lundi 22 février 2021

« La théorie de la nation “une et indivisible” n’a jamais empêché la France d’être bousculée par le débat racial »

Philippe Bernard


Publié le 20 février 2021

A chaque crise, le clivage entre « lutte des races et lutte des classes » n’a cessé d’être réactivé, observe dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Chronique. C’était le temps où les intellectuels noirs américains s’exilaient à Paris pour fuir la ségrégation raciale, respirer et créer. En 1946, Richard Wright, né dans le Mississippi, auteur de l’inoubliable Black Boy (Gallimard, 1979)s’exilait en France, « le seul pays », affirmait-il, « où il pourra[it] continuer à exprimer ses idées librement » et dont il prit la nationalité l’année suivante.

A cette époque où d’autres écrivains noirs comme Chester Himes et James Baldwin choisissaient également la France, André Siegfried, président de la Fondation nationale des sciences politiques, figure tutélaire de Sciences Po hanté par l’idée de hiérarchie des races, affirmait à ses étudiants (1951) : « Le Noir [est] incapable de raisonner comme nous (…).Socialement, collectivement, la race noire reste au-dessous du moins bon des Blancs. » En plein Quartier latin, à quelques rues de distance, on pouvait fuir le racisme et le professer.

En exhumant ces citations pour le moins contrastées, le livre du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel Race et sciences sociales (Agone, 432 pages, 22 euros) rappelle une réalité historique qui tranche avec les discours actuels présentant la « question raciale » comme un grand impensé français qu’il faudrait briser en important les schémas américains. Aveugle à la couleur de peau, indifférente à l’expérience vécue par les non-Blancs, la France serait handicapée pour lutter contre les discriminations.

Balayant l’histoire républicaine, les auteurs montrent qu’en réalité la « race » n’a pas cessé d’être un enjeu du débat politique français, en particulier depuis 1870. Il s’est d’abord agi de définir la « race » française, longtemps confondue avec l’idée de nation, pour la différencier de l’ennemi allemand. Mais, très vite, on a cherché à se situer vis-à-vis des « indigènes » des colonies, mais aussi à définir les critères d’une « bonne immigration ». Avec une tendance générale qui s’est renforcée depuis le XXsiècle : tandis que la droite, focalisée sur l’identité nationale, cherchait à politiser la question raciale, la gauche bataillait contre les inégalités sociales, dénonçant une instrumentalisation des races visant à diviser les exploités. Lutte des races contre lutte des classes, à chaque crise, ce clivage n’a cessé d’être réactivé.

Infâme définition légale

La théorie de la nation « une et indivisible », héritière de la Révolution et inscrite dans l’article premier de la Constitution n’a donc jamais empêché la France d’être tiraillée, bousculée par le débat racial. Pour le meilleur, lorsque, dans l’entre-deux-guerres, Paris est devenu la capitale de la « négritude » et des mouvements anticolonialistes, accueillant le Vietnamien Ho Chi Minh, l’Algérien Messali Hadj et le Sénégalais Lamine Senghor. Pour le pire, dans l’empire colonial où des critères raciaux furent introduits dans le droit, et lorsque Vichy donna à la « race juive » une infâme définition légale.

Même s’il renvoie à un idéal plus qu’à une réalité quotidienne, la fiction d’une République indifférente à la couleur de la peau n’a cessé d’attirer en France des colonisés et des persécutés. Comment, autrement, expliquer d’extraordinaires itinéraires comme celui de Salah Bouchafa (1903-1945), pionnier du militantisme en faveur de l’indépendance algérienne, né en Kabylie, ouvrier à Clichy, résistant communiste mort au camp de Dachau. Ou celui du Sénégalais Féral Benga (1906-1957), consacré comme « l’étoile noire » du music-hall parisien en 1931, qui dansa avec Joséphine Baker, immense icône noire symbole à la fois des ambiguïtés de la France et de ses capacités émancipatrices.

Cette histoire-là, que le gouvernement souhaite célébrer, continue de s’écrire. On peut s’en convaincre en lisant, par exemple, l’Autoportrait en noir et blanc (Grasset, 224 pages, 19,50 euros) de l’essayiste américain Thomas Chatterton Williams. Né d’un père noir et d’une mère blanche, « tombé amoureux de la France en tant que pays mais plus encore en tant que concept », il remet en cause l’implacable classification raciale américaine à l’occasion de la naissance, à Paris, de sa fille, un bébé tout blond.

Le passé colonial pèse

Le refus de l’assignation raciale, on le trouve aussi chez Ismaël Saidi, cet ancien policier devenu dramaturge dont le spectacle « Djihad » a été vu par 900 000 personnes, notamment dans les établissements scolaires. Belge d’origine marocaine, musulman pratiquant, laïque, de culture judéo-chrétienne, il se présente comme une « lasagne identitaire ». Pourfendant la victimisation et l’assignation identitaire, il adapte l’expression yiddish « Heureux comme Dieu en France » qui devient dans sa bouche « Heureux comme un musulman en France ».

La société française de 2021 n’a évidemment rien à voir avec celle, très peu métissée et encore très impériale de l’après-guerre. Pas question de nier aujourd’hui que les discriminations raciales aggravent les injustices sociales : un jeune Arabe ou Noir court vingt fois plus le risque de se faire contrôler qu’un Blanc. Pas question d’ignorer que le passé colonial pèse sur la perception des minorités « visibles ».

Ces réalités n’empêchent nullement d’estimer que le « tout racial », l’assignation à des identités construites en dehors des intéressés et qui ignorent la diversité des choix individuels, les strates variées des personnalités (la « lasagne »), creusent les fractures au lieu de les réduire. De même que la désignation des « hommes blancs » comme « privilégiés » indépendamment de leur statut social.

Toute la question, aujourd’hui, est de traquer l’ensemble des discriminations sans enfermer quiconque dans une identité figée, celle de « colonisé », celle de « Noir » ou celle d’« opprimé », que précisément Richard Wright et Salah Bouchafa fuyaient quand ils ont choisi Paris. Classe ou race ? Les deux, mon capitaine. L’histoire de la France ne s’est jamais écrite en noir et blanc.


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