lundi 3 octobre 2022

Renoncement aux soins : « Pour moi, un désert médical, c’était un village au fin fond d’une vallée, je ne me sentais pas concernée »

Par    Publié le 3 octobre 2022

Alors qu’est lancée, lundi, la « grande concertation » sur la santé censée identifier, à l’échelon local, des leviers pour relancer un système en crise, « Le Monde » donne la parole à des femmes et à des hommes qui expliquent comment ils s’en sortent sans accès à un médecin généraliste ou spécialiste.

Tous parlent d’« inquiétude », quelques-uns, de « colère », beaucoup, aussi, de « lassitude ». Qu’ils vivent dans l’Aveyron, dans l’Yonne, en région francilienne, dans la banlieue de Grenoble ou même à Paris, ils ont en commun d’avoir, selon l’expression convenue, « renoncé aux soins ». Un choix qui n’en est jamais un : c’est ce que mettent en avant la quasi-totalité des répondants – plus de cent trente, en quarante-huit heures – à l’appel à témoignages que nous avons lancé, sur Lemonde.fr, au sujet des déserts médicaux et des difficultés d’accès aux médecins.

La problématique est au cœur de la « grande concertation »inaugurée au Mans, ce lundi 3 octobre, par le ministre de la santé, François Braun, qui s’est engagé à ce que les patients y aient leur place. Mais, avant d’être un sujet politique, elle est d’abord, pour les personnes qui ont accepté de témoigner, un « frein », un« obstacle », un « casse-tête » auxquels elles se confrontent, chacune à leur manière. Dans des territoires isolés (des « zones sous-denses », selon l’expression officielle), où les tensions liées à la densité médicale sont connues, mais aussi en ville, et même, parfois, dans de très grandes villes, où l’offre de soins peut être mal répartie et pas à la hauteur des besoins.

Christine, 57 ans, en sait quelque chose. Cette ingénieure (elle a requis l’anonymat, comme toutes les personnes citées dont seul le prénom apparaît), installée à Houilles (Yvelines), fait partie de la frange, difficile à estimer, des 6 millions de Français (11 %) qui, sans médecin traitant, ont par ailleurs renoncé à « courir après ». Trop de tentatives vaines, de cabinet en cabinet, confie-t-elle. Depuis quatre ans, elle se soigne surtout par « automédication », en prenant conseil auprès de sa pharmacie ou du dictionnaire Vidal en ligne. Elle garde aussi certains médicaments au-delà de leur date limite, « sûre qu’ils pourront resservir ».

« Bricolage » et « surcoûts »

Sa situation relève du « bricolage », mais elle s’en contente pour l’instant : « J’ai fait des études paramédicales et j’ai travaillé comme technicienne de laboratoire, alors je “parle la langue” de ce milieu, dit-elle. Je peux contacter des spécialistes directement, en cas de besoin. » Elle participe aussi aux dépistages gratuits proposés par l’Assurance-maladie. « Heureusement, [elle est] encore en bonne santé… »

A 500 kilomètres à vol d’oiseau, Philippe, 72 ans, installé en Dordogne, redoute le moment où la sienne pourrait « basculer ». « A mon âge, un suivi régulier est indispensable, et ce suivi n’est plus effectué », regrette le retraité. Son médecin traitant a pris sa retraite en janvier. Philippe a alors contacté une trentaine de cabinets, sans réussir à intégrer leur patientèle. « A trente, j’ai arrêté de compter. Peu après, j’ai arrêté de chercher… » Lui aussi pratique l’automédicationavec des médicaments en vente libre. Qu’il paie donc de sa poche. « Si je veux consulter un spécialiste, n’ayant pas d’ordonnance d’un médecin référent, je ne suis remboursé qu’à 30 % ; le reste est à mes frais. »

Ces surcoûts, Philippe et Christine peuvent, disent-ils, « encore se les permettre ». D’autres ne le peuvent pas, surtout quand il est question d’un suivi médical spécialisé. Soins dentaires, ophtalmologie, mais aussi gynécologie, dermatologie, cardiologie, pédiatrie, psychiatrie… : ces consultations-là, pour lesquelles les dépassements d’honoraires sont fréquents et les rendez-vous pris d’assaut, sont aussi celles sur lesquelles on peut faire un trait.

Qui renonce ? A quelle fréquence ? L’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) du laboratoire de sciences sociales Pacte, à l’université Grenoble-Alpes, a mené une vaste enquête avec l’Assurance-maladie, impliquant 160 000 personnes entre 2014 et 2020. Il en ressort qu’une personne sur quatre déclare avoir renoncé à au moins un soin durant l’année. Plus souvent pour une consultation de médecine spécialisée que de médecine générale. Si l’estimation est antérieure à la crise sanitaire et à l’inflation des deux dernières années, elle révélait, déjà, en sus des inégalités territoriales, de fortes inégalités sociales.

Les méandres d’un système complexe

« J’ai vécu un temps sous le seuil de pauvreté, rapporte Julie, 31 ans, et un dépassement d’honoraires, même de 20 euros, chez le gynéco ou le dermato, pouvait me mettre en difficulté. Alors, j’ai arrêté de me soigner de ce point de vue-là. » La jeune enseignante évoque un « parcours médical complexe », ponctué de « ruptures » et de déménagements. A Tours, où elle vient d’être mutée, elle n’a pas encore pu se « constituer un réseau ». Mais à Laval, où elle habitait auparavant, elle n’en avait aucun. « C’était raide, dit-elle. Les cabinets médicaux m’ont claqué la porte à nez. » A Angers, où elle a aussi vécu, elle a conservé son médecin traitant. « Mais il ne pratique pas la téléconsultation, regrette-t-elle. Cela n’aide pas… »

D’autres explications qui, souvent, cohabitent, sont mises en avant pour expliquer le renoncement aux soins : les difficultés à s’orienter dans les « méandres » d’un système de santé complexe, la dématérialisation de nombreuses procédures, la peur du diagnostic… Parfois, aussi, une « mauvaise expérience » chez un praticien – par exemple en gynécologie, pour Julie. Mais c’est, sans surprise, la difficulté à trouver des professionnels acceptant de nouveaux patients qui revient d’un témoignage à l’autre. « La patientèle du docteur Machin est complète » : cette « petite phrase »,tous – ou presque – l’ont entendue. « Même sur les sites de prise de rendez-vous, quand on croit avoir décroché le Graal, le rendez-vous tant espéré, le couperet tombe, note Christine : quelques mots s’affichent en conclusion de la procédure : “Le médecin ne prend pas de nouveaux patients”. On se sent bien seule face à son écran ! »

Ils rapportent avoir multiplié les appels, les courriels, les déplacements. Avoir perdu des heures sur les forums Internet, à la recherche de « tuyaux ». Etre allés jusqu’à faire la queue devant des cabinets médicaux. Voire, pour certains, tenté des « sit-in de salle d’attente ». Rien qui étonne Gérard Raymond, président de France Assos Santé, principale fédération de patients. « Avoir un rendez-vous, ne serait-ce que chez son médecin traitant, prend aujourd’hui trois jours au moins pour plus de la moitié des patients, relève-t-il.Alors, chez un autre médecin ou un spécialiste… C’est encore plus difficile en cas d’urgence, dès qu’on sort du parcours de soins habituel. »

« La pédiatrie, c’est sinistré »

Marie, 42 ans, parle de « parcours du combattant ». Souffrant d’une maladie dermatologique, cette documentaliste a été « surprise »mais ne s’est pas alarmée quand la médecin qui la suivait a annoncé « basculer » de la dermatologie à la médecine esthétique. « J’habite au sud de Grenoble, dans une ville de 10 000 habitants bien desservie par les transports. Pour moi, un désert médical, c’était un village au fin fond d’une vallée, je ne me sentais pas concernée. »Elle consulte les annuaires de médecins, sélectionne ceux qui lui semblent les plus proches de chez elle ou de son lieu de travail. « Il m’a vite fallu regarder un peu plus loin, puis encore un peu plus loin… J’ai fini par élargir ma recherche à tout le département. J’en ai parlé à mon médecin traitant, qui est aussi désemparé que moi. Maintenant, je commence à regarder les départements limitrophes, dit-elle. Mais, si j’obtiens un rendez-vous, il me faudra prendre un jour de congé et faire trois heures de route. Je commence à me demander à quoi bon… »

Pour la famille Vernevaut, installée en zone rurale à la lisière de l’Yonne, c’est la quête d’un dentiste qui reste, pour l’heure, sans solution. « Le médecin qui nous prenait en charge, ma femme, nos fils et moi, a fermé son cabinet en mars et, depuis, c’est le trou noir – comme nos dents dans quelque temps, ironise Nicolas, le père, cadre à La Poste. Après des dizaines d’appels téléphoniques, nous avons étendu la recherche à Auxerre, à 40 kilomètres, puis à Troyes, à 60 kilomètres. Et toujours rien. Nous nous sommes même tournés vers le conseil de l’ordre des dentistes. En vain. » Nicolas n’a pas encore « renoncé » mais se sent, à ce stade, « coincé ».

Parfois, une « alternative » est trouvée. Pour ses garçons de 3 ans et de 2 mois, Clémentine consulte ainsi une médecin généraliste « qui sait faire avec les tout-petits ». « On en parle souvent entre amies, explique la jeune restauratrice, on vit toutes à Toulouse ou à côté, mais la pédiatrie, c’est sinistré. » Charles, 29 ans, a obtenu un rendez-vous chez un psychiatre, à Tours, grâce à un « désistement de dernière minute ». L’alternative, « ç’aurait été les urgences bondées et l’hospitalisation », souffle-t-il.

D’autres, parmi ceux qui habitent aussi en ville, assument d’avoir recours, « chaque fois que nécessaire » à SOS-Médecins. Ou opter pour des « visios », même avec des médecins qu’ils ne connaissent pas – le « premier de libre », concède Pierre, étudiant à Paris.

Les urgences comme « derniers recours »

Les urgences, avancent-ils, sont le « dernier recours ». Un message que beaucoup veulent porter, alors que de nombreux services, pour éviter l’engorgement cet été, ont adopté un système de « régulation » à l’entrée, parfois mal vécu côté patients. Le ministre de la santé s’est engagé à trancher, rapidement, sur la pérennisation de cette mesure (qui demande à en passer par un appel au « 15 » avant de se présenter aux urgences).

Après avoir ressenti une gêne à l’œil gauche cet été, Jérôme, 66 ans, s’est tourné vers les deux cabinets d’ophtalmologie les plus proches de chez lui, à 45 minutes de son village de l’Aveyron. « Le premier n’avait pas le matériel d’examen nécessaire, le second m’a renvoyé vers les urgences à Toulouse. » A 140 kilomètres, donc, soit deux heures de voiture, avec un « œil défaillant »… Jérôme est resté « sidéré ». « Je n’y suis pas allé, le premier cabinet que j’avais appelé a fini par me recevoir, raconte-t-il. Heureusement, ce n’était pas la déchirure rétinienne que je redoutais. »

Ghislaine, elle, est toujours « dans l’attente ». A 40 ans, cette auxiliaire de puériculture, installée dans l’Essonne, a mis sa vie « en suspens » depuis plusieurs semaines. « On m’a diagnostiqué, lors d’une hospitalisation, de l’hypertension. Je dois passer un examen qui ne peut être fait que par un cardiologue pour avoir le traitement adéquat. Mais je ne trouve pas de rendez-vous avant six mois. » Son médecin traitant lui a prescrit un médicament « au cas où la tension dépasserait un certain seuil », mais cela ne lui permet pas de mener une « vie normale », ni de reprendre son travail. « Tout stress pourrait aggraver ma situation, dit-elle, or chercher une consultation – sans rien trouver – me stresse. C’est un cercle vicieux ! » Elle a abandonné, à ce stade, l’espoir de voir un cardiologue rapidement.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire