samedi 19 décembre 2020

LA MAISON D’ÉCRITURE D’HÉLÈNE CIXOUS : PARUTION DE «SÉMINAIRE» ET «RUINES BIEN RANGÉES»

Par Frédérique Roussel   Photo Marie Rouge  — 18 décembre 2020
Hélène Cixous chez elle, à Paris, le 14 décembre.Hélène Cixous chez elle, à Paris, le 14 décembre. Photo Marie Rouge pour Libération

L’avant-veille, Hélène Cixous a tenu son séminaire qui dure depuis près de cinquante ans. A distance, pas à la Maison Heinrich Heine comme d’habitude mais en visio de son appartement du dixième étage du sud parisien. Une partie de ce «Séminaire» - les enregistrements depuis 1999 sont déposés à la Bibliothèque nationale de France - paraît pour la première fois. Cette publication à visée intégrale débute par un volume de trois ans de séminaires, de 2001 à 2004, avec une unité thématique autour de la perte, la mort, la guerre, mais aussi de l’amour, de la beauté, de la vie. Le lecteur, et non plus seulement l’auditeur, ne peut que se sentir happé dans ce cheminement littéraire très personnel, qui mène une réflexion approfondie, savante et jubilatoire sur les textes de Proust, Kafka, Balzac, Stendhal, Dostoïevski, Joyce, Bernhard… tout en ouvrant la porte à l’actualité. Sorti en parallèle et issu du creuset textuel sur lequel œuvre depuis toujours l’écrivaine et dramaturge née en 1937 à Oran, Ruines bien rangées porte sur sa «troisième campagne» à Osnabrück, cette ville de Basse-Saxe où est née sa mère, Eve Klein, disparue en 2013 et qu’elle convoque de nouveau lors d’une promenade dans les rues, dans une histoire de persécutions et dans les fils du rêve. Rencontre.

Que représente pour vous la publication du Séminaire ?

Une énorme surprise. Je ne l’avais jamais envisagée. Je la dois à la combinaison des efforts de mon éditeur, l’historien de l’art Jean-Loup Champion, et de Marta Segarra, venue au séminaire à la fin des années 90. Je leur disais : on ne peut pas les publier, ils n’existent pas. C’est ma parole, c’est oral. Et vous rendez-vous compte que ce sont des monstres ?

Mais du coup, vous le souhaitiez ?

Pour moi, ce n’est pas de l’écriture. Elle est d’une autre espèce, parlée, plus lâche, qui cherche l’auditeur. Il y a l’écriture de théâtre. Il y a l’écriture de mes textes, la principale, où je crée et je sculpte dans la langue. L’écriture parlée des séminaires est conditionnée par le public. C’est un peu comme le théâtre, ça s’adresse à. Ça explique, développe, ce que je ne fais pas quand j’écris. Mais je me rends bien compte de la demande des chercheurs ou de ceux qui fréquentent le séminaire depuis des décennies.

Les séminaires de Michel Foucault, de Jacques Derrida ont été publiés…

C’était écrit. Derrida écrivait tout. Dans les années 90, aux Etats-Unis, il m’a vue faire et m’a dit : «Tu oses faire des séminaires comme ça. Tu n’écris pas.» C’était un reproche par rapport à une responsabilité pareille. Mais si je faisais un séminaire avec mon écriture, ce serait insupportable. C’est beaucoup trop dense. C’est une sorte de violence, ça demande un effort qui ne peut pas durer quatre ou cinq heures.

Comment le préparez-vous ?

La préparation est extrêmement intense. Je ne l’écris pas donc, mais c’est là [ndlr : dans sa tête]. Je travaille pendant une semaine pour un séminaire qui dure quatre ou cinq heures.

Prenez-vous des notes ?

Presque pas. J’ai deux pages de repères et une grande quantité de textes qui se promènent dans toute la littérature. Le séminaire est une étrange chose qui existe depuis des dizaines d’années. Il y a une population très émouvante, des gens de mon âge, d’autres de 18 ans, qui viennent de tous les pays du monde. C’est extraordinairement hétérogène. Pour dire la vérité, ça fait deux-trois ans que je me dis, bon, si j’arrêtais. Je n’ose pas, c’est absolument exclu pour le moment.

Comment cela, «exclu» ?

Les amis et les gens qui assistent au séminaire n’imaginent pas une seconde qu’il puisse s’arrêter.

Vous, vous y pensez ?

J’ai 83 ans et je me dis : «Quand même, un de ces jours tu vas t’arrêter, non ?» Cela peut arriver d’un jour à l’autre. Des gens plus âgés autour de moi me disent, attention, il y a un moment où ça ne marche plus. Il faut que je les écoute quand même.

Et vous y prenez toujours plaisir ?

J’adore la littérature. C’est un problème parce que c’est un travail extrêmement ardu. En ce moment en plus, je suis en travail de théâtre, à 95 % pour le Théâtre du Soleil, sur une création qui se passe au Japon. J’ai prévenu Ariane [ndlr : Mnouchkine], cette semaine je ne suis pas là. Le séminaire commande d’une certaine manière.

Après près de cinquante ans de séminaires, vous renouvelez-vous toujours ?

La littérature est absolument inépuisable. C’est aussi une façon de lire pour moi. J’ai toujours dit, qu’au fond, au séminaire, on apprend à lire. C’est pour cela que c’est très politique. Je parle aussi de ce qui est en train de se produire, comme à mon dernier séminaire. J’étais en pleine actualité et je pense que c’est ça l’utilité de la chose. Les textes ne m’intéressent que quand ils ont une portée littéraire et historique.

De quelle actualité avez-vous parlé ?

Je travaillais sur le thème de l’emprisonnement dans et à partir de la Prisonnière de Proust et de tous les textes littéraires qui s’enferment, travaillent sur ce thème, Kafka et les trésors que nous avons en France. Stendhal c’est ça, il joue à la prison, il rentre, il sort. Son option, c’est la prison d’amour, c’est là qu’il est heureux. Or on s’est tous retrouvés en prison. Personne n’avait jamais vécu cette expérience, par contre la littérature l’avait fait. Et j’ai été amenée à d’autres prisons par le Dernier Jour d’un condamné d’Hugo, un chef-d’œuvre. Il l’écrit en 1829 à 27 ans, il n’a pas connu la prison, ni l’exil, et il sait tout, il sent tout, il devine tout, par la puissance de l’imagination. Je me suis retrouvée dans cette prison de condamné à mort, et je notais avec rage que cette espèce de monstre de Trump était en train d’accélérer les exécutions. Brandon Bernard, condamné à mort à 18 ans et exécuté la veille du séminaire, était sous les verrous depuis vingt ans.

Vous mêlez donc la littérature et le monde extérieur.

Je suis à l’intérieur, dans une sorte de bulle de textes, de papiers et de visages. Et il y a les fenêtres par où entre et sort le monde. Je ne vais pas le chercher, parfois il s’impose. Il entre avec un grand vent, et voilà.

Aviez-vous choisi le thème de la prison en lien avec le confinement ?

Pas du tout. Je suivais des fils que je tirais de Proust et d’autres textes. J’en étais arrivée justement au traitement d’Albertine et on a été rattrapés. C’est une expérience que j’ai très souvent faite avec le Théâtre du Soleil : il nous est arrivé de travailler sur des thèmes et, hop, cela arrivait. En réalité, c’était le théâtre qui était prophétique. J’ai toujours dit qu’il y a une sorte de pouvoir anticipateur du théâtre.

Votre séminaire suit un fil fait de détours et d’associations.

C’est ça, la littérature. Si vous prenez n’importe quel grand texte, il est nourri exactement de la même manière, par les événements, par les autres textes, parce que les grands écrivains ont de la mémoire, il y a des fleuves qui viennent de partout dans leur langue ou dans les langues de la littérature. Je dis toujours qu’il ne faut pas oublier que Shakespeare lisait Montaigne et Montaigne lit le monde entier. C’est comme ça que fonctionne la littérature, la vraie, parce que c’est celle qui existe à un pour mille de ce qu’on publie. Ce que je fais c’est de la littérature comme on fait de la musique, je la fais vibrer, je la joue.

Est-ce que vous relisez tous les textes avant le séminaire ?

Je suis moi-même une bibliothèque. Quand je prépare un séminaire, je me dirige dans un pays, je sais que je dois prendre telle direction, puis je vais chercher. Il y a des choses inoubliables, comme dans Shakespeare, certains morceaux de scènes font partie de moi-même. Mais pour le séminaire, je reprends le texte parce que sa force, c’est justement que, s’il y a une autre sorte de sujet dans le sujet, il y a vingt autres sujets. Et puis il y a l’écriture, le jeu, la musique et le travail de signifiants. Les textes ou les photocopies que je prends pour le séminaire sont entièrement coloriés. Ce sont des tableaux.

Qu’avez-vous fait pendant le confinement ?

Je suis partie à la dernière minute chassée à coups de pied par Ariane. J’ai ma maison d’écriture dans le Sud-Ouest où je ne pensais pas aller parce que je me disais comme tout le monde qu’on était condamné.

Avez-vous écrit ?

Pas tout de suite. Au début, j’ai été paralysée devant l’immensité de l’effroi suscité par l’événement. Je me suis dit, en tout cas tu ne vas pas lire les textes sur l’épidémie que tu connais par cœur. Résultat : je n’ai lu que ça, c’était absolument irrésistible. Mais j’ai lu tout autrement. Le rapport d’épidémie de Thucydide était tellement d’actualité que j’ai tiré mon chapeau. C’est admirable. Premier très grand reporter d’un fléau comme la peste. Ensuite, je fréquente depuis longtemps Defoe, un de nos grands génies selon moi. Tous ses textes ont trait à ce genre d’épisode, que ce soit Lady Roxana ou l’Heureuse Catin, qui semble n’avoir rien à faire avec un confinement mais qui est plein justement de réclusions de tous genres, Robinson Crusoé ou Journal de l’année de la peste.

Vous n’écrivez que dans votre maison d’écriture ?

C’est là-bas que ça arrive. J’y passe toujours deux mois, je ne cède jamais là-dessus. Par chance, j’ai un environnement indispensable. J’ai besoin de solitude, de nature. Il y a de la forêt, de la mer, du vent, des animaux. Il n’y a pas d’appareils, pas de télévision. J’attends, puis ça arrive. Je ne vais pas dire que c’est magique, ça arrive comme les rêves arrivent. Après tout, quand je me couche, je me dis : «Rêve». J’attends et ça n’a jamais aucun rapport avec ce que j’aurais pu prévoir, évidemment.

26 fevrier 2003 French writers Helene Cixous and Jacques Derrida, who co-wrote several literary essays. (Photo by Sophie Bassouls/Sygma/Sygma via Getty Images)

Hélène Cixous en compagnie de Jacques Derrida, en février 2003. Photo Sophie Bassouls. Sygma. Getty Images

Dans Ruines bien rangées vous racontez un rêve, était-ce le début ?

Au départ, il y a eu un noyau. Il est resté immobile jusqu’à ce que j’arrive dans la maison d’écriture et que je me mette en position d’écoute. C’était une image d’une grande puissance d’Osnabrück, la ville de ma mère où elle ne voulait pas que j’aille. Je l’ai beaucoup arpentée, et au bout de ma troisième exploration, en 2018, avec une amie historienne, ancienne maire de la ville et féministe qui me sert de Virgile, si je suis Dante à Osnabrück, je suis passée plusieurs fois dans une très belle rue. C’était comme si j’avais senti quelque chose. Cette rue s’appelait la rue de la vieille synagogue. Et puis je vois un monument, spectaculaire. Je suis restée figée. Osnabrück en est très fière parce qu’après la destruction de la synagogue comme tant d’autres en Allemagne pendant la Nuit de cristal, elle en a ramassé les ossements, les a mis dans une cage, c’est-à-dire du point de vue des habitants, pieusement conservés et exposés pour ne pas oublier. C’est une ville qui a un destin extraordinaire. Depuis sa création au VIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, elle a été le théâtre d’événements inouïs, en particulier le traité de Westphalie, c’est-à-dire la fondation de l’Europe, la fin d’une guerre de religion qui a fait des millions et des millions de morts.

Vous racontez votre visite comme si vous vous promeniez avec votre mère.

C’est une fiction évidemment.

Parce qu’aller là-bas, c’est être avec votre mère.

Absolument, pour elle c’était très vivant.

Vous écrivez : «C’est le livre que ma mère m’a laissé à lire et à écrire.»

Absolument. Quand j’étais petite, c’était un conte de fées. Sauf que je croyais qu’Osnabrück était ma ville, je considérais que l’enfance de ma mère et mon enfance, c’était une sorte d’enfance d’enfance. J’avais le sentiment que, quand je prenais l’escalier de la maison d’Oran, je prenais celui d’Osnabrück. Je savais que c’était une fiction mais c’est le charme de l’existence.

Vous continuerez à écrire sur Osnabrück ?

Je ne pense pas.

Et sur votre mère ?

Oui, je suis convaincue qu’elle est par là. Elle est assise avec mes chats.

Vous parlez beaucoup de morts dans vos livres, diriez-vous vos «fantômes» ?

Le problème, c’est qu’on n’a pas de bons mots. Quand on parle de fantômes, on se dit que ce sont des morts. Mais pour moi, ce sont des vivants. J’entends tout à fait ma mère me commenter certaines choses et intervenir dans mon existence. Il n’y a pas qu’elle bien sûr. Je fonctionne de cette manière.

Il y a Derrida aussi.

Bien sûr. Aujourd’hui même, je disais à ma fille que je suis embêtée parce que je n’arrive pas à savoir ce qu’il aurait dit en ce moment de certaines scènes politiques, parce que nous ne les avions imaginées ni l’un ni l’autre. Je sais très bien qu’on se serait dit par contre : «Comment le penser ?» On aurait travaillé d’arrache-pied pour arriver à penser quelque chose d’impensable. Parfois je me retourne et je dis : «Mais tu viens là ?» Et puis, tout d’un coup, je me dis qu’il y a seize ans qu’on ne s’est pas parlé, c’est incroyable. Ma mère c’était il y a sept ans.

Cela a toujours été comme cela pour vous.

La disparition de mon père quand j’avais 10 ans et demi a été tellement brutale, que je ne m’en suis pas remise. Il a disparu très tôt, très vite, si je puis dire d’un jour à l’autre, en quelques jours. J’ai harcelé ma pauvre mère pendant un an. Je ne supportais pas qu’il n’y ait pas de message, pas de livre. La première chose qui a disparu c’était sa voix. Et ça, je ne pouvais pas le supporter. Je crois que j’ai tout mis en place ensuite pour que ce genre de choses n’arrive pas.

C’est-à-dire ?

Pour que quelqu’un ne meure pas de mort, voilà. Parce que ça c’était intolérable.

Le silence complet vous voulez dire.

Absolument, il n’y avait rien. là-dessus, il m’est arrivé de petits miracles. Vers la fin des années 90, mon frère m’a donné 600 lettres de mon père restées dans un coin. C’était la première fois que je voyais des traces écrites de lui. L’absence de traces de cet homme si vivant et mort, je ne pouvais pas le supporter. Et ensuite j’ai dû produire en moi une structure de garde. Ça a commencé par l’écriture.

Avez-vous toujours en vous ce que vous appelez le livre-que-je-n’écris-pas ?

Je me disais que ce livre, parce que je l’apercevais lointainement sans savoir exactement ce qu’il serait, il allait falloir que je l’écrive. Il m’est arrivé ces derniers temps de me dire que non. Je me dis que la vieillesse arrive comme la mort de mon père. Du jour au lendemain. Mes contemporains sortent comme ça, hop, et je me dis que la porte peut tout à fait s’ouvrir pour moi et je l’accepte tout à fait.

Il y a des choses à écrire avant que la porte ne s’ouvre ?

Non, parce que le livre-que-je-n’écris-pas, je ne peux pas l’obliger à venir. Comme pour tout ce que j’écris.

Avez-vous commencé un autre livre ?

J’en ai fini un, il s’appelle Rêvoir, parce que là il y a beaucoup de rêves.

Vous avez publié énormément, en n’écrivant que deux mois dans l’année.

J’écris vite, mais je rappelle toujours pour me protéger que Stendhal a écrit la Chartreuse de parme en cinquante-deux jours. Et c’est dix fois plus que ce que j’écris. Lui il a un récit qui, en plus, très souvent, a une armature comme pour Shakespeare, que je jalouse. Moi ce que je fais, c’est page après page. J’écris d’affilée pendant plusieurs heures, puis je regarde… et il y a deux pages.


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