lundi 22 février 2021

Parentologie : du perroquet au « père OK »

Nicolas Santolaria  

Publié le 21 février 2021

En quelques décennies, nous sommes passés de la paternité institutionnelle rabâchant les mêmes injonctions à une paternité relationnelle, plus positive.

Chronique. Récemment, mon fils aîné a affiché sur la porte des toilettes de notre appartement un poster reçu avec l’un de ses Astrapi. Sur ledit document, on trouve, entre autres choses, une blague aux résonances post-lacaniennes, que j’ai trouvée très drôle : « On ne dit pas : “J’ai un perroquet”, mais “Papa est d’accord”. » Pour qui a eu un jour à s’occuper d’enfants, cette phrase sonne comme un parfait résumé du soudain vortex psittaciste dans lequel votre existence se trouve aspirée à partir du moment où vous entrez en contact avec ces charmants bambins. Devenir parent, c’est en effet se transformer au fil des mois en un infatigable répétiteur.

D’abord, pour apprendre à l’impétrant babilleur à faire correspondre les réalités du monde et des termes adéquats. Vous répétez donc inlassablement les mots, en commençant par ceux qui sont composés par des redoublements de phonèmes, dans l’espoir que votre progéniture, par un effet de mimétisme, se mette à les répéter à son tour, et à les intégrer. Votre quotidien redondant est peuplé de « doudous qui ont bu le lolo et pris leur nin-nin pour aller faire dodo ». Vous avez alors à peu près la même originalité expressive qu’un disque rayé ; ce qui est follement régressif et, à ce stade, encore plaisant.

Comme une télécommande défectueuse

Mais au fil du temps, ce climat de répétition bienheureuse change foncièrement de nature. Ce ne sont plus des phonèmes que vous répétez, mais des phrases entières. Le plus souvent – il faut bien l’avouer – à l’impératif et en haussant le ton. « Mets tes chaussures »« range ta chambre »« finis ton assiette »« ramasse tes jouets »« arrête ton caprice ». Le plus incroyable, dans tout cela, c’est que plus vous répétez ces phrases, moins elles semblent audibles. Vous les martelez donc de plus belle, comme une télécommande défectueuse sur l’accoudoir du sofa.

Comble d’ironie, « ne me faites pas répéter ! » est, à ce stade, la phrase répétitive la plus ânonnée par les parents. Ces derniers se disent alors qu’ils ont face à eux des hédonistes récalcitrants dont la seule ambition est de bafouer leur autorité. La preuve : il suffit de demander « qui veut un chamallow ? » pour que la surdité de l’auditoire disparaisse soudain comme par enchantement. Néanmoins, même si les enfants n’entendent que ce qu’ils veulent, on aurait tort de voir dans leur manque de réceptivité la simple manifestation d’une mauvaise volonté. Comme souvent, avec ces mini-mentors, leurs récalcitrances sont à double fond, autant que riches d’enseignements.

Car nous, adultes, nous sommes au fil du temps habitués à un rapport performatif de nos énonciations, dont on attend qu’elles produisent des effets immédiats sur le monde. Nous avons, d’une certaine manière, pris au pied de la lettre les thèses du philosophe américain J. L. Austin, exposées dans son ouvrage Quand dire, c’est faire (Points Seuil, 1991). Or, en nous obligeant à répéter et répéter encore, les enfants nous rappellent à une réalité oubliée : celle de la potentielle improductivité du langage. « Quand dire, c’est ne pas (forcément) faire » pourrait donc être un des axiomes centraux de la linguistique enfantine.

L’autorité lointaine de jadis a laissé place à la figure du papa complice, capable de remuer la tête du haut vers le bas en signe d’acquiescement, de prendre en compte le consentement des plus jeunes.

Plutôt que de penser que ces rebelles perlocutoires font exprès de ne pas répondre à nos injonctions – qui, d’ailleurs, aurait envie de contenter quelqu’un qui lui parle à l’impératif ? –, on pourrait aussi accepter que leurs urgences ne soient pas les nôtres. Que, dans leur échelle de valeurs, se mettre soudain à jouer avec ce Playmobil est une nécessité bien plus impérieuse que d’enfiler son blouson. Plaçant ses propres aspirations intérieures avant les attentes sociales, l’enfant nous invite à l’imiter, et à dire enfin « oui » à la vie immédiate, celle qui se manifeste dans l’instant présent.

Individu convalescent, le « perroquet » est donc potentiellement un futur « père OK », s’inscrivant dans un contexte marqué par l’évolution de la fonction paternelle. En quelques décennies, nous sommes ainsi passés d’une paternité institutionnelle et parfois brutale à une paternité relationnelle, aux tonalités plus positives. L’autorité lointaine de jadis, formulant essentiellement des interdits, a ainsi laissé place à la figure du papa complice, capable de remuer la tête du haut vers le bas en signe d’acquiescement, de prendre en compte le consentement des plus jeunes, et de partager avec eux une partie de Mario Kart.

« L’amour paternel peut désormais se concevoir dans l’implication interactive, directe, auprès et avec l’enfant. […] La paternité relationnelle devient une nouvelle norme. Mais elle est loin d’être facile à satisfaire car il faut parvenir à lutter contre les stéréotypes du masculin traditionnel », écrit la sociologue Christine Castelain-Meunier, dans L’Instinct paternel. Plaidoyer en faveur des nouveaux pères (Larousse, 2019). Pour rendre justice à ces évolutions, il faudrait donc en finir avec le vieux concept psychanalytique de « nom-du-père », qui est également un structurel « non du père », faisant peser sur les rôles de chacun le poids des stéréotypes. Face à ce papa défait de ses oripeaux punitifs, c’est parfois à la mère, assumant à parts égales la fonction d’autorité, que revient le soin de formuler des limites sans lesquelles il n’y aurait pas d’éducation possible.

La répétition, un plaisir

Pour finir, soulignons que la répétition peut constituer en elle-même un plaisir. Voilà pourquoi le « père OK », s’il a évolué dans sa manière d’être, n’abandonne jamais totalement ses atours de perroquet. Dans son ouvrage La Répétition (Rivage Poche, 2003), le philosophe Soren Kierkegaard avance que « l’amour de la répétition est en vérité le seul heureux. […] L’espoir est un habit neuf, raide et serré, étincelant, bien qu’on ne l’ait jamais porté et que par conséquent, on ignore s’il vous va, ou s’il vous siéra. Le ressouvenir est un vieil habit qui, si beau soit-il, ne vous va plus, car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. »

Dans le fond, derrière la façade de l’agacement surjoué, on souhaiterait que ces répétitions ne s’arrêtent jamais, comme si l’on voulait revivre éternellement ces instants si précieux auprès de nos enfants et les transformer en hoquets existentiels susceptibles de conjurer la fuite du temps. Quand, adultes, vous retrouvez vos parents, ils se mettent d’ailleurs à vous répéter les mêmes choses que lorsque vous étiez enfants, activant à leur tour la même mécanique : « N’oublie ton bonnet, il fait froid dehors ! Tu m’as entendu, n’oublie pas ton bonnet ! ? » « Oui, tu me l’as déjà répété dix fois ! », répondit l’écho.



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