vendredi 1 septembre 2023

Aux gros ventres des femmes, la matrie reconnaissante !




par Johanna Luyssen   publié le 1er septembre 2023

Dans un livre à mi-chemin entre l’enquête sociologique et le traité philosophique, Camille Froidevaux-Metterie explore la question de la grossesse, avec les récits de 28 personnes rencontrées à la maternité de l’hôpital Bichat, à Paris. De quoi rendre visible une expérience encore trop «naturalisée» et pourtant si politique.

Politiser la maternité, voilà la grande affaire des féministes depuis quelques années. Qu’on la revendique ou qu’on la refuse, les ouvrages sur le sujet se multiplient, les podcasts et les récits abondent, de qualité inégale, certes, mais le foisonnement est là (lire Judith Aquien, Trois mois sous silence. Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, Payot, 2021). Le féminisme des années #MeToo offre, en effet, une place majeure à ce que la philosophe Camille Froidevaux-Metterie appelle la «bataille de l’intime», dans laquelle on peut enfin penser l’expérience inédite et paradoxale de la maternité (le Corps des femmes. La bataille de l’intime. Points, 2021).

«Enfin», car sur cette expérience si largement partagée au sein de l’espèce humaine, on ne lit quasiment rien dans les textes, la chose n’étant historiquement pas «objet de philosophie, encore moins de réflexion», pose la philosophe en préambule. Dans la vie des idées, on a cheminé avec l’idée que «la grossesse ne se questionne pas, elle se vit», et ce «depuis les origines antiques de la philosophie et l’exclusion des femmes du champ de la pensée». Pendant des siècles, d’Aristote à Rousseau, les femmes étaient «simples réceptacles, puis nourricières et servantes», et elles se sont retrouvées «enfermées dans l’ordre féminin de la nature, celui de la chair et de l’immanence».

Il faut attendre le début du XXe siècle pour que le dualisme corps-esprit soit contesté par la phénoménologie ; pourtant, Merleau-Ponty lui-même définit la grossesse comme un «mystère» et réduit la femme enceinte à «l’ordre de la vie». Simone de Beauvoir, qui a écrit le Deuxième Sexe tout en dialoguant avec Merleau-Ponty, repère ce paradoxe, limpidement posé par Camille Froidevaux-Metterie : comment peut-on «affirmer l’identité de la chair et de l’esprit» tout en «restant aveugle à la différenciation sexuée ainsi qu’aux mécanismes sociaux qui les déterminent» ?

Le politique et l’organique, d’une seule voix

Dans ce contexte, le féminisme façon Deuxième Sexe s’appliquera plutôt à se libérer du carcan de la reproduction et de la grossesse, état qui charrie, écrit Beauvoir, une «inquiétante fragilité». On parle, il faut dire, d’un livre publié en 1949, où l’avortement était encore criminalisé et la contraception interdite. La grossesse est vue comme un obstacle à l’émancipation féminine. Dans les années 70, donc, les féministes font tout pour se libérer d’un état qu’elles considèrent comme l’un des socles du patriarcat (Shulamith Firestone, Colette Guillaumin). Seule exception, les essentialistes menées par Antoinette Fouque, cependant minoritaires.

Depuis les années 70, les temps ont considérablement changé, et depuis une dizaine d’années, énonce Camille Froidevaux-Metterie, les féministes «remettent la corporéité au centre du projet d’émancipation», dans une dynamique de libération et de réappropriation. En dix ans on a beaucoup parlé du tabou menstruel (lire Ceci est mon sang. Petites histoires des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, d’Elise Thiébaut, La Découverte, 2017), du clitoris, du corps en général. Et, désormais, de maternité.

Il ne s’agit cependant pas de la sacraliser, comme le feraient les antiféministes réactionnaires comme Eugénie Bastié, qui prônent une complémentarité des sexes purement biologique et célèbrent le temps où les hommes étaient des hommes et où les femmes portaient des jupes. Encore moins comme le mouvement«femelliste» autoproclamé, emmené par Marguerite Stern et Dora Moutot, qui font du rejet des personnes trans leur principal combat. Non, il s’agit plutôt d’un pas de deux, d’un «féminisme phénoménologique à la Beauvoir», écrit Froidevaux-Metterie, qui replacerait le corps féminin «au centre» mais «sans essentialiser».

Va pour le pas de deux, et surtout l’immersion passionnante que ce livre propose : des entretiens menés avec 28 personnes à la maternité de l’hôpital Bichat, à Paris. Grossesses menées à terme, ou interrompues, deuil périnatal, perception de la douleur, péridurale, épisiotomie, Helpp syndrome (une variante de la pré-éclampsie), post-partum : ces personnes racontent leur expérience mais aussi la manière dont la société les perçoit, comment elles vivent leur rapport à leur corps, la gestation, l’avant, l’après, et le pendant lorsque vous sentez en vous cet être qui vous colonise. Le politique et l’organique, d’une seule voix.

On lit parfois des choses très belles, comme Inès, qui relève : «L’intuition profonde est que je devenais quelque chose d’inédit.» Ces 28 personnes sont hétéros ou lesbiennes, cisgenres ou trans, comme Ali, qui a obtenu avec son compagnon la double filiation paternelle pour leur petite fille, et que Libération avait rencontré en 2022. «Ma grossesse, dit Ali, n’a pas à voir avec quelque chose qui relèverait du capital féminin. J’ai toujours considéré que j’étais un homme trans avec un utérus.»

Il faut le redire : ces expériences de grossesse, ces prises de parole, font société. Au fil de ces 240 pages, on parle de prise en charge du deuil périnatal et d’interruption de grossesse, de gestion du premier trimestre, de parentalité trans et de durée des congés parentaux. Des sujets qui commencent à peine à être abordés dans le champ politique. Mais ils sont là, enfin. Ce livre, précieux, permet donc à ces 28 personnes de parler d’une seule voix. Ne reste qu’à espérer qu’elle porte.

Un si gros ventre. Expériences vécues du corps enceint, de Camille Froidevaux-Metterie, Stock Essais-Philosophie Magazine Editeur. 240 pp.

 

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