lundi 22 février 2021

Hervé Le Tellier : « Ma mère m’a appris à mentir, c’était un peu un apprentissage de la fiction »



Hervé Le Tellier, 63 ans, a longtemps été un écrivain pour happy few, un virtuose de la littérature à contrainte et des textes courts. Le prix Goncourt 2020 et ses ventes phénoménales ont propulsé sur le devant de la scène le président en exercice de l’Oulipo, ce groupe d’auteurs qui construisent eux-mêmes les labyrinthes dont ils se proposent de sortir, selon la définition prêtée à Raymond Queneau.

Je ne serais pas arrivé là si…

Il y a tant d’embranchements dans une vie… Mais, en ce qui concerne l’écriture, la bifurcation initiale, c’est le premier livre publié. Je ne serais donc pas arrivé là si je n’avais pas fait la connaissance de l’écrivain et éditeur Paul Fournel, s’il n’avait pas publié mon premier livre, Sonates de bar (Seghers, 1991), et s’il ne m’avait pas encouragé à continuer. Par la suite, Paul a aussi joué un rôle important en me faisant entrer à l’émission de France Culture « Les Papous dans la tête », et à l’Oulipo, où j’ai été coopté en 1992.

Paul Fournel a-t-il fait de vous un écrivain ?

A l’époque, j’étais journaliste scientifique. J’ai dirigé Sciences et techniques, Sciences et technologies. Pour le magazine L’Evénement du jeudi, j’écrivais par ailleurs de petites nouvelles dans lesquelles je présentais à chaque fois un cocktail. Elles devaient faire 2 000 signes. Je m’amusais à remettre des textes d’exactement 2 000 signes. Pas 1 999 ni 2 001. Le goût de la contrainte !

« La lecture était une forme non négligeable d’abstraction de la famille dans laquelle je me trouvais »

Ces textes n’avaient pas vocation à être rassemblés en un livre. Mais, grâce à Paul Fournel, j’ai bifurqué vers la littérature. Comme j’avais payé mon appartement, j’ai pu me lancer dans cette activité d’une rentabilité aléatoire, mais qui me stimulait plus que l’écriture journalistique. J’ai trouvé quelques subsides, notamment avec un billet quotidien auMonde, qui a constitué un matelas de sécurité pendant quinze ans. J’ai ainsi pu reprendre une écriture littéraire que j’avais longtemps oubliée.

L’aviez-vous déjà pratiquée ?

Vers 14 ou 15 ans, j’adorais Boris Vian, Jacques Sternberg, Félix Fénéon, et j’écrivais de mauvais textes littéraires. Des formes courtes, puis un premier roman, L’Affaire Lev Davidovitch.C’était le nom d’un chat – et, accessoirement, les prénoms de Trotski. J’avais envie de raconter une histoire de bout en bout et, avec L’Anomalie (Gallimard, 336 pages), j’ai retrouvé ce plaisir de gamin d’être happé par des personnages. C’était néanmoins assez périssable. Surtout, que L’Affaire Lev Davidovitch ne soit jamais publié ! Il faudrait peut-être brûler le manuscrit, pour éviter tout risque…

Quel enfant étiez-vous ?

Un enfant unique, donc solitaire, assez studieux. Je lisais énormément. De la science-fiction, la collection Life « Le Monde vivant », ou encore la saga Les Thibault, de Roger Martin du Gard. La lecture était une forme non négligeable d’abstraction de la famille dans laquelle je me trouvais. Je m’y ennuyais terriblement, et je doutais légitimement de l’amour que je ressentais pour mes parents. A 15 ans, je voulais fuir cette famille à laquelle j’avais été assigné. En même temps, je me sentais extrêmement coupable d’avoir une relation de cette nature avec mes parents, une relation qui n’en était pas une. J’ai raconté cela dans un récit, Toutes les familles heureuses (JCLattès, 2017).

« J’ai toujours su que ma mère était folle », y écrivez-vous. Folle, vraiment ?

Diagnostiquer que sa mère est folle, c’est difficile quand on est tout jeune. Et puis, enfant unique, on ne peut pas confronter son point de vue avec celui de ses frères et sœurs. Mais, très vite, j’ai senti que l’emprise était forte. Ma mère était dans une relation de vengeance vis-à-vis des hommes. J’étais le seul de la famille pour lequel elle avait un peu de respect. Un jour, elle avait lâché, en parlant de mon beau-père : « Lui ou un autre… » On ne peut pas dire ça de quelqu’un qu’on aime ! Et moi, je ne pouvais pas vivre avec une femme qui considérait les autres comme interchangeables. Cette phrase m’a tant marqué que le titre initial de mon récit était Elle ou une autre.

Et côté paternel ?

Ma mère avait quitté mon père, je le voyais très peu. Une fois l’an ou tous les deux ans. Quant à mon beau-père, dont je porte le nom, il ne remplissait pas les cases normalement dévolues à un père. Il ne cherchait pas à prendre cette place, peut-être parce qu’on ne le laissait pas faire. On était dans le conflit.

« J’ai été flasheur à “Libération”, gardien de nuit en hôpital psychiatrique, j’ai trimballé des morts sur un chariot dans la morgue d’un hôpital… »

La case paternelle a toujours été manquante. Elle a été remplie autrement, par mon grand-père maternel, puis par des enseignants et des écrivains. « On apprend plus des bons livres que de la vie », a dit Freud, je crois. C’est assez juste. AvecLe Rouge et le Noir, on apprend beaucoup sur les relations amoureuses. Avec l’écrivain britannique H. G. Wells, on aborde des questions puissantes : les mutations génétiques, ce qu’il y a d’homme chez l’animal et d’animal chez l’homme…

Vous parlez d’emprise maternelle, pourquoi ?

Une exigence d’accomplissement des désirs de ma mère pesait sur moi. Je devais remplir ses espoirs. Non pas ceux qu’elle avait pour elle-même : je ne suis pas la petite danseuse devenue étoile parce que sa mère n’a pas réussi à danser. Je dois plutôt réussir les exploits que son père à elle, mon grand-père, n’a pu accomplir. C’était un ancien ouvrier devenu ingénieur. Il n’avait jamais pu être polytechnicien, et avait simplement fait les Arts et métiers, et encore, sans passer le concours, mais par le biais de la promotion interne. Ma mère souhaitait que j’accomplisse le destin que son père n’avait pas pu avoir. Une grosse charge sur les épaules !

Vous l’avez portée longtemps…

Oui. J’ai accepté de ne pas suivre les études de lettres que j’aurais pu faire. Je suis allé vers les mathématiques, qui auraient dû me conduire à devenir ingénieur, mais j’ai vite explosé. J’étais trop jeune pour supporter la pression. En 1974, j’ai quitté la prépa pour n’y plus revenir, sans le dire à mes parents. Je sortais de chez moi le matin, je rentrais le soir. Un peu comme Jean-Claude Romand, cet homme qui s’est prétendu, pendant dix-huit ans, médecin et chercheur à l’OMS… Entre-temps, j’allais au cinéma, au restaurant universitaire, au jardin du Luxembourg, je lisais. Je trichais avec le monde entier ! Ma mère était très menteuse, elle m’a appris à mentir. Alors je mentais. C’était un peu un apprentissage de la fiction.

Comment cette aventure s’est-elle achevée ?

Au bout de quatre mois, j’ai été dénoncé par la documentaliste, parce que je n’avais pas rendu un livre de physique. Nécessité d’avouer, disputes, guerre ouverte. C’est là que j’ai décidé de partir de la maison dès que je serais majeur. Un des points de bifurcation essentiels de ma vie.

Que s’est-il passé ?

Je ne pouvais plus supporter cette assignation à suivre le chemin tracé par ma mère. Donc j’ai créé les conditions d’une fuite. J’ai trouvé quelqu’un chez qui m’abriter, et continué des études en gagnant un peu d’argent. J’ai donné des cours de maths, et multiplié les petits travaux. J’ai été flasheur àLibération, gardien de nuit en hôpital psychiatrique, j’ai trimballé des morts sur un chariot, dans la morgue d’un hôpital… J’avais une culpabilité de quitter la maison, moi l’enfant unique, mais il n’y avait pas le choix. Il fallait rompre le fil.

C’est l’époque où vous entrez à la Ligue communiste révolutionnaire…

J’y ai trouvé une seconde famille, la fratrie que je n’avais pas eue, comme plus tard à l’Oulipo. J’étais un militant quasi professionnel. L’avantage, c’est que la petite organisation, alors dirigée par Alain Krivine et Daniel Bensaïd, n’était pas une secte. Elle était très ouverte sur le monde, et on devait lire. On gardait en tête l’idée que Trotski avait passé trois ans de sa vie à lire des romans français. Cela a constitué une excellente formation, grâce à laquelle j’ai réussi le Centre de formation des journalistes. Ensuite, je me suis éloigné de la Ligue. Mais j’en ai gardé la conviction que notre monde est organisé en classes, et qu’on ne s’en tirera pas sans le remettre sur pied de manière pas forcément très douce.

Cette période est aussi marquée par le suicide de votre fiancée, enceinte de quatre mois. Qu’avez-vous fait de ce drame ?

[Un silence.] Je ne m’en suis pas débarrassé. C’est une histoire que je porte en moi, vous l’entendez dans ma voix qui tremble. Ce jour-là, je perds une femme toute jeune que je connaissais depuis six mois, une famille qui était en train de m’adopter. Comme Piette avait toutes les qualités et tous les défauts des maniaco-dépressifs, elle n’était pas sortable, donc je vivais en huis clos avec elle. Après, sa mort est un tel choc qu’on ment. Je ne pouvais pas porter les habits du veuf. On m’aurait toujours traité comme un malheureux, choyé, mais de manière malsaine, et je voulais tout, sauf être protégé. Je ne me voyais pas ressasser ma douleur. J’ai donc caché cela pendant vingt ans. J’ai finalement donné cette histoire à porter à Thomas, un psychanalyste de mon roman Assez parlé d’amour (JCLattès, 2009).

Puis j’ai repris ce passage dans Toutes les familles heureuses, en remplaçant « il » par « je ». Ce deuil reste un fardeau dont on ne peut pas se libérer. Il y a peu, j’ai participé à un colloque sur la résilience, et je me suis retrouvé en larmes à parler de résilience… Mais c’est aussi un fardeau qui allège : il m’a terriblement construit, il m’a donné une capacité à exprimer de la douleur de façon sincère dans les livres. Et puis, le malheur et le bonheur vont ensemble, c’est la même émotion. Si l’on en perd la forme noire, on perd aussi le reste.

La contrainte littéraire peut-elle aider à exprimer la souffrance ?

Il y a une pudeur de la contrainte. Quand on parle du deuil, mais qu’on en fait un sonnet, ou des quatrains comme Hugo dans Les Contemplations, on n’écrit pas la même chose que sans garde-fou. Je trouve plus digne que la douleur soit contenue dans des blocs, les blocs de marbre de la langue.

Vous êtes un virtuose de la contrainte et un auteur au public désormais très large. Est-ce donc conciliable ?

Bien sûr ! Quand j’ai écrit L’Anomalie, je voulais un livre populaire, accessible à tous, pas un chef-d’œuvre oulipien où les contraintes soient si fortes qu’elles freinent la lecture. Les contraintes y existent, les références y sont nombreuses, et tant mieux si certains lecteurs repèrent que « Tous les vols sereins se ressemblent », en attaque d’un chapitre, est une allusion à Anna Karénine. Mais je ne veux pas que cela handicape le lecteur. Dans mes romans, j’essaie d’éviter l’hermétisme.

« L’Anomalie » est à présent le deuxième prix Goncourt le plus vendu de l’histoire, après « L’Amant », de Marguerite Duras. Comment l’expliquez-vous ?

Jamais je n’aurais pu l’imaginer ! Plusieurs phénomènes se sont combinés. Le tirage initial était limité à 12 500 exemplaires, mais le livre a bénéficié de quelques bonnes critiques, un bouche-à-oreille s’est installé, et les 30 000 ventes étaient atteintes avant même la troisième sélection du Goncourt.

« “L’Anomalie” est un livre d’évasion qui offre de voyager dans le monde entier, au moment où c’est interdit. Avec un titre bizarre, une anomalie… »

Il était dans toutes les listes des prix littéraires, ce qui a renforcé le bouche-à-oreille, puis il a évidemment été porté par la bande rouge « Prix Goncourt », et l’image de Gallimard. L’épidémie de Covid-19 a aussi joué un rôle. Durant le confinement, les libraires ont continué à travailler grâce au « click and collect », qui a profité aux livres les plus visibles, puisqu’on ne pouvait plus feuilleter tous les ouvrages sur les tables. Et, depuis, il n’y a plus de théâtre, plus de cinéma, donc les seuls objets culturels dont on discute sont les séries et les livres. Résultat, les livres ont été extrêmement offerts à Noël, et on passe d’un Goncourt de 300 000 ou 400 000 exemplaires d’habitude à un Goncourt de 800 000.

Et les qualités propres de votre roman…

C’est un livre d’évasion qui offre de voyager dans le monde entier, au moment où c’est interdit. On ne peut pas exclure que cela ait joué. Il propose aussi une expérience de pensée, avec l’idée que le monde est peut-être différent de ce qu’on croit, et une interrogation sur le double : qu’est-ce qu’on ferait face à soi-même ? Et puis, c’est un livre avec un titre bizarre, très différent des autres proposés à la rentrée. Une anomalie…

Change-t-elle votre vie ?

Oui. Mes anciens livres deviennent infiniment plus visibles. Je vais continuer à écrire les livres dont j’ai envie, sans me sentir obligé de faire un nouveau best-seller. Les trois ans qui viennent devraient être très agréables, du moins si l’épidémie s’arrête. Et j’ai l’assurance de ne pas être à la rue avant un bout de temps. J’avais une vieille Dacia break, j’en ai acheté une neuve. Pas de Porsche, je reste un garçon raisonnable.

« L’Anomalie », d’Hervé Le Tellier, Gallimard, 336 pages.


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