samedi 22 avril 2023

A mort la fin de vie, par Maylis de Kerangal

par Maylis de Kerangal  publié le 20 avril 2023

Par une lente bascule sémantique, l’euphémisme «fin de vie» a pris dans notre langue la place de l’obsolète agonie, qui laissait brutalement entrevoir la mort.

A l’occasion du Festival du livre de Paris, les journalistes de Libération cèdent la place à des auteurs et autrices pour écrire sur l’actualité. Pour cette 16e édition du Libé des écrivainsdepuis 1987, ils sont 50, avec Giuliano da Empoli, auteur du Mage du Kremlin (Gallimard), en tant que rédacteur en chef. Retrouvez tous les articles de cette édition dans notre dossier spécial.

Les mouvements qui se trament dans le langage sont la plupart du temps les symptômes des transformations sociales en cours : qu’ils en prennent acte, les accompagnent ou les anticipent, c’est d’abord là que ça bouge, là que ça travaille. Sous cet angle, la bascule sémantique qui a progressivement effacé l’archaïque et obscure agonie au profit de la floue mais très officielle fin de vie nous rappelle que quelque chose s’est joué, se joue, dans notre manière d’envisager collectivement ce que pourrait être la «bonne mort» contemporaine.

Tandis que j’agonise. De fait, l’agonie, longtemps valorisée par l’Eglise puisque le malade s’y rapprochait des souffrances du Christ, longtemps prolongée par l’acharnement thérapeutique que permettaient les progrès de la médecine, a disparu des usages ordinaires du langage à mesure que les soins palliatifs et la notion d’ «accompagnement» se sont imposés comme une thérapeutique, à mesure que l’euthanasie et le suicide assisté ont fait leur chemin dans la société. Jusqu’à s’envisager comme la grande réforme sociétale du second quinquennat ? Or, si la fin de la vie désigne la mort, l’expression fin de vie, elle, ouvre donc sur une réalité autrement plus incertaine. De fait, là où agonie dressait un corps humain dévoré par l’angoisse et une souffrance physique extrêmes, un corps en tension, au combat (agôn, en grec ancien, désigne la lutte, la compétition mais aussi, la scène de débat intérieur, de conflit moral dans les tragédies grecques), fin de vie flotte, désincarnée. Là où agonie, brutal, franc du collier, faisait voir la mort d’Emma Bovary – «la langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher» –, fin de vie semble purgée de la mort, opter pour l’ellipse, l’implicite, l’évitement. Là où agoniese jouait dans une temporalité nette, brutale, resserrée, fin de vie ouvre une séquence incertaine. La fin de vie c’est quand ? A deux jours ? Deux semaines ? Deux mois ? A quel moment y entre-t-on ? Les patients que condamnent à moyen terme des pathologies incurables sont-ils envisagés comme des êtres en fin de vie ? Je pense subitement à mon ami hospitalisé durant trois mois en soins palliatifs et qui avait su loger toute une vie dans sa fin de vie, jusqu’à ce que l’on lui annonce que son cancer du pancréas était entré dans sa phase terminale.

Langue officielle. Absente des textes juridiques – notamment ceux de la loi Claeys-Léonetti –, fin de vie a toutefois fini par s’inscrire dans la langue de l’État, comme le souligne la «Convention citoyenne sur la fin de vie» qui s’est réunie de décembre 2022 à mars 2023, convention dont les 184 membres tirés au sort avaient pour mission de répondre à cette question posée par la première ministre : «Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ?» De fait, fin de viepartage avec la langue de l’exécutif une capacité à neutraliser la réalité, à lui tordre le bras, à faire voir «vie» là où «mort» se précise. S’y entend aussi la langue managériale créée pour escamoter, masquer la violence du capitalisme et des rapports sociaux – à l’instar de technicienne de surface pour femme de ménage, espace végétalisé pour jardin, ou choc de compétitivité pour réduction drastique des cotisations sociales. Fin de vie, elle, euphémise la mort.

Pas dupes. Comment investir une notion aux contours si vagues qu’elle s’est imposée comme motif de réflexion à l’heure de redéfinir les modalités possibles du «bien mourir» ? Il apparaît que ceux de la convention citoyenne n’ont pas été dupes de la fin de vie : si leur rapport impressionne, c’est qu’il ne cesse de situer les enjeux de la «bonne mort» dans une économie en tension, dans un contexte médical et hospitalier dégradé, délabré, essoré. Loin de s’en tenir à une polarisation du débat entre les tenants des soins palliatifs et ceux de l’aide active à mourir, les 184 réclament une égalité d’accès aux soins palliatifs partout et pour tous (quand 26 départements n’ont pas de services de soins palliatifs) et, à une écrasante majorité (76 %), l’ouverture à l’aide active à mourir, par le biais du suicide assisté et de l’euthanasie. Ils ont ainsi chassé les nébulosités de fin de vie pour revendiquer des moyens, de la formation, des gestes et des présences, des relations, de la solidarité, et la liberté pour chacun de choisir sa manière de mourir.


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