jeudi 22 février 2024

« On voit émerger un questionnement sur l’abus de ceux qui, en place de père ou d’autorité, imposent le monopole de leur jouissance »

Propos recueillis par    Publié le 17 février 2024

La psychanalyste et philosophe Clotilde Leguil considère que les affaires Judith Godrèche et Vanessa Springora relèvent d’un scénario sadien, dans lequel les agresseurs se servent de formules lacaniennes pour légitimer un pacte d’assujettissement. 

Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, professeure à l’université Paris-VIII, a écrit Céder n’est pas consentir (PUF, 2021) et L’Ere du toxique (PUF, 2023). Elle défend la pertinence de la psychanalyse sur les questions d’emprise et de consentement.

Outre l’âge des protagonistes, que voyez-vous de commun entre l’histoire de Judith Godrèche et celle de Vanessa Springora ?

Vanessa Springora a apporté depuis la littérature un questionnement inédit sur le consentement en tant qu’énigme en soi. Le Consentement [Grasset, 2020] montre très bien comment le sujet peut consentir à une rencontre amoureuse et sexuelle, et finalement s’apercevoir que ce à quoi il a consenti n’est pas du tout ce qui lui est arrivé. Le propre du pervers est non seulement de jouir du corps d’un autre sans son consentement, mais de violer aussi son psychisme en lui faisant croire qu’il consent à ce qui le détruit. Pourquoi se « laisse-t-on faire » ? « Ce truc – le consentement –, je ne l’ai jamais donné », dit Judith GodrècheToutes deux passent par la création pour explorer quelque chose de ce mystère du consentementDans la mini-série Icon of French Cinema, Judith Godrèche s’interroge sur la question de l’emprise.

En entendant Benoît Jacquot parler, dans Les Ruses du désir, le documentaire de Gérard Miller tourné en 2011, de ce qu’elle a alors été pour lui, elle témoigne avoir éprouvé en son corps après coup les effets traumatiques de cette emprise passée. Selon le réalisateur, le cinéma servirait de couverture à un étrange pacte, formulé ainsi : « Si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement. Ce qui est à entendre dans tous les sens qu’on voudra. » On a vraiment là un scénario sadien. Dans Kant avec Sade, Lacan [au sujet duquel Benoît Jacquot a réalisé un film, écrit avec Jacques-Alain Miller] reprend cette phrase à Sade, tirée de La Philosophie dans le boudoir : « J’ai le droit de jouir de ton corps sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir. » Benoît Jacquot se sert beaucoup de formules lacaniennes – le désir de désir, la dimension transgressive, le rapport du désir à la loi – pour légitimer ce pacte d’assujettissement.

C’est encore une « certaine époque », imprégnée d’idées sur le désir des enfants et des adolescents, qui se retrouve mise en cause. Il y a eu là, dites-vous, un mésusage de l’héritage de la psychanalyse…

De même que le consentement était une non-question à l’époque de la libération sexuelle et dans les années qui ont suivi, la jouissance semblait être considérée comme légitime dès lors qu’elle s’affirmait contre la répression exercée sur la sexualité. On voit bien aujourd’hui émerger un questionnement sur l’abus de ceux qui, souvent en place de père ou d’autorité, après avoir renversé eux-mêmes l’autorité, imposent le monopole de leur jouissance légitime. La formule de Lacan définissant, en 1960, l’éthique de la psychanalyse, « ne pas céder sur son désir », a été utilisée à contresens.

On a pu y voir un droit à jouir sans entraves, une légitimation de l’imposition de sa jouissance à l’autre, alors qu’il s’agit précisément de donner une valeur éthique au désir, par-delà la pulsion. « Ne pas céder sur son désir », c’est aussi ne pas trahir son propre désir au nom d’une jouissance. Lacan a vu arriver dans la civilisation une nouvelle figure du surmoi : ce n’est plus celui de la morale, de la répression, qu’il appelle aussi le surmoi kantien, c’est le surmoi de la jouissance, qui commande de jouir et de forcer les limites du désir. Ce devoir de jouissance dont parle Lacan maltraite autant le désir que le surmoi de la répression.

Pourquoi dites-vous qu’il y a eu un détournement de la théorie freudienne sur la sexualité infantile ?

Les Trois Essais sur la théorie de la sexualité [1905] ont été instrumentalisés, parfois même au service de la légitimation de la pédophilie. Or Freud ne légitime absolument pas le fait qu’une sexualité adulte puisse s’imposer à l’enfant. Ce qu’il montre, c’est que le corps de l’enfant a déjà affaire à un certain régime pulsionnel. Mais cette sexualité infantile est amenée à se transformer, de façon que puisse ensuite advenir une vie sexuelle adulte, prise dans la dimension du désir de l’autre et de la jouissance civilisée par la parole. Il y a là effectivement un détournement très pervers de la psychanalyse, puisque celle-ci est née de la reconnaissance du traumatisme psychique et sexuel. Freud découvre l’inconscient en même temps qu’il s’intéresse au traumatisme.

Quel regard portez-vous sur les multiples accusations à l’encontre de Gérard Miller ?

Je découvre en même temps que les lecteurs ces témoignages, ces accusations d’agressions sexuelles et de viols, en éprouvant un profond malaise, tant ils sont nombreux. Je suis aussi sensible à la question qui émerge ici, qui est celle de l’exercice du pouvoir par la parole. Pour Freud comme pour Lacan, il a été essentiel d’évacuer toute domination de l’expérience de l’analyse. Freud a arrêté l’hypnose lorsqu’il s’est aperçu qu’elle produisait une sujétion.

Lacan, quant à lui, a écrit en 1958 un texte très important sur « la direction de la cure et les principes de son pouvoir ». On y saisit à quel point il comptait que la psychanalyse ne soit pas le lieu de l’exercice d’un pouvoir. Vanessa Springora et Judith Godrèche s’en sont toutes les deux sorties par la psychanalyse. Dans notre moment post-#metoo, il est crucial de rappeler que la psychanalyse fait une place fondamentale à la question du consentement et de l’emprise.



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