vendredi 1 septembre 2023

Sages-femmes : «On ne peut plus se satisfaire d’un monde où la naissance est traitée avec autant de mépris»

par Virginie Ballet   publié le 29 août 2023

Dans une fiction en salles ce 30 août, Léa Fehner met en lumière le quotidien des maïeuticiennes. A cette occasion, la cinéaste a échangé, pour «Libération», avec trois d’entre elles sur la crise de l’hôpital, leurs conditions de travail et le manque de reconnaissance.

Pour lui donner naissance, Léa Fehner a passé de longs mois en immersion, multipliant gardes et moments d’échange avec des sages-femmes. Son film, en salles ce mercredi 30 août après avoir été diffusé sur Arte au printemps, est imprégné de la «détresse» et de la «colère» de toute une profession, largement mobilisée à l’automne 2021 pour davantage de reconnaissance et de meilleures conditions de travail. Avec justesse et réalisme, Sages-femmes donne à voir le quotidien sous pression de deux jeunes diplômées, catapultées dans une maternité de niveau 3, habilitée à gérer les pires complications. Leurs journées et leurs nuits à courir d’une patiente à l’autre, dans un hôpital perpétuellement à flux tendu, où le désarroi s’affiche en ces termes sur les murs : «Soigne. Epuise-toi. Dégage.» A travers cette fiction, dans laquelle les images d’accouchement sont toutefois réelles, la réalisatrice dit avoir voulu livrer à la fois «un cri d’alarme» et une «ode à un très beau métier».

Libération l’a conviée à dialoguer avec trois maïeuticiennes exerçant en milieu hospitalier : Lucie, 45 ans, sage-femme depuis vingt ans à Angers (Maine-et-Loire) ; Cassiopée, 32 ans, huit années d’expérience et établie en Bourgogne ; et Caroline, 25 ans, mi-libérale, mi-vacataire à la maternité des Lilas (Seine-Saint-Denis)diplômée l’été 2022. Vocation, désillusions, difficultés : ensemble, elles livrent un état des lieux de la profession.

La vocation

Au commencement était une histoire personnelle, qui lui a fait découvrir un «métier peu connu». Puis, au fil du temps passé aux côtés des professionnelles de la naissance, Léa Fehner a confronté l’idée qu’elle s’en faisait à la réalité du terrain : «Je ne sais pas si j’avais une vision idéalisée du métier, mais plus je me suis renseignée, plus j’ai découvert les responsabilités de dingue qui sont les vôtres, et à quel point en salle de naissance, on peut être amené à côtoyer des problématiques plus dures.» Ses immersions ont permis à la réalisatrice de se familiariser avec un quotidien multitâche, fait de belles entrées en parentalité, de «l’adrénaline de la salle de naissance», mais aussi de l’accompagnement de couples lors d’une interruption médicale de grossesse (IMG).

Dans le film, l’un des personnages dit : «Etre sage-femme, c’est être là dans les bons moments, mais aussi dans les plus difficiles.» Du haut de ses deux décennies d’expérience à Angers, Lucie acquiesce : «Bien sûr, la plupart du temps, on vit des naissances sympas. Mais on est aussi face aux problématiques des couples, à leur situation sociale. On est parfois confrontées au décès des enfants, à la grande prématurité, à des malformations, qui sont source de beaucoup de stress pour les parents.» Autant d’histoires «choquantes» qui marquent : «Etre à la maternité renvoie normalement à la naissance, à la vie, et quand il faut être face à la mort, alors c’est sans doute là qu’on apprend le plus, sur soi, sur les gens, sur la vie.»

Le social

Autre dimension souvent invisibilisée : l’aspect social de la profession de sage-femme. «Je ne m’attendais pas à découvrir à quel point de nombreuses violences sexuelles ou intrafamiliales étaient révélées au moment de l’accouchement, observe Léa Fehner.Maintenant, ça me paraît évident parce que c’est un moment de grande fragilité, qui touche au sexe des femmes, et que vous êtes formées, que vous avez l’œil pour identifier ces problématiques.» En préparant son film, la réalisatrice a aussi été «marquée par les récits de maternités obligées de remettre à la rue des femmes avec un enfant âgé de quelques jours. En faisant le tour de certains hôpitaux, des cadres de santé nous disaient : Dans ce recoin-là, jusqu’à 6 heures du matin, des gens dorment.” Pour des soignants qui vont vers ces métiers avec un sens de l’attention à l’autre, il y a quelque chose de schizophrénique, qui brûle de l’intérieur».

Bien analyser ce contexte est crucial pour une prise en charge optimale de la naissance, abonde Lucie : «Parfois ce sont des familles en difficulté, en parcours migratoire, ou qui ont connu des décès auparavant.» Il faut alors prendre le temps de répondre au mieux à leurs besoins. «Ce qui nécessite déjà de pouvoir les identifier. C’est compliqué quand il faut aller vite», tempère la maïeuticienne. Or leurs conditions de travail leur imposent d’aller vite, perpétuellement. Une «source de frustration», admet Lucie, qui s’est déjà retrouvée seule pour gérer vingt femmes et autant de bébés en pleine nuit. «Comment bien s’occuper des gens dans ces conditions ? Quand c’est complet, que ça crie, parce que les femmes ont mal, que des sonnettes retentissent, et qu’il faut surveiller les monitorings ? C’est une hypervigilance constante et épuisante.»

Le temps

Dans le film, une sage-femme expérimentée lance à la nouvelle arrivante, en lui faisant visiter le service : «Là, c’est les toilettes, si un jour t’as le temps de pisser…» C’est peu dire que les sages-femmes s’y sont reconnues. «On abîme les cœurs et les corps. Si on n’est pas capables de s’occuper à la fois des femmes qui donnent la vie et de celles qui les accompagnent, on entre dans un modèle de société qui me terrifie», s’indigne la réalisatrice, qui se dit «marquée par la brutalité des mots de détresse» placardés lors des manifestations. Cette violence n’étonne pas Cassiopée : «Finalement, la salle de naissance est un endroit violent, que ce soit pour les patientes – d’où les violences gynécologiques et obstétricales – et pour nous.»

Récemment, elle a été confrontée à l’une de ces gardes redoutées, où les naissances sont nombreuses, et le personnel, pas assez :«J’avais un accompagnement au deuil périnatal. Le bébé était décédé dans le ventre de sa mère, au cours du dernier mois de grossesse. C’est une nuit où on avait beaucoup de travail. C’est un moment où on n’a pas pu encadrer cette femme comme on le voulait, tout en sachant pourtant que ça aurait un impact sur toute sa vie. D’autant plus que c’était son premier enfant. Ça pèse très lourd dans notre mental. On finit la garde en se disant qu’on n’a pas bien travaillé et qu’il n’y a plus qu’à espérer que ça soit rattrapé par nos collègues en suite de couche ou en accompagnement à domicile.» Ces moments à jongler d’un extrême à l’autre, toutes les ont connus : «Une situation triste ne peut pas affecter les autres, on ne peut pas arriver marquées ou affectées dans la salle voisine. En gros, on pleurera chez nous»,abonde Lucie.

L’hôpital

Toutes quatre s’accordent à pointer la déliquescence de l’hôpital, responsable de conditions de travail dégradées. Léa Fehner fustige une «institution maltraitante. Or ce n’est pas l’institution qui porte la blouse et tient la main des patientes. Tout ne tient que sur le sacrifice, le sacerdoce des soignants», alerte-t-elle. «J’ai fait tous mes stages en CHU pendant mes études. Clairement, ça n’était pas là que je voulais travailler. J’ai même failli tout arrêter», se remémore Caroline, qui se désole de la fermeture des petites maternités, structures qui permettent cet accompagnement personnalisé qui fonde la vocation. Le quotidien est souvent loin de cet idéal. «Le cœur de notre métier est parfois gangrené par de la gestion, des considérations pratiques, des appels à n’en plus finir», illustre Cassiopée. Dans la maternité où elle exerçait auparavant, certaines gardes débutent avec un déficit de neuf lits. «Ce qui veut dire qu’après l’accouchement, certaines patientes vont passer la nuit sur des brancards en attendant qu’une place se libère, que des femmes vont être renvoyées chez elles, même si l’allaitement n’est pas au point. Tout cela fait qu’on en a marre.»

«J’ai peur de l’épuisement de la profession, pas uniquement les sages-femmes, mais aussi nos collègues aides-soignantes et auxiliaires. Peur que les prises en charge se dégradent. Je ne sais pas ce qu’il en est dans le privé, peut-être que ce n’est pas tellement mieux, mais ce qui est sûr, c’est qu’à l’hôpital public, les gens sont épuisés, même les plus jeunes», abonde Lucie. Cet état des lieux désespérant, de maïeuticiennes coincées entre «passion», «détresse» et «colère», parfois maltraitantes malgré elles, a «blessé très fort» Léa Fehner, comme il blesse nombre de professionnelles lorsqu’elles ont le sentiment d’avoir failli, en ne pouvant être partout à la fois.

C’est ce qu’a ressenti Cassiopée lors de cet accompagnement au deuil périnatal qu’elle aurait souhaité pouvoir gérer différemment. Si elle avait pu «être là tout de suite quand ils avaient besoin de moi. Parfois, on arrive à apaiser les choses en posant quelques mots. Il suffirait simplement de cela, de calmer, de rassurer. Mais on n’en a pas le temps. Donc oui, je suis parfois maltraitante d’une certaine façon, certainement moins qu’avant, mais tout de même». Léa Fehner tient malgré tout à souligner les prises de conscience et évolutions positives auxquelles elle a aussi assisté, que ce soit en matière de consentement, de bienveillance ou encore de pédagogie. «En préparant le film, pour la première fois, j’ai entendu des phrases comme : Je peux vous examiner ? Ça en dit long»,sourit-elle.

Le trop-plein

Ces conditions de travail dégradées ont un jour ou l’autre posé la question d’un arrêt ou d’une reconversion. Cassiopée y a songé l’an dernier, dans son ancienne maternité : «J’étais en salle de naissance. La docteure m’a dit de sortir, de prendre un bol d’air. Elle m’a proposé de me mettre en arrêt, parce qu’elle voyait bien que ça n’allait pas.»Caroline a bien failli tout laisser tomber pendant ses études et «ne jamais être sage-femme» : «On nous a fait miroiter un métier pendant nos études sans nous parler de la réalité. Si j’exerce en partie en libéral aujourd’hui, c’est aussi pour pouvoir donner tout ce que j’ai à donner, dans de bonnes conditions, et pour me protéger.» Lucie, elle, s’apprête à partir exercer en Protection maternelle et infantile (PMI), «pour voir une autre façon de travailler, un autre contact, tourné vers la prévention et l’accompagnement psychosocial».

Le message

Quand on leur demande ce qu’elles aimeraient dire au nouveau ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, c’est Cassiopée qui s’élance la première, limpide : «Il est grand temps de respecter les femmes et le début de vie de tout être humain. Les neurosciences ont montré que la façon dont on arrive au monde a un impact sur tout le reste de notre vie, sur notre santé physique et psychique. A partir de là, même s’il ne raisonne qu’en termes de chiffres, il ferait d’énormes économies s’il mettait le paquet sur la naissance.» «On ne peut plus se satisfaire d’un monde où le moment de la naissance, comme celui de la mort, est traité avec autant de mépris», s’insurge Léa Fehner.

La mobilisation

A l’automne 2021, les maïeuticiennes s’étaient mises en grève et étaient largement descendues dans la rue pour réclamer davantage de reconnaissance. Deux ans plus tard, elles sont catégoriques : pas grand-chose n’a bougé. «Comme si on avait été entendues mais pas écoutées», soupire Caroline. «On nous a octroyé des primes, oui, et encore heureux ! Mais dans les conditions de travail, rien n’a changé», tranche Lucie. «Je trouve ça grave, dans la symbolique. C’est honteux de ne pas respecter un moment comme celui de la naissance. De ne pas respecter celles qui prennent en charge la sécurité des femmes qui accouchent.» Face à ces cris de colère, la puissance publique semble être restée sourde, accentuant le sentiment de ras-le-bol de la profession.

Léa Fehner se souvient de la manifestation parisienne d’octobre 2021, «extrêmement vivante, collective», à l’issue de laquelle les représentantes de sages-femmes souhaitant être reçues au ministère s’étaient vues opposer une fin de non-recevoir. «Je revois des sages-femmes en larmes autour de moi», rembobine-t-elle. Et de se questionner : «Je ne sais pas comment faire sortir les pouvoirs publics de cette surdité.» Parfois, Caroline brûlerait de dire aux politiques de «venir passer une garde avec [elle] en salle de naissance, pour voir». Alors, peut-être, ils assisteraient à une de ces «gardes horribles» ayant donné lieu à cette scène terrible du film, dans laquelle une sage-femme accompagne un couple effondré dans une interruption médicale de grossesse. En sortant de la salle de naissance pour aller habiller l’enfant décédé, elle est assaillie d’une tonne d’autres choses à faire. Elle ne pourra revenir avec l’enfant mort-né auprès des parents que cinq heures plus tard. Léa Fehner : «C’est quelle humanité, ça ?»


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