samedi 19 décembre 2020

ENFANCES PULVÉRISÉES EN AFRIQUE

Par Maria Malagardis 
 16 décembre 2020

Hélène Dumas et Yaya Diomandé racontent le génocide au Rwanda et la guerre civile en Côte-d’Ivoire par la voix d’enfants qui ont vécu ces tragédies, y laissant leur innocence et toutes leurs illusions.

Le 16 septembre 1994, dans l’église de Ntarama, où des milliers de Tutsis avaient été massacrés le 15 avril.
Le 16 septembre 1994, dans l’église de Ntarama, où des milliers de Tutsis avaient été massacrés le 15 avril. Photo Scott Peterson . Getty Images

«Ils sont arrivés à maman, et elle aussi elle est morte comme du bétail ; ils lui ont coupé la tête. En peu de mots tous les parents avec lesquels nous étions ont subi la même mort. Nous, les enfants, nous étions terrifiés», raconte une jeune femme, qui se remémore les scènes terribles auxquelles elle a assisté, alors âgée de 8 ans. C’était au temps du génocide, celui qui a conduit en 1994 à l’extermination des deux tiers des Tutsis du Rwanda. Cette tragédie est au cœur d’un livre un peu particulier, qui donne la parole à ceux qui l’ont vécue à un âge en principe associé à l’innocence.

Sur un continent, l’Afrique, souvent assimilé au chaos et à la destruction, la littérature a pourtant longtemps sublimé la nostalgie d’une enfance idéalisée. «Je confonds toujours l’enfance et l’Eden»,affirmait ainsi le poète sénégalais, devenu président, Léopold Sédar Senghor. Ce paradis perdu de l’enfance a de la même façon inspiré toutes les grandes figures du premier âge de la littérature africaine contemporaine, de l’Ivoirien Amadou Hampâté Bâ jusqu’au Nigérian Nobel de littérature Wole Soyinka, en passant par l’Enfant noir du Guinéen Camara Laye. Mais cet univers romanesque a désormais disparu.

Il a notamment été enterré de façon grandiloquente par la profusion des fictions narrant les dérives sanglantes d’enfants soldats, évoquées par le Congolais Emmanuel Dongala ou le Nigérian Ken Saro-Wiwa. Sauf que c’était alors basculer dans l’excès inverse, ces petites machines à tuer n’ayant de toute façon plus grand-chose à voir avec le monde de l’enfance, abandonné trop tôt.

«Petits serpents»

Deux livres publiés cet automne offrent une vision plus prosaïque, bien que tragique, d’une enfance africaine confrontée à l’univers cruel d’adultes qui pulvérisent sans remords le paradis enfantin. Le premier, Sans ciel ni terre, n’est pas une fiction. L’historienne française Hélène Dumas y retranscrit et analyse les souvenirs d’une centaine de survivants du génocide. Enfants à l’époque des faits, ils ont été, en 2006, invités par une association à replonger dans cette période qui va des prémices de la tragédie jusqu’aux lendemains des massacres. Dix ans après, l’historienne a retrouvé par hasard ces témoignages consignés sur des copies d’écoliers, «dans les recoins d’une étagère» à Kigali, capitale du Rwanda. Très vite, elle a compris l’importance de ces textes qui «permettent de voir le génocide des Tutsis depuis le monde de l’enfance». Remarquant d’emblée combien ces écrits révèlent de «tournures» qui renvoient «à la singularité d’une langue enfantine». Comme si leurs auteurs s’exprimaient «encore comme des enfants».

Et c’est cette expression naïve, parfois quasi poétique («Celui qui raconte la nuit est celui qui l’a vue», explique une jeune rescapée toujours hantée par l’indicible), qui donne, par moments, à ce livre la force d’un roman. La langue enfantine accentue également la brutalité de certaines scènes. En particulier lors de l’évocation des trois mois de génocide qui fera près d’1 million de victimes. Il faut accepter de s’y confronter. Ou renoncer à s’impliquer dans un monde qui a rendu possible le martyre de ces enfants, systématiquement pourchassés, torturés, laissés pour morts pour les plus chanceux. Ceux qui sont encore capables de nous raconter cette solution finale africaine. Dans leurs souvenirs, elle s’esquisse dès le début des années 90 par une stigmatisation imposée notamment à l’école. Quand viendra le signal des massacres, les esprits étaient déjà préparés, pour ne pas épargner «les petits serpents». Pour les survivants, s’imposera ensuite le sentiment d’«une vie sans valeur et dénuée de tout sens», note l’historienne. Le temps s’est arrêté un matin d’avril pendant l’enfance. Et ceux qui sont devenus de jeunes adultes restent figés dans ce passé indépassable.

Sans pitié

C’est aussi en adoptant un regard rétrospectif et une langue enfantine que Yaya Diomandé évoque le destin contrarié d’un jeune Dioula (ethnie musulmane du nord de la Côte-d’Ivoire), né dans un quartier populaire d’Abidjan, la capitale économique. Cet auteur ivoirien, dont c’est le premier roman, évoque lui aussi une période de l’histoire de son pays. Certes moins tragique, mais marquée tout de même par une guerre civile, la première qu’ait jamais connue la Côte-d’Ivoire. L’enfance du héros se déroule en amont de ces années de conflit.

Déjà, cependant, l’innocence est brisée, imposant le règne de la survie. «Je viens d’Abobo, la commune où les enfants grandissent avec la violence», explique le jeune héros d’Abobo Marley. Mais là où le roman aurait pu se contenter d’une description intemporelle de la vie des jeunes déshérités dans les bidonvilles sous les tropiques, le récit tire sa force de son ancrage dans une chronologie bien réelle, qui conduit ce garçon rejeté par un père polygame à tenter mille combines, avant de rejoindre les rangs de cette rébellion qui, à partir de 2002, va s’implanter dans le nord du pays puis prendra le pouvoir à Abidjan neuf ans plus tard. L’enfant est devenu un jeune adulte mais conserve cette langue volontairement naïve pour décrire un monde sans pitié où tous les coups sont permis. Et où les plus pauvres finissent toujours par se faire manipuler. Le changement de pouvoir, pour lequel il s’est battu, n’apporte d’ailleurs pas la prospérité promise par le nouveau régime. Celui encore en place aujourd’hui à Abidjan.

Et seule la dernière désillusion, la migration vers l’Europe, réconcilie le héros avec son pays natal. «Comment vivre paisiblement dans un pays quand on a quotidiennement peur d’en être exclu ?»s’interroge le jeune homme devenu un migrant clandestin misérable, avant d’amorcer le chemin du retour. Son dernier rêve d’enfant, désormais brisé.


Hélène Dumas Sans ciel ni terre La Découverte, 308 pp.

Yaya Diomandé Abobo Marley Lattès, 214 pp.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire