samedi 22 avril 2023

Violences conjugales : des paroles et des tchats, par Hélène Zimmer

par Hélène Zimmer

Des premières permanences téléphoniques organisées en 1975 aux tchats récemment mis en place pour les victimes les plus jeunes, retour sur les initiatives qui ont permis de faire émerger une parole longtemps inaudible.
publié le 20 avril 2023 à 17h20

A l’occasion du Festival du livre de Paris, les journalistes de Libération cèdent la place à des auteurs et autrices pour écrire sur l’actualité. Pour cette 16e édition du Libé des écrivainsdepuis 1987, ils sont 50, avec Giuliano da Empoli, auteur du Mage du Kremlin (Gallimard), en tant que rédacteur en chef. Retrouvez tous les articles de cette édition dans notre dossier spécial.

Lancé le 30 mars, le tchat du Planning familial renseigne les femmes, gratuitement et de manière anonyme, sur la contraception, l’IVG et les sexualités. Au-delà de sa visée informative, le dispositif s’inscrit dans le sillage d’une «écoute à l’écrit» mise au service des femmes. L’expression a été forgée par la sociologue Natalia Briceno Lagos pour décrire la pratique de l’association En avant toutes, qui a créé en 2016 un tchat dédié aux victimes de violences au sein du couple âgées de moins de 25 ans.

Les expériences de recueil de témoignages de femmes victimes de violences qui bornent le 3919, ligne nationale ouverte par la Fédération nationale solidarité femmes en 1992, montrent comment les échanges entre celles qui parlent et celles qui écoutent se trouvent modifiés par la mutation des dispositifs. Les premières permanences téléphoniques se sont organisées en 1975, de manière expérimentale, mettant en contact des victimes avec des féministes qui n’étaient pas formées à cela.

«Du jour au lendemain, on s’est retrouvées submergées, se souvient Toby Gemperle Gilbert. Il y avait dans notre entourage quelques médecins et avocats vers lesquels orienter ces femmes, mais guère plus. Les refuges n’existaient pas. Nous, tout ce qu’on pouvait faire, c’était écouter.»

Rôle de «passeuse»

Avec Vicky Colombet, Toby Gemperle Gilbert a ouvert, en octobre 1975, une ligne d’écoute à son domicile : le 967-48-37. Ce numéro est venu combler un manque, qui avait saisi ces deux militantes de la Ligue du droit des femmes lors d’un échange avec Erin Pizzey. L’autrice de Crie moins fort, les voisins vont t’entendre (éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 1975) leur avait confié que Françoise Giroud, alors secrétaire d’Etat à la condition féminine, avait refusé de préfacer la traduction française de son livre, ne constatant pas de violences conjugales en France.

Pour démontrer l’ampleur du problème, Vicky Colombet et Toby Gemperle Gilbert développèrent, avec la Ligue du droit des femmes, un projet de permanences téléphoniques destinées aux femmes concernées. Dès l’automne 1975, plusieurs lignes s’ouvrirent. Les numéros furent relayés par les médias. Chez Toby et Vicky, c’était du 24/7. Ça a duré huit mois, qui ont permis le recueil de 300 témoignages. Après ça, Toby a raccroché, épuisée par son rôle de «passeuse» dans une société qui n’était pas encore structurée pour accueillir les victimes. L’initiative a donné aux femmes battues, pour reprendre l’expression de l’époque, une existence dans la société française. L’association SOS Femmes Alternatives, créée parallèlement à l’ouverture des permanences, a pu ouvrir le centre d’hébergement Flora-Tristan pour les accueillir, en 1978.

Le tchat accessible sur le site Commentonsaime.fr, a été créé, lui aussi, pour faire émerger une parole inaudible. L’outil a été pensé dès 2013 à partir du constat dressé par les associations féministes : les victimes de moins de 25 ans sont isolées.

«Les jeunes femmes étaient hors radar, explique Ynaée Benaben, cofondatrice de l’association En avant toutes. Elles parlaient beaucoup sur Internet, à l’écrit. Mais sur le Google d’avant #MeToo, quand les jeunes femmes tapaient «Mon mec se met souvent en colère», elles pouvaient tomber sur des magazines féminins qui suggéraient de faire des efforts pour consolider le couple.»

«Sentiment introspectif»

Aujourd’hui, en discutant avec des salariées formées à «l’écoute à l’écrit», les jeunes femmes – qui représentent 88 % des personnes utilisant le tchat – mettent des mots sur des situations d’emprise et des agressions. Certaines formules reviennent : je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire ou maintenant que je le lis, je me rends compte de ce que ça veut dire.

«L’écriture déclenche un sentiment introspectif, analyse Ynaée Benaben. Elles ont l’impression de se parler à elles-mêmes. Le processus de réappropriation du récit est très important pour les victimes, souvent amenées à douter de leurs perceptions.»

Le tchat rend possible la maîtrise de son propre récit et l’accès à une réponse immédiate, avec réorientation si nécessaire. En 2022, 6 000 conversations ont été menées sur le tchat quand le 3919 a reçu environ 100 000 appels. Les outils de recueil de témoignages émergés du numérique reconfigurent les possibilités d’accompagnement et permettent aux récits de soi, nécessaires à la réparation, un nouveau déploiement.


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