samedi 9 avril 2022

La médecine narrative, mieux écouter pour mieux soigner

  • Alice Le Dréau, 

Utiliser les ressources de l’écriture et du récit pour développer son empathie envers le patient : cette approche fait son chemin en France.

« Je ne sais plus si l’on m’a transféré sur un brancard à l’étage ou en arrivant au rez-de-chaussée. Dehors, il faisait gris et froid. Il y avait des gens, du bruit et des ambulances partout, tout un épuisant carrousel de vivants. » Ces phrases sont extraites du récit Le Lambeau, publié en 2018 par Philippe Lançon, rescapé des attentats de Charlie Hebdo. C’est en les lisant que le professeur Serge Perrot, chef de service au centre de la douleur de l’hôpital Cochin (Paris), donne le ton, ce jour-là, de son cours de médecine. Un cours un peu spécial, coanimé avec un écrivain, Mathieu Simonet, et qui propose de sensibiliser une dizaine d’étudiants de 3e année à la « médecine narrative ».

Le concept, vu comme un complément de la « médecine fondée sur les faits » – rechercher les meilleures preuves disponibles pour résoudre un problème clinique –, est apparu au début des années 2000 aux États-Unis (lire page suivante), avant de se diffuser en France, de manière encore assez confidentielle. L’idée : en s’appuyant sur les outils narratifs que sont le récit, la lecture et l’écriture, « apprendre à écouter le patient, pour mieux le soigner », résume Serge Perrot.

Écouter le malade pour établir un premier diagnostic : n’est-ce pas un réflexe de base pour tout médecin ? « C’est ce que nous faisons tous les jours », souligne un généraliste dubitatif. Pas si simple, réplique Serge Perrot, pour qui les entretiens médicaux sont souvent « très standardisés et techniques. On demande les antécédents, le parcours de santé, façon interrogatoire de police ». Et de manière parfois expéditive.

« Le médecin interrompt son patient 17 secondes, en moyenne, après sa première prise de parole », soulève le professeur. Souvent pour réorienter la discussion vers ce qui semble utile à son diagnostic, parfois simplement pour passer à la phase suivante. Une précipitation qui a tendance à s’accentuer au fil de la carrière.

Comment muscler sa capacité d’écoute ? « Par la narration », répond Christian Delorenzo, docteur en « humanités médicales et philosophie » qui, à l’hôpital intercommunal de Créteil (Val-de-Marne), anime des formations à destination des soignants au côté d’un pédopsychiatre. Lecture, écriture, puis partage des créations à voix haute… Organisées en trois temps, les séquences s’articulent autour d’œuvres toujours plus ou moins un lien avec le soin. Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, constitue l’un des supports pour parler du don d’organes ; Les Récits d’un jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov sert à évoquer l’exercice de la médecine ; Oscar et la dame en rose, d’Éric-Emmanuel Schmitt, le cancer pédiatrique ; Une mort très douce, de Simone de Beauvoir, la fin de vie…

« Que disent ces textes de la douleur, du rapport au corps, des peurs du patient ? C’est ce que nous étudions », précise Isabelle Galichon, qui codirige, depuis la rentrée 2021, un diplôme universitaire de médecine narrative à la faculté de médecine de Bordeaux. Elle l’assure : les textes lus « accrochent l’attention, bousculent les représentations et permettent de s’en approprier d’autres ». Dans un deuxième temps, les ateliers d’écriture, dans lesquels les étudiants sont invités à composer sur leur propre expérience (la maladie, la perte d’un patient, etc.) puis à partager leur texte, poussent chacun à développer ses propres capacités à raconter une histoire, à questionner le sens et la perception qu’il a de son métier et sa façon d’améliorer sa pratique. « On aurait tort de penser qu’en médecine il n’y a que des textes scientifiques, des études de cas cliniques, des comptes rendus de recherches qui peuvent apprendre quelque chose de la psychologie ou du ressenti du patient », défend Isabelle Galichon.

« La médecine narrative aide à aiguiser le regard sur l’histoire du malade, complète Serge Perrot. Le parcours d’un patient, c’est un peu comme un polar. Au médecin de repérer des indices qui ont pu lui échapper. »

Par le récit, « nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes », écrivait le philosophe Paul Ricœur. C’est en s’installant dans celui de Réparer les vivants que Marie-Catherine Reboul, médecin généraliste inscrite au DU de Bordeaux, a mesuré l’importance d’une « éthique de l’annonce » face aux patients et à leurs familles. « On nous en parle pendant notre cursus, il y a même des mises en situation. Mais on ne se rend pas compte toujours à quel point une annonce trop brutale peut être un bulldozer dans la tête. » Elle se souvient, dans le roman, du « sentiment d’hébétude qui étreint la mère du jeune surfeur hospitalisé (et dont les organes seront prélevés, NDLR). » Ou de « ce couloir vers le bureau du médecin qui semble si long ».

L’œuvre d’Hervé Guibert nourrit aussi sa pratique. « Dans Le Protocole compassionnel, l’auteur, atteint du sida, raconte ses derniers jours et comment il se voit devenir un squelette vivant. » La dégradation du corps, la mort qui vient… « Désormais quand je suis face à un patient en fin de vie, j’ai l’impression que je comprends mieux », confie-t-elle.

Une plus grande empathie, une meilleure efficacité diagnostique, des capacités relationnelles renforcées, tels seraient les effets positifs de la médecine narrative, dont l’approche apparaît néanmoins trop conceptuelle aux yeux de certains professionnels – « C’est du bla-bla, non ? », nous a-t-on dit.

Une chose est sûre : entre la théorie et la pratique, il y a un pas à franchir. Et pas de recette miracle. « J’essaie de l’intégrer dans ma pratique de tous les jours, mais ce n’est pas évident », reconnaît Marie-Catherine Reboul. La médecine narrative s’inscrit dans le temps long, avec des changements « par petites touches ». Ce sont des jeunes femmes venues pour des renouvellements de pilule qu’elle interroge davantage sur la façon dont elles vivent leur contraception. Ou des patientes étrangères avec qui elle essaie désormais de discuter plus longtemps, malgré la barrière de la langue. « Mais je suis dans une ambivalence totale, admet-elle, car ma salle d’attente est pleine, les rendez-vous s’enchaînent et le temps est contraint. » Autant de réalités auxquelles se heurtent parfois les louables ambitions de la médecine narrative.

repères

Pour aller plus loin

Un livre. La Médecine narrative. Une révolution pédagogique ?, sous la direction de François Goupy et Claire Le Jeunne, Med-Line Éditions, 2016, 262 p. Le concept expliqué par ceux qui ont contribué à le populariser.

Un article. « Des groupes de médecine narrative dans un centre hospitalier : l’expérience et le dispositif du Centre hospitalier intercommunal de Créteil. » Les avancées et les limites de l’exercice, pratiqué depuis 2018 dans le Val-de-Marne. À lire sur medecine-philosophie.com


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