lundi 3 octobre 2022

Edgar Morin : « Pendant toute ma vie, j’ai rêvé de ma mère »

Par   Publié le 2 octobre 2022

A 101 ans, le théoricien de la complexité revient sur un siècle de vie, traversé par la guerre et la résistance, le communisme, la fraternité et l’amour, la recherche et l’écriture, mais aussi la mort, vécue enfant, d’une mère infiniment aimée.

Le sociologue et philosophe, Edgar Morin, directeur de recherche émérite au CNRS et docteur honoris causa dans de nombreuses universités de par le monde, vient de publier Réveillons-nous (Denoël, 80 pages, 12 euros). A 101 ans, le théoricien de la complexité revient sur un siècle de vie, traversé par la guerre et la résistance, le communisme, la fraternité et l’amour, la recherche et l’écriture, mais aussi la mort, vécue enfant, d’une mère infiniment aimée.

Je ne serais pas arrivé là si…

… ma mère, que j’adorais, n’était pas morte quand j’avais 10 ans. Son cœur s’est arrêté dans un train qui arrivait gare Saint-Lazare et on ne m’a rien dit. Mon oncle Joseph est venu me chercher à l’école en expliquant que mes parents étaient partis en cure. Le jour de l’enterrement, mon père est venu me voir, entièrement vêtu de noir. Quand je l’ai vu, j’ai compris. Il m’a répété que ma mère était partie en voyage. Je savais que c’était des mensonges et m’enfermais dans les cabinets pour pleurer. Puis, ma tante Corine, la sœur de ma mère, m’a dit : « A partir de maintenant, c’est moi ta maman. » Ce qui m’a semblé une usurpation. J’ai vécu non seulement la mort de ma mère, mais aussi la rupture avec des êtres que j’aimais, mon père et ma tante. C’était la solitude absolue.

Quels souvenirs gardez-vous de votre mère ?

Elle avait une lésion au cœur et ne devait pas avoir d’enfants. Elle a essayé de m’avorter, mais je me suis accroché. J’étais enfant unique. Ma mère était d’autant plus attachée à moi qu’elle ne pouvait pas avoir d’autres enfants. D’elle, je garde un souvenir intense et flou. Elle m’emmenait au salon de thé des Galeries Lafayette ou chez sa couturière pour me confectionner des costumes de petit marin. Je ne voulais pas aller à l’école, mais rester auprès d’elle. Une fois, pendant une excursion près du lac de Gérardmer, dans les Vosges, elle s’est évanouie. Je me souviens de mon affolement. Mais j’ai oublié le son de sa voix. Ma mère s’appelait Luna. Longtemps, je l’ai identifiée à la lune, à la déesse Astarté que prie Salammbô, et, à chaque pleine lune, je lui rendais un culte. Encore aujourd’hui, pendant les moments de tristesse, son souvenir revient. De sa mort, je ne me suis jamais remis. Et, pendant toute ma vie, j’ai rêvé d’elle.

Que disaient ces rêves ?

Je me rappelle l’un d’entre eux, très fort, en 1969. Je vivais en Californie, où l’institut Salk m’avait convié. J’avais invité mon père et ma tante à me rejoindre – il avait fini par l’épouser, après la mort de mon oncle Joseph, déporté à Auschwitz. La veille de leur arrivée, je rêve que je me trouve au bas d’une colline et qu’apparaît un bus au sommet de celle-ci. Des dizaines de gens en descendent et marchent vers moi. Brusquement, parmi eux, je vois ma mère. Nous courons l’un vers l’autre, et nous nous embrassons. Puis elle me dit : « Je ne peux pas rester, je dois prendre le train. » Je me réveille en larmes. Mais, aussitôt après, je me sens soulagé parce que j’ai enfin pu lui dire au revoir.

Quelles conséquences la mort de votre mère a-t-elle eues dans votre vie ?

