalité par suicide « dramatiquement identique » en 2003 et 2010, de 14,6 pour 10 000 placements sous écrou. L’association déplore l’analyse de la DAP, qui cherche des explications à cette morbidité dans les facteurs individuels (troubles de la personnalité et pathologies psychiatriques, conduites addictives, antécédents de violence, isolement affectif et familial...).
« Cela conduit à relativiser l’impact des facteurs judiciaires et pénitentiaires : surpopulation carcérale, déficit de communication et déliquescence du lien social », estime l’OIP. Qui demande une prise en charge sanitaire de la question : « Alors que les instances européennes ne cessent de rappeler à la France que la prévention du suicide est une question de santé publique, les gouvernements successifs persistent dans leur refus de transférer cette compétence de l’administration pénitentiaire au ministère de la Santé. »
› COLINE GARRÉ


Le casse-tête des RTT, en prime à l’hôpital

Depuis 2002, et l’entrée en vigueur des 35 heures à l’hôpital, les personnels hospitaliers ont accumulé des millions d’heures sur des comptes épargne temps qui arrivent à échéance. Comment solder ces heures ? Au vu de la pénurie de personnel et des difficultés financières des établissements, l’équation a des airs d’insoluble.

« Jeu de dupes » ! Le 30 novembre dernier, au sortir du ministère de la Santé, le secrétaire général du SNPI, Thierry Amouroux, ne mâchait pas ses mots. Ce jour là, la DGOS recevait les représentants syndicaux des agents hospitaliers pour une première « réunion de concertation » sur l’épineuse question de la gestion des comptes épargne temps (CET). Un enjeu de taille, car, depuis 2002, et l’entrée en vigueur des 35 heures dans la fonction publique hospitalière, les personnels hospitaliers ont accumulé des millions d’heures sur ces CET, qui arrivent aujourd’hui à échéance. Combien exactement ? Aucun chiffre officiel n’est disponible. Mais, selon le SNPI et la CGT, le montant total avoisinerait les dix millions de jours ! « Face à ce chiffre, la DGOS n’a pas moufté, souligne Cécile Marchand, représentante CGT. Ce qui nous fait penser que nous ne sommes pas loin du compte. Rien qu’à l’AP-HP, de source sure, près d’1,3 millions de jours ont été stockés ! » 
 
Selon les hôpitaux, les services, ou même au sein des services, les CET sont plus ou moins garnis, en fonction de l’ampleur de la pénurie de personnel et de la plus ou moins bonne santé financière des établissements. Premières catégories professionnelles concernées ? Les 41 000 médecins hospitaliers, qui auraient accumulé à eux seuls plus de deux millions de jours… qu’ils menacent de poser dès janvier « si rien n’est fait pour sortir de l’impasse » tempête François Aubard, président de la CMH (1). Mais « les cadres, et les infirmières spécialisées, sont aussi très touchés, insiste Fernand Brun (FO). Et avec eux, ici et là, toutes les catégories de personnel. La situation est certes disparate, mais le problème est global. » Ici, c’est Virginie, infirmière en chirurgie digestive à la Pitié Salpetrière, qui avait trois heures sur son CET, mais qui parle d’une amie, infirmière en hôpital de jour d’hématologie à Saint-Antoine, qui a, elle, 50 jours sur CET ! Là, c’est Christophe  Prudhomme, médecin à Avicenne et vice-président de l’Amuf (2), dont le CET avoisine les 100 jours, et qui évoque la situation des ambulanciers de son service, en constant sous effectif, contraints à des heures sup « qu’ils ont un mal fou à se les faire payer ou à les récupérer. »  
 
« L’arbre qui cache la forêt »
Si la question des CET est aujourd’hui posée sur la place publique, c’est parce que, selon la loi, les modalités les régissant sont valables dix ans. Le décret les ayant créés datant du 3 mai 2002, le problème est censé être réglé d’ici mai 2012. Sans que personne n’y croie vraiment, vu la somme des jours dus. « Car les CET,  c’est l’arbre qui cache la forêt, souligne le secrétaire national de la CFDT Santé Sociaux, Dominique Coiffard. Ils sont le reflet du manque criant de moyens, humains et financiers, accordés à l’hôpital public. » En 2008 déjà, des négociations avaient permis au personnel hospitalier de se faire payer une partie (30%) de ses jours. Mais le stock s’était reconstitué à vitesse grand V.
 
Alors que faire aujourd’hui ? Les solutions manquent. Et les syndicalistes se disent « pessimistes », ulcérés par un ministère qui renvoie dos à dos salariés et établissements hospitaliers.
Quelles sont les options sur la table ? Première possibilité : se faire payer ces jours. Mais avec quel argent ? Les établissements sont censés avoir provisionner pour cela. Sauf que tous ne l’ont pas fait… ou n’ont pas pu le faire. Selon les syndicats de médecins, les hôpitaux n’auraient que 30% - 50% selon le ministère - de la somme nécessaire au paiement des seuls CET des médecins, soit quelque 600 millions d’euros. « En un sens… cela n’est pas notre problème », commente François Aubard. « Mais notre inquiétude, souligne Cécile Marchand, c’est que les hôpitaux qui n’ont pas assez provisionné sont justement ceux qui ont des difficultés financières. Que veut le ministère ? Qu’ils se serrent encore la ceinture… quitte à fermer des lits ?! » « Nous ne demandons pas un chèque en blanc, mais il faut trouver des solutions pour des hôpitaux qui, comme Lens ou Ajaccio, souffrent » rajoute le directeur de la communication de la FHF, Cédric Lussiez. Se pose aussi, note Thierry Amouroux, la question du montant du rachat des journées. Le ministère a mis sur la table des indemnisations journalières calquées sur celles de 2008 : 65 euros pour la catégorie C, 80 euros pour la catégorie B, 125 euros pour la catégorie A. « Une arnaque, commente-t-il : 80 euros, c’est le salaire d’une infirmière débutante ! »
Autre option : que chaque agent récupère les jours qui lui sont dus. « Mais vu la pénurie de personnel, c’est irréaliste… sauf à fermer les services ! » souligne Cécile Marchand. Dernière piste évoquée le 30 novembre : transformer ces jours en points de régime de retraite additionnelle. Possible… Mais « inquiétant aussi, commente la représentante CGT, car ce régime additionnel est moins favorable aux agents que la retraite de base. »
 
« Bombe à retardement»
Le ministère a prévenu : un nouveau décret, prévu pour avril 2012, s’imposant pour régir les CET dans les années à venir, les agents hospitaliers auront, à sa parution, six mois pour faire connaître leurs choix concernant leurs jours accumulés jusque là. A défaut d’option, les jours épargnés seraient versés au régime de retraite additionnelle. Une solution qui ne satisfait pas les syndicats. « Je suis très préoccupé » insiste Fernand Brun.. D’autant que le contenu du nouveau décret alarme lui aussi les syndicats. Le projet ministériel prévoit en effet de calquer dorénavant les CET des agents hospitaliers sur ceux de la fonction publique d’Etat : le nombre de jours maximum versés sur un CET serait limité à 10 par an (contre 22 actuellement), et à 60 au total (contre 200). « Inacceptable ! Ne serait-ce qu’en raison des spécificités du travail à l’hôpital, travail de nuit, de week-end… et pénurie de personnel » répond Cécile Marchand.

La marge de négociation s’annonce mince. « On va tenter d’obtenir au moins 120 jours par an… plus si possible »explique Fernand Brun. Et de taper du poing sur la table pour que la question des jours stockés jusqu’ici soit prise en compte, rajoute-t-il. L’affaire n’est pas gagnée, le ministère refusant pour le moment toute rallonge budgétaire. « Il cherche à refiler la patate chaude au prochain gouvernement » commente, désabusé, le vice-président de l’Amuf.
Emmanuelle Debelleix
photo:© Gina Sanders - Fotolia.com
 
1 – CMH : Coordination médicale hospitalière. Le premier syndicat de praticiens hospitaliers
2 – Amuf : Association des médecins urgentistes de France




DIMANCHE 13 NOVEMBRE 2011


Le beau danger. Un entretien de Michel Foucault avec Claude Bonnefoy

Édition établie et présentée par Philippe Artières
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Novembre 2011 – Ed. EHESS – Coll. Audiographie
Pour la première fois publié, cet entretien de Michel Foucault avec le critique d’art Claude Bonnefoy nous révèle le penseur intime, qui déroule le fil de sa vie pour décrire son rapport à l’écriture. Nous voici dans les coulisses du travail du savant.

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Les "psychopathes" arrivent,
un adieu à "l’ère du narcissisme"

En 2013, l’association américaine de psychiatrie publiera la 5ème édition de son manuel de diagnostic (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) qui existe depuis 1952. 
Ce manuel a pour vocation de définir des critères universels pour décider à partir de quel moment un être humain doit être déclaré malade au niveau psychiatrique. La nouvelle publication à venir a déjà déclenché de vives polémiques.
Ce manuel tente de fournir une approche objective aux problèmes psychiques, basée uniquement sur les symptômes, et de les imposer de manière universelle. L’objectif est d’assurer que quand on pose par exemple le diagnostic de "dépression" ou de "schizophrénie" on parle partout de la même chose.


La nouvelle édition vise à faire le ménage dans la rubrique des troubles de la personnalité. Sur les onze maladies reconnues actuellement, deux seulement sont diagnostiquées régulièrement : le "trouble de la personnalité borderline" et le "trouble de la personnalité antisociale". Quelle humiliation pour les narcissiques. Bientôt ils n’auront plus d’existence, ou en tout cas pas dans leur forme pure !

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La préhistoire des maladies mentales

30 novembre 2011
(Agence Science-Presse) La maladie mentale fut peut-être le salut de notre espèce. Comment expliquer en effet que les gènes qui en sont en partie responsables se soient perpétués jusqu’à nous, s’ils n’avaient pas un avantage évolutif?
© Saraizzo | Dreamstime.com
C’est là une théorie qui a toujours eu des défenseurs chez une poignée d’archéologues et d’anthropologues mais ceux-ci considèrent aujourd’hui que les progrès de la génétique apportent de l’eau à leur moulin.
Selon la Britannique Penny Spikins par exemple, le succès des Homo sapiens par rapport aux Néandertaliens viendrait de leur tolérance aux individus «anormaux».
C’est ainsi que, écrit-elle, les premiers outils de pierre à être systématiquement taillés de la même façon d’une fois à l’autre, il y a 100,000 ans, pourraient être le fruit d’autistes.
Les premières manifestations artistiques liées à la religion pourraient provenir de schizophrènes.
L’hypothèse est aussi fascinante qu’indémontrable —à moins que, dans les années à venir, on en apprenne beaucoup sur l’origine génétique de ces maladies.

mardi 6 décembre 2011


Frantz Fanon, l'indépendance dans la chair

Le 5 décembre 2011

Né aux Antilles, psychiatre et militant aux côtés du FLN algérien, Frantz Fanon a décrypté dès les années 1950 les effets de la colonisation. Son œuvre, cinquante ans après sa mort, se révèle d'une troublante actualité.

La mère patrie a trahi son fils noir. Celui-ci la trahira en retour. Frantz Fanon, né antillais en 1925, est mort algérien le 6 décembre 1961, à l'âge encore tendre de 36 ans. Une courte vie qui lui aura laissé le temps de combattre le nazisme au sein des Forces françaises libres, d'étudier la médecine à Lyon – et de suivre les cours du philosophe Maurice Merleau-Ponty –, puis d'exercer, à partir de 1953, son métier de psychiatre en Algérie. Expulsé en 1956 car engagé aux côtés du FLN, il rejoint la Tunisie et sillonne l'Afrique noire à son tour lancée sur la voie de l'indépendance, en tant qu'ambassadeur du gouvernement provisoire algérien, chantre d'une solidarité panafricaine. « Il a choisi. Il est devenu algérien. Il n'est pas facile de se souvenir d'un homme comme celui-là en France », résumait sobrement Aimé Césaire il y a tout juste cinquante ans.
Longtemps occulté, Fanon refait aujourd'hui surface dans l'Hexagone à travers un volume d'œuvres complètes et la traduction de la biographie de référence de David Macey« Il était temps de proposer une vision globale de sa trajectoire intellectuelle et politique, note François Gèze, qui dirige les éditions La DécouverteNous avons voulu répondre à la demande des lecteurs, et notamment des jeunes issus de l'immigration qui se retrouvent spontanément dans certaines pages de Fanon, stupéfiantes d'actualité. » Cette œuvre incandescente est devant nous. Vive et vivante.
« Fanon est dans l'air du temps et pas seulement dans les banlieues. Sa voix, souffle inépuisable, a l'éclat du métal. Sa pensée, une arme de silex, est animée par une indestructible volonté de vie, une poétique et une pratique de la vie »,s'enflamme Achille Mbembe, politologue camerounais, préfacier de ses œuvres.
Son dernier souffle vital, Frantz Fanon l'a employé à dicter Les Damnés de la terre,son ouvrage le plus célèbre, préfacé par Jean-Paul Sartre. Le médecin, alors atteint d'une leucémie myéloïde, soigné entre Moscou et Washington, savait qu'il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. Dans ce testament publié en France en 1961 par François Maspero, en pleine guerre d'Algérie – et aussitôt interdit pour atteinte à la sécurité de l'Etat –, Frantz Fanon voulait « mettre sur pied un homme neuf » qui devrait naître une fois que la paysannerie aurait renversé le colonialisme et la bourgeoisie locale, toujours prête à récupérer les forces de libération nationale.
Adoré aux Etats-Unis par les Black Panthers, cet essai fut condamné par beaucoup, vu comme une apologie antieuropéenne de la violence – attisée par la préface de Sartre. « L'homme colonisé se libère dans et par la violence », écrit en effet Fanon sans détour. Mais cette violence-ci, révolutionnaire, ne peut être comprise que si on la relie à la violence du racisme. La première le libère, le désintoxique de la seconde, qui l'a rendu malade. La perspective de la révolution lui a fait faire « peau neuve », après avoir toute sa vie souffert de sa peau noire.
Le Noir n'existe que dans le regard du Blanc :
“Je suis un nègre – mais naturellement,
je ne le sais pas, puisque je le suis.”
A l'orée de la mort, Fanon, aguerri mais apaisé, ne craignait plus le regard du colon : « Son regard ne me foudroie plus, ne m'immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. » Cet échange de regards, « expérience vécue du Noir », était déjà au cœur de Peau noire, masques blancs, son premier livre, publié en 1952, époustouflant « essai de compréhension du rapport Noir-Blanc », tout à la fois confession philosophique et étude clinique. De même que c'est l'antisémite qui fait le Juif (Sartre), de même le Noir n'existe que dans le regard du Blanc : « Je suis un nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis. »
L'intensité contemporaine de Fanon émane peut-être davantage de cette féroce description du racisme très étudiée par les post-colonial studies anglo-saxonnes que des Damnés de la terre, bible tiers-mondiste de la praxis révolutionnaire. CesDamnés, ancrés dans la lutte anticoloniale, ne risquent-ils pas de nous paraître prisonniers de leur époque, loin de nous ? Le best-seller du psychiatre est peut-être aussi sa camisole de force. Celui qui a lutté pour humaniser la psychiatrie mérite à son tour qu'on l'en libère un peu. En vue de découvrir d'autres textes.
« L'enjeu est aujourd'hui de sortir de la division entre le Fanon anticolonial et (dé)passé des Damnés de la terre et le Fanon précurseur, postcolonial avant l'heure, de Peau noire, masques blancs, propose le jeune philosophe Matthieu Renault. Faire de Fanon notre contemporain, lui redonner un présent, c'est retrouver une continuité théorique, dialectique, qui manque souvent aux biographies. » Dans son essai, Frantz Fanon, De l'anticolonialisme à la critique postcoloniale, Renault remarque à juste titre que cette pensée francophone a tout de suite voyagé sans trouver d'attaches sur son propre sol. « Pour les Noirs américains, Fanon parle d'eux, précise la philosophe Magali Bessone, qui signe l'introduction aux œuvresIl a tout de suite fonctionné aux Etats-Unis comme un auteur local, théoricien majeur de la lutte contre la ségrégation raciale. Son unité est bien plus évidente là-bas. »
“Un pays colonial est un pays raciste […]
il n'est pas possible d'asservir des hommes
sans logiquement les inférioriser de part en part.”
De part et d'autre de l'Atlantique, que nous révèle Fanon ? Que le racisme n'est pas une tare psychologique individuelle mais une vaste machinerie culturelle, sociale, politique. Deux équations sans appel en composent les rouages : « un pays colonial est un pays raciste » et « il n'est pas possible d'asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part », écrit l'auteur dans sa conférence, « Racisme et culture », donnée à Paris en 1956 au Congrès des écrivains et artistes noirs.
C'est cette implacable mécanique raciste, clé de voûte de la colonisation, qui, la même année, le décide à couper le dernier cordon qui le liait à la France, en quittant son poste de chef de service à l'hôpital psychiatrique de Blida. Dans sa lettre de démission adressée au ministre résident Robert Lacoste, il expose son cas de conscience : ne plus pouvoir continuer à soigner des hommes deux fois aliénés – « l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ».
“Ils n'ont qu'à rester chez eux ! Eh oui !
Voici le drame : ils n'ont qu'à rester chez eux.
Seulement on leur a dit qu'ils étaient français.”
Ce parallèle entre aliénation psychiatrique et aliénation coloniale est l'un des fondements de sa pensée. Quelques années auparavant, à Lyon, le médecin avait su identifier les maux de ses patients nord-africains discriminés. Hier comme aujourd'hui, Fanon rappelle à ceux qui auraient tendance à l'oublier que le racisme n'est pas une idée abstraite, il est physique, ronge le corps, est affaire de peau, de mélanine, de sang, de tension musculaire – « C'est le cœur qui voltige là-dedans. C'est la tête qui éclate », écrit-il magnifiquement dans « Le syndrome nord-africain », paru dans la revue Esprit en 1952, mais qui, en ces temps de reconduites à la frontière, n'a rien perdu de son ironie tranchante. « Ils n'ont qu'à rester chez eux ! Eh oui ! Voici le drame : ils n'ont qu'à rester chez eux. Seulement on leur a dit qu'ils étaient français. Ils l'ont appris à l'école. Dans la rue. Dans les casernes. Sur les champs de bataille. On leur a introduit la France partout où, dans leur corps et dans leur “âme”, il y avait place pour quelque chose d'apparemment grand. »
<p>Une leçon de géographie politique et morale dans un cahier d'écolier français, <br />
en 1949. Photo : Gusmann/Leemage.</p>
Une leçon de géographie politique et morale dans un cahier d'écolier français,
en 1949. Photo : Gusmann/Leemage.
Fils d'un inspecteur des douanes et d'une commerçante qui lui disait de ne pas « faire le nègre » quand il faisait des bêtises, biberonné au culte de la grandeur française, le Martiniquais a vécu la même déconvenue que ses malades. « Convaincu qu'être français consistait à défendre une certaine idée de la vie, de l'égalité entre les êtres humains, de la liberté et du droit, Fanon a pris part, à l'âge de 19 ans, à la guerre contre le nazisme, nous raconte Achille Mbembe. Au cours de cette épreuve, il découvrit qu'aux yeux de la France il était avant tout un Noir. Il en éprouva un terrible sentiment de trahison. »
Un traumatisme que met en perspective l'historien de la ­colonisation Nicolas Bancel, auteur de La Fracture coloniale : « Fanon est un pur produit de la politique coloniale qui consistait à former des élites. Celles-ci devaient intégrer le système pour le faire durer, en faisant un lien, une interface, entre la société colonisée et le pouvoir colonial. Mais cet entre-deux culturel fut pour Fanon la source d'une immense souffrance quand il s'est rendu compte qu'il demeurait dans une position subalterne. La promesse de l'idéal républicain s'est alors violemment brisée. »
La République prétendue une et indivisible, Fanon l'a vécue dans sa chair sous la forme d'une abominable division – il parle même de « scissiparité ». L'intégration promise devint violente désintégration. La Seconde Guerre mondiale fut un siège intérieur. Une lettre envoyée à ses parents depuis le front alsacien, un an après son départ de Fort-de-France, jette aux orties cet « idéal obsolète » : « Cette fausse idéologie ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! » Un hurlement : « Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l'ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause... » S'il rejette une telle « erreur blanche », Fanon ne veut pas non plus tomber dans ce qu'il nomme le « mirage noir » ; il refuse d'être dépositaire de valeurs spécifiques, de se laisser figer dans une négritude qui deviendrait une essence inamovible – le « Nègre je suis, nègre je resterai » de Césaire. Ni livrée noire, ni masque blanc.
Sans égale, l'œuvre de Fanon pénètre les méandres psychiques et culturels de la colonisation, ses mécanismes d'hybridation, de mimétisme. Ainsi, ses pages sur le désir de « lactification » éclairent de mille feux un phénomène social préoccupant, problème de santé publique : ces femmes noires prêtes à tout pour blanchir leur peau, pour revêtir le fameux déguisement blanc. On n'exerce ni ne subit jamais une domination sans que cela ait des conséquences, écrit Fanon en substance.
“C'est le Blanc qui crée le nègre.
Mais c'est le nègre qui crée la négritude.
A l'offensive colonialiste autour du voile,
le colonisé oppose le culte du voile.”
Il donne à comprendre les effets de retour de la colonisation. A quel point notre société est le fruit de notre histoire. « Rien n'est jamais simple, binaire, puisque la colonie colonise en retour la métropole. Fanon nous fournit des outils pour penser cette multiculturalité qui, qu'on le veuille ou non, traverse l'espace social français. C'est très déstabilisant tant notre système repose sur l'universalisme, mais Fanon, qui a lui-même fait ce parcours de la déstabilisation, a tout à nous apprendre »,analyse Nicolas Bancel.
La question du voile, qu'il aborde dans son deuxième livre, méconnu, L'An V de la révolution algérienne (1959), est l'un de ces effets rétroactifs : « C'est le Blanc qui crée le nègre. Mais c'est le nègre qui crée la négritude. A l'offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile », écrit-il dans la section « L'Algérie se dévoile ». L'« exhibitionnisme véhément et agressif » comme réponse à l'acculturation : de quoi nous faire réfléchir aujourd'hui...
Même le débat actuel sur la « repentance » coloniale n'échappe pas à la lucidité de Fanon. Son intelligence interrogative refuse en effet un quelconque processus de culpabilisation, de fixation délétère, de lutte mémorielle : « Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui d'être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la culpabilité dans les âmes ? » Non, assurément, Fanon n'implore qu'une chose : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » Cinquante ans après sa mort, ses questionnements sont les nôtres. Ils traversent, lacèrent notre corps social et politique. Espérons que le médecin nous ­aidera à en penser les plaies. Et, rêvons un peu, à en panser certaines ?

Juliette Cerf

Télérama n° 3229
Le 5 décembre 2011

A lire
Œuvres, 
de Frantz Fanon, éd. La Découverte, préface d'Achille Mbembe, introduction de Magali Bessone, 896 p., 27 €.
Frantz Fanon, Une vie, de David Macey, trad. de l'anglais par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, éd. La Découverte, 600 p., 28 €.
Frantz Fanon, De l'anticolonialisme à la critique postcoloniale, de Matthieu Renault, éd. Amsterdam, 224 p., 14 €.


Fanon, dans la peau d'un colonisé

06-12-11 à 17:24 par BibliObs 1 réaction

Frantz Fanon disparaissait il y a cinquante ans. Il aura tout été: Martiniquais et Algérien, psychiatre, écrivain et militant, colonisé et libre. Il reste un auteur indispensable pour comprendre la violence contemporaine.

Cinquante ans après sa mort, le 6 décembre 1961, Frantz Fanon reste un auteur majeur: ses "Oeuvres" sont publiées en un volume, préfacé par Achille Mbembe, aux éditions la Découverte.  (La Découverte)Cinquante ans après sa mort, le 6 décembre 1961, Frantz Fanon reste un auteur majeur: ses "Oeuvres" sont publiées en un volume, préfacé par Achille Mbembe, aux éditions la Découverte. (La Découverte)


  • Le 6 décembre 1961, hospitalisé depuis plusieurs semaines dans une clinique de Washington, Frantz Fanon meurt d’une leucémie. «Ce n’est pas ce qui me rendra ma moelle», avait-il dit peu de temps avant, recevant les premières recensions de son livre, «les Damnés de la terre», qui venait de paraître aux éditions Maspero. Le jour même de sa mort, à Paris, la police française commençait à saisir les exemplaires du livre devenu depuis le symbole de la lutte anticoloniale.
«Tiens, un nègre !»
A l’occasion des 50 ans de la disparition de Frantz Fanon, les éditions de la Découverte – qui ont pris la succession des éditions Maspero – publient un recueil des principaux textes du psychiatre martiniquais devenu militant du FLN. Ecrit à l’âge de 27 ans, «Peau noire, masques blancs», est une stupéfiante étude sur l’effet des discours raciaux sur les psychismes, qui frappe par les thèmes qu’il aborde – «la femme de couleur et le Blanc»,«l’homme de couleur et la Blanche» - autant que par sa liberté de forme.
Frantz Fanon
Né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et mort le 6 décembre 1961 à Bethesda, aux Etats-Unis, Frantz Fanon est une figure majeure de la pensée anticoloniale. Il est notamment l'auteur des "Damnés de la terre" et de "Peaux noires, masques blancs". (AFP)
Fanon discute aussi bien une remarque d’André Breton ou un texte du psychanalyste Octave Mannoni que sa propre expérience de jeune Martiniquais subissant le regard métropolitain, quand on disait:«Tiens, un nègre !», quand «dans le train, au lieu d’une, on [lui] laissait deux, trois places», quand il se demandait: «Où me situer? Ou, si vous voulez: où me fourrer? (...) Où me cacher?»
«Les Damnés de la Terre» confirme la puissance d’écriture de Frantz Fanon et l’acuité de son regard. Lecteur de Hegel, de Sartre et de Merleau-Ponty (dont il allait écouter les cours quand il était étudiant en psychiatrie à Lyon), il s’y livre à une véritable phénoménologie (au sens: ce qui apparaît) de la condition du colonisé:
«Le colonisé est toujours sur le qui-vive, car déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s’il a franchi ou non la limite. Face au monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable.» Ou encore: «La ville du colonisé ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, n’importe comment. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres.»
«Abattre un Européen»
«Les Damnés de la terre» est précédé de la fameuse préface de Jean-Paul Sartre, celle où il explique qu’«en le premier temps de la révolte, il faut tuer ; abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé.» Dans la biographie de Frantz Fanon que publient simultanément les éditions de la Découverte(«Frantz Fanon, une vie», par David Macey), on apprend qu’en 1967, la veuve de Fanon avait demandé à François Maspero de retirer la préface de Sartre dans les éditions à venir,«en raison de la position pro-sioniste et pro-impérialiste de son auteur» (Sartre avait défendu Israël au moment de la guerre des Six Jours).
Macey fait surtout le récit, très spectaculaire, de la rencontre Sartre-Beauvoir-Lanzmann-Fanon à Rome, l’été 1961: entamée au déjeuner, la conversation dure jusqu’au lendemain matin à 8 heures. A 2 heures du matin, Beauvoir avait suggérait que Sartre devait dormir un peu. «Je n’aime pas les gens qui s’économisent», avait répondu Fanon.
Le devenir de la violence
On pourra lire enfin, aux éditions Amsterdam, «Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale», par Mathieu Renault, qui illustre l’importance qu’occupe aujourd’hui Fanon dans le champ des études postcoloniales aux Etats-Unis et en France.
S’attardant sur la théorie fanonienne de la violence, Renault en pointe le danger, qui est de«laisser irrésolue», voire de «rendre impossible à résoudre », la question du devenir de la violence (quand sort-on de la violence ?), ce qui atteste de l’empreinte de l’idéologie coloniale sur sa pensée ; mais il estime aussi en théorisant le conflit dans la situation post-coloniale, Fanon aide à penser les guerres postcoloniales contemporaines. Il faut donc réfléchir aujourd’hui à la fois «avec» et «contre» Fanon.
Tri, déportation, incarcération, classement des individus selon leurs couleurs de peaux ou d’origines: la racialisation du monde n’a pas cessé de produire ses effets, rappelle le sociologue camerounais Achille Mbembe dans la préface des «Œuvres». «Comment s’étonner», ajoute-t-il, que le regain d’intérêt pour Fanon «commence, une nouvelle fois, par la critique de la violence et qu’elle se termine par celle de la vie en tant qu’épreuve sur soi et épreuve du monde? Prendre en charge la souffrance de l’homme qui lutte, la décrire et la comprendre de telle manière que de ce savoir et de cette lutte jaillisse un homme nouveau, tel fut en effet le projet de Fanon.»
Eric Aeschimann