J’ai pris très tôt conscience du tragique de l’existence, tout en étant tenaillé par un besoin d’amour inassouvi, de fraternité aussi. J’ai été un enfant très solitaire et, dans cette solitude totale, je me suis cultivé. J’ai lu, j’ai été au cinéma, j’ai écouté de la musique, visité le Louvre. Bref, je me suis formé. Certaines œuvres, découvertes à cette époque, m’ont durablement marqué. En musique, le premier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven m’a mis dans un état de quasi-possession. Au cinéma, A nous la liberté !, de René Clair, et L’Opéra de quat’sous, de Georg Wilhelm Pabst, ont marqué mon adolescence. Dans les arts, j’ai admiré le quattrocento italien, mais surtout La Petite Danseuse [de 14 ans] de Degas, sous son cadre de verre. En littérature, l’empreinte de Crime et châtiment, de Dostoïevski, est restée toute ma vie.

Qu’est-ce qui vous touche chez Dostoïevski ?

Je suis bouleversé par ses personnages, notamment les femmes, comme la petite Sonia, à la fois prostituée et sainte, qui se débat avec un père ivrogne, imbécile. Il y a ce sentiment de la misère humaine, de la souffrance, mêlé à la compassion et une capacité de rédemption. Freud dit que l’on se sent toujours coupable de la mort de ses parents : peut-être me sentais-je coupable de celle de ma mère, et je me disais que je pouvais me racheter. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé chez Dostoïevski une profondeur dans la connaissance de l’âme humaine, avec ses contradictions, ses bizarreries, et l’ai vécu comme une illumination. Cet auteur me touche à la fois aux entrailles et à l’esprit.

Un an après la mort de votre mère, vous tombez malade…

Je crois que mon organisme, mon être profond, renonçait à la vie. Personne ne comprenait ce que j’avais. Le médecin de famille a fait venir un aréopage de docteurs qui ont finalement diagnostiqué une fièvre aphteuse. J’avais des aphtes dans la gorge, que ma tante retirait un à un, tout en essayant de faire reculer la fièvre, avec de la glace. Je me suis senti trahi quand je les ai surpris un jour, mon père et elle, en train de s’embrasser, mais cette femme m’a sauvé.

Dans quel environnement familial avez-vous grandi ?

Ma famille était sépharade, d’origine espagnole et italienne. Au début du XIXe siècle, les deux branches ont immigré à Salonique, ville à majorité judéo-espagnole. Mon père appartenait à cette bourgeoisie de Salonique qui avait une grande culture française. Il connaissait toutes les chansons du café-concert parisien et rêvait de Paris. Il est finalement arrivé en France en 1915 ou 1916. La famille de ma mère a émigré aussi en France. Je suis né à Paris, en 1921, rue Mayran, dans le 9e arrondissement.

Quel souvenir avez-vous de votre père ?

Il aurait aimé être médecin, mais son père lui a dit que les études étaient trop chères, alors il a ouvert une boutique, dans le Sentier, de bas et chaussettes en gros. C’était un homme très débonnaire, qui chantait tout le temps. Il me protégeait trop, ce qui m’agaçait. A 15 ans, j’ai voulu partir en Grèce. Il n’y avait pas encore de tourisme, il fallait s’engager comme mousse sur un bateau. Il avait dit oui, puis au dernier moment, il m’a dit : « Si tu veux tuer ton père, pars en Grèce. » C’était un Oriental ! Mes premiers actes politiques, je les ai faits à son insu. Mais quand, dans la Résistance, j’ai dû prendre une autre identité, j’ai été obligé de le lui dire. Il a alors mobilisé toute la famille pour me dissuader. Bien plus tard, j’ai passé des années à me réconcilier avec lui, en reconnaissant ses vertus, sa bonté, ses qualités morales. De lui, j’ai hérité la joie de vivre. De ma mère, une profonde mélancolie. Je vis les deux en alternance.

Comment choisissez-vous vos études ?

Quand j’ai 18 ou 19 ans, je milite dans un petit parti, le parti frontiste, qui entendait lutter sur deux fronts, à la fois contre le stalinisme et le fascisme. Après mon bac, l’un de mes camarades, Georges Delboy, me dit : « Pour bien comprendre notre époque, il faut suivre le chemin de Karl Marx qui a été à la fois philosophe, économiste, anthropologue, historien et politique. » Du coup, je m’inscris en philo (où il y avait aussi la sociologie), en histoire et géographie, en droit (pour faire aussi de l’économie) et en sciences politiques. Ce moment est capital. J’acquiers une formation pluridisciplinaire, qui irriguera ensuite toute mon aventure intellectuelle.

Quand quittez-vous la maison de votre père ?

Mon père étant mobilisé en 1939, sa sœur Henriette m’a hébergé. En juin 1940, à 19 ans, j’entends à la radio qu’à Paris les examens sont suspendus, à cause de l’avancée allemande. Je prends alors le dernier train pour Toulouse. Je m’inscris au centre des étudiants réfugiés, dont je deviens le responsable. Je suis content d’être utile. Je découvre la fraternité et tout un monde : Clara Malraux, qui aura une grande importante dans ma vie, l’écrivain et résistant Jean Cassou, pour lequel j’ai une immense admiration, l’historien Jean-Pierre Vernant, qui vient d’entrer dans la Résistance… J’ai été aussi le demi-nègre de Julien Benda, auteur de La Trahison des clercs [Grasset, 1927], réfugié à Carcassonne. J’ai une vie intense, sur le plan intellectuel et affectif. Mon ami Claude Dreyfus, communiste, qui avait trois idoles, Staline, Robespierre et Jésus, me pousse à l’action. J’ai commencé, avec lui et ma compagne, Violette, à griffonner des inscriptions sur les murs : « A bas Pétain, Laval… » Quand les Allemands sont entrés dans la zone sud, je suis parti à Lyon pour continuer à résister aux côtés d’un camarade de classe, Jacques-Francis Rolland, au sein des Forces unies de la jeunesse patriotique. Puis, Clara Malraux m’a présenté André Ulmann, un ancien prisonnier qui avait créé un mouvement de résistance avec Michel Cailliau, le neveu de De Gaulle au stalag XI-B ; il m’a recruté. Ce mouvement a ensuite fusionné avec celui de François Mitterrand, qui a pris la tête de l’ensemble.

Vous avez souvent dit que la Résistance avait donné un sens à votre vie…

J’ai mené un combat intérieur contre ma peur et mon désir de me planquer. Puis, j’ai compris la différence entre vivre et survivre : vivre, c’est pouvoir, dans les cas où il le faut, risquer sa vie. Ce jour-là, je suis devenu adulte. Parmi les résistants, même ceux qui n’étaient pas communistes pensaient qu’une société meilleure sortirait de la guerre. Il y avait donc cette grande espérance, et le sentiment de vivre une aventure collective. C’est une époque où je suis en parfait accord avec moi-même.

En quoi votre identité juive vous a-t-elle façonné ?

Mon identité est multiple. Je me sens français, très méditerranéen, lié à l’Italie et à l’Espagne, je me sens juif, je me sens citoyen du monde. Je me sens tout cela à la fois. Je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. La sœur de mon père insistait pour que je fasse ma bar-mitsva que j’ai faite à la sauvette, sans rien comprendre, car je ne parlais pas un mot d’hébreu. Je n’ai jamais souffert personnellement de l’antisémitisme, mais je le voyais à l’œuvre dans des journaux comme Candide ou Gringoire, et je savais que j’appartenais à une communauté qui avait été persécutée par le passé. Pour moi, le sentiment d’être juif, c’est être relié, par solidarité, à la persécution subie dans l’histoire. C’est pour cela que j’ai lutté toute ma vie contre toutes les formes de racisme, jusqu’à avoir de la compassion pour les Palestiniens. Ce qui m’a valu d’être traité d’ennemi d’Israël : une pure calomnie, stupide, et je vous prie de bien vouloir le noter ! Victor Hugo parlait de « cette méchanceté qu’on nomme la victoire ». Le vainqueur méprise, viole, opprime. Le vaincu mérite la compassion, car il est humilié. Je suis toujours du côté des vaincus et des opprimés. En bref, je suis du peuple maudit, non du peuple élu.

Comment et pourquoi commencez-vous à écrire ?

Grâce à Dionys Mascolo et Robert Antelme [tous les deux ont été mariés à Marguerite Duras]. Au début de 1945, je me trouvais à l’état-major de la première armée française que j’avais rejoint par déception de découvrir les mesquineries de la vie « normale », après la libération de Paris. Je racontais à mes amis ce que je voyais en Allemagne, ravagée et détruite. Robert, qui avait créé une petite maison d’édition, m’a dit : « Fais en un livre, je le publie. » Ça m’a poussé à écrire L’An zéro de l’Allemagne. Plus tard, entre 1948 et 1950, je passe deux ans à la Bibliothèque nationale pour écrire L’Homme et la mort [Seuil, 1951], un livre plurisciplinaire où j’utilise les connaissances de tous ordres pour appréhender les attitudes humaines devant la mort. C’est cela qui décide de mon destin. Le livre paraît en 1951, l’année où je rentre au CNRS. J’ai un salaire régulier qui me permet d’écrire en toute liberté.

Pourquoi n’avez-vous jamais demandé de poste à l’université ?

Dans les années 1960, on créait un peu partout en France des chaires de sociologie, auxquelles j’aurais en effet pu postuler. Mais je me suis dit que si j’étais professeur en province, j’allais être rongé par le désir de venir à Paris, et que cela serait un cercle vicieux. Quand on veut avoir tel poste honorifique, on pense qu’il faut faire la cour aux uns, souhaiter la retraite ou la mort rapide des autres, on est pris dans le circuit nauséabond de l’ambition. Moi, mon ambition, c’était de produire une œuvre valable à mes yeux. Je suis content d’avoir choisi la liberté.

Vous avez souvent dit que le communisme avait été pour vous une expérience très profonde, même si vous vous en êtes extrait. Comment vous engagez-vous ?

J’avais une culture antistalinienne très lucide. Mais je l’ai refoulée durant la résistance de l’URSS aux armées hitlériennes, en pensant, sous l’influence du livre De la Sainte Russie à l’URSS, de mon ami Georges Friedmann [réédition Gallimard, 2002], que les vices du stalinisme étaient dus à l’encerclement capitaliste et à l’héritage de l’arriération tsariste. Avec le communisme, je découvre la fraternité des camarades de tous pays. Je fais l’expérience aussi d’une formidable religion, la religion du salut terrestre, plus illusoire encore que celle du salut céleste. Quand on se rendait dans l’immeuble du parti, c’était comme se rendre à l’église. Le journal L’Humanité était considéré comme un texte sacré. Quand un responsable disait « le parti te demande », c’est comme si un évêque disait au fidèle « Dieu te demande ».

Ceux qui n’ont pas vécu à l’intérieur du parti ne peuvent pas comprendre. Progressivement, je m’en suis éloigné, en découvrant après-guerre que tous les vices du stalinisme d’avant-guerre revenaient. Je n’en pouvais plus de tant de bêtise et de fanatisme. Le procès Rajk, à Budapest, en 1949, où un héroïque dirigeant communiste fut accusé d’espionnage au service des nazis, puis des Américains, m’écœura définitivement ; je n’ai pas repris ma carte, mais n’osais le dire. Deux ans plus tard, j’ai été exclu du parti, à la suite d’un article dans France Observateur, l’ancêtre de L’Obs, pour avoir écrit dans ce « journal de l’intelligence service ». Ce jour-là, j’ai pleuré. Mais le lendemain, j’étais heureux.

Aux Etats-Unis, vous tombez malade et c’est un moment de rupture…

Après avoir voyagé en Amérique latine, avec mon amie Magda, j’avais promis à mon épouse, Violette, que je la retrouverais au congrès de sociologie de Washington, en 1962, et que nous irions ensuite en Californie. Pendant tout le voyage, je me sens somnolent, fatigué. Violette croit que c’est la nostalgie de Magda qui m’accable. Sur le Golden Gate Bridge de San Francisco, je suis saisi par la fièvre. Et hospitalisé au Mont-Sinaï, à New York, avec une hépatite carabinée. On me met en coma artificiel. Cette maladie a été un point de rupture. A suivi une période de profonde remise en question, personnelle et intellectuelle. J’ai compris que je vivais une vie dispersée et que j’avais besoin de me concentrer, d’identifier les idées auxquelles je tenais. De retour en France, j’ai entrepris, dans le Midi, en convalescence, l’écriture d’un nouveau livre, Le Vif du sujet [Le Seuil, 1969], dans lequel je médite sur la conception du monde, de la vie et de ma propre vie. En revenant à Paris, je quitte mon épouse et si dévouée compagne de résistance, Violette, mon appartement, mes livres sauf dix, ma voiture, pour vivre hébergé dans une chambre d’ami, rue des Blancs-Manteaux. Je recommence ma vie.

Vous avez écrit plusieurs dizaines de livres. Lequel compte le plus à vos yeux ?

Incontestablement, La Méthode [Le Seuil]. J’y ai mis toutes mes ressources, personnelles, intellectuelles. C’est un très long travail. Le premier volume paraît en 1977, le dernier en 2000. Il s’agit pour moi d’une œuvre nécessaire pour réformer la connaissance et la pensée, afin d’affronter les complexités de la vie individuelle, sociale, politique, planétaire. J’ai souvent regretté que ce livre ne soit pas davantage connu, il n’est pas entré dans la culture. Pendant longtemps, les gens que je croisais dans la rue me disaient un mot aimable parce qu’ils m’avaient écouté sur France Culture ou vu à la télé. C’était au Morin humaniste et médiatique qu’ils s’adressaient, pas à celui qui a travaillé avec acharnement toute sa vie sur la connaissance.

L’amour occupe également une place centrale dans votre vie…

J’aime cette phrase de saint Paul : « Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. » Je l’ai dit, la mort de ma mère m’a donné une grande soif d’amour. D’ailleurs, je n’ai aimé que des femmes qui ont souffert pendant l’enfance. Je reconnaissais cette douleur qui ressemblait à la mienne. C’était le cas d’Edwige, qui a beaucoup compté pour moi, avec laquelle j’ai vécu vingt ans. Je l’ai rencontrée à mon arrivée au Chili, en 1961. J’ai été fasciné, au premier regard, par son pur visage aux yeux bleus, mais elle était mariée et avait un amant qu’elle a ensuite épousé. Nous savions que nous nous retrouverions un jour. Nous avons attendu vingt ans. Edwige était pour moi poésie infinie par son âme et par sa beauté. Quand elle est morte, en 2008, j’ai été inconsolable. Puis, en 2009, j’ai rencontré Sabah, qui me connaissait par mes écrits, au festival de musique sacrée de Fès. Comme moi, elle avait perdu un père à l’âge de 10 ans, comme moi elle s’est découverte dans Dostoïevski et, comme moi, elle avait milité dans un parti révolutionnaire avant de déchanter. Il y avait une communauté de destin. J’ai retrouvé l’amour et l’intensité de la vie, à 89 ans.

Avez-vous la foi ?

Je me suis forcé à croire dans le communisme pendant la guerre et puis j’ai été désabusé. Au moment de la révolution hongroise, j’ai quand même cru dans la liberté et voulu accompagner ce mouvement de soulèvement contre les oppressions. Aujourd’hui, je garde la foi en la fraternité et en l’amour. Mais je crois aussi aux vertus du doute. Au fond, j’ai toujours été animé par ce conflit entre raison et passion, foi et doute. Pour moi, vivre et penser, c’est affronter ces contradictions. Sans avoir de croyance métaphysique, j’ai le sentiment permanent du mystère de toute chose, de l’incompréhensible, je ne sais toujours pas pourquoi je suis né, pourquoi j’existe, pourquoi je suis dans cette pièce, en train de parler avec vous. J’ai toujours l’étonnement.

Un demi-siècle après avoir publié « L’Homme et la mort », quel rapport entretenez-vous avec elle ?

J’ai eu 100 ans l’an dernier, et ces deux zéros indiquent une proximité accrue… Parfois, l’idée m’arrive et j’ai le sentiment de l’impensable, du « moi je » qui devient pur néant. Et puis, ces moments sont remplacés par d’autres. Tant que je suis animé par des forces de curiosité, d’intérêt, d’amitié, d’amour, je ne pense pas à la mort. Il y a cinquante ans, une amie voyante m’avait dit que je tomberais d’un seul coup. Elle était tellement sûre d’elle qu’elle m’a demandé de prendre des notes. Je les relis parfois. Tout en sachant que je n’ai pas d’avenir, je continue à faire des projets, notamment d’écriture.

Croyez-vous en la vie après la mort ?

Non.

Mais vous aimez les mystiques…

Oui, j’aime la poésie profonde de saint Jean de la Croix, cette idée que plus le savoir augmente, plus il diminue, plus on est savant et moins on sait. « D’autant plus haut il est monté/Et d’autant moins il a compris »La dimension mystique n’est pas religieuse. Une musique qui me touche, un visage qui me fascine, ou bien la nature, peuvent m’émerveiller et me procurer des émotions mystiques.

Etes-vous habité par la question de la trace, de la postérité ?

Je sais que la postérité fait souvent des oublis ou des erreurs. Par exemple, Alphonse Daudet ou Gérard de Nerval, qui comptent beaucoup pour moi, sont oubliés aujourd’hui. La postérité n’est pas nécessairement juste. Cela étant dit, j’aimerais que mon œuvre, surtout La Méthode, puisse jouer un rôle éducatif dans les écoles et dans les esprits. Je sais que je suis très contesté par certains, notamment dans le monde académique normal, mais j’assume profondément la voie que j’ai suivie. Parfois, des amis me disent : « C’est trop tôt, tu auras raison dans cinquante ans. » Je l’espère. Il y a des auteurs, comme Stendhal, qui ont beaucoup attendu avant d’être reconnus.

Qu’avez-vous appris sur vous-même tout au long de votre vie ?

J’ai appris ce qui a fait l’unité de ma vie. C’est, à travers des choses qui semblent disparates, un sens de la complexité et une volonté de bienveillance. Si je devais donner une leçon de vie, ce serait ceci : la bienveillance, la tolérance, et s’attendre à l’imprévu, toujours.

Avez-vous des regrets ?

Ma négligence envers mes filles. Je n’ai pas été un bon père tout en les aimant beaucoup. J’ai eu une vie très occupée par mes amours et ce que j’appelle ma « mission », soit apporter un mode de connaissance du complexe et livrer des diagnostics sur les événements.

En 1961, vous réalisez, avec Jean Rouch, « Chronique d’un été », dans lequel Marceline Loridan, revenue des camps, pose cette question à des Parisiens, dans la rue : « Etes-vous heureux ? » Je vous retourne la question.

Au départ, Chronique d’un été devait s’appeler Comment vis-tu ?, c’est-à-dire « comment tu te débrouilles avec la vie ? » C’est cela que je voulais faire, parce que c’est une question que je me posais à moi-même avec une intensité très forte : comment vivre ? Mais la question « êtes-vous heureux ? », qui était intéressante pour le film, est une question que je ne me pose pas. Et donc je n’y répondrai pas. Le bonheur dépend toujours de conditions extérieures et intérieures simultanées. Plus il est grand, plus il est fragile. La personne aimée peut disparaître, vous quitter ou mourir, comme ç’a été le cas pour Edwige. J’ai eu des moments très heureux, mais est-ce que ma vie est heureuse ? Ça, je ne peux pas vous dire. Elle a connu des souffrances, des bonheurs, des contretemps, des erreurs, des errances… Je préférerais répondre à une question sur la poésie de la vie (l’effusion, la communion, la jouissance, etc.), car c’est elle qui est la source principale de bonheurs.

Alors, comment vivre ?

Vivre poétiquement. Prendre parti pour Eros (qui unit) contre Thanatos (qui détruit). Ce que j’essaie maintenant, c’est non pas de survivre, mais de continuer à vivre. C’est un plaisir, une volupté, de sortir le matin dans les petites rues piétonnes ensoleillées de Montpellier, de rencontrer des gens avec qui je parle. J’éprouve de grandes joies à ces petites choses quotidiennes

Quand vous vous retournez vers le petit garçon que vous étiez, qu’avez-vous envie de lui dire ?

Est-ce que tu m’acceptes comme vieux copain ?


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire