vendredi 13 novembre 2020

TOUT FANON EN TROIS JOURS


 


Par Frédérique Roussel — 

A partir de sa brève rencontre avec Sartre en 1961, Frédéric Ciriez et Romain Lamy retracent en BD le parcours du penseur anticolonialiste.

Trois jours de discussions entre Fanon et Sartre, à Rome en août 1961.
Trois jours de discussions entre Fanon et Sartre, à Rome en août 1961. La Découverte

Août 1961, Frantz Fanon arrive à Rome. A l’aéroport l’attendent Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann. Il vient voir Jean-Paul Sartre en vacances en Italie. Il aimerait que celui dont les écrits ont nourri sa pensée politique et dont il a apprécié Orphée noir, rédige une préface à ses Damnés de la terre«Demandez à Sartre de me préfacer, a-t-il écrit à son éditeur François Maspero en avril de la même année, en pleine rédaction de ce qui sera son dernier ouvrage. Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table, je pense à lui. Lui qui écrit des choses si importantes pour notre avenir, mais qui ne trouve pas chez lui des lecteurs qui savent encore lire et chez nous tout simplement des lecteurs.» Le philosophe a eu le manuscrit via Claude Lanzmann. La rencontre de visu entre les deux hommes va sceller l’engagement préfacier. Elle est le cadre temporel de cette biographie en forme de roman graphique.

Leucémie

Mettre dans cette capsule de trois jours la trajectoire de Frantz Fanon était une gageure. Il fallait faire rentrer sa vie, son œuvre, ses idées, dans un moment où il ne se passe pas grand-chose a priori en termes d’action et donc d’image, si ce n’est des discussions passionnées, entrecoupées de repas, de nuits et d’éventuelles promenades dans la capitale italienne. Cela demandait de maîtriser le parcours professionnel et intellectuel de Frantz Fanon, né en 1925 à Fort-de-France, psychiatre, écrivain et militant anticolonialiste. On sent l’immense travail de documentation et de scénarisation réalisé pour procurer de la fluidité à la lecture, comme la recherche de variations parfois subtiles du dessinateur. On cerne la personnalité des protagonistes et leurs positions, en premier lieu l’incandescence sans concession de Fanon, militant FLN qui va jusqu’à demander à l’intellectuel blanc de rejoindre la lutte armée. «Frantz, je suis solidaire du peuple algérien au plus profond de moi-même… mais je suis français», lui oppose Jean-Paul Sartre.

Le choix de ce rendez-vous au sommet avait quelque chose d’idéal. Le compte à rebours accentue l’effet de tension dans lequel se trouvait Fanon. Atteint de leucémie, il se sait condamné, et mourra quelques mois plus tard, le 6 décembre. Il veut profiter au maximum de ce moment d’échange avec l’auteur de Réflexions sur la question juive qu’il admirait. Simone de Beauvoir note chez le militant martiniquais sa «fébrilité», son «intelligence aiguë», il est «intensément vivant» ( la Force des choses, 1963). Sur la table, il y a cet ultime manifeste à destination des peuples décolonisés ou en voie de l’être, qui deviendra la référence de nombreux combats de libération. Il dit : «C’est un livre de combat qui tente de jeter les bases d’un nouvel humanisme. Il aborde successivement la question de la violence, du soulèvement des masses rurales, des trahisons possibles de la bourgeoisie nationale, de la culture populaire… Du rôle de l’intellectuel… et bien sûr des troubles mentaux produits par la guerre.» Le premier jour, ils n’interrompent leur conversation qu’à deux heures du matin, et encore, parce que le Castor met le holà. Comme elle l’a relaté : «Je la brisais le plus poliment possible en expliquant que Sartre avait besoin de sommeil. Fanon en fut outré : "Je n’aime pas les gens qui s’économisent", dit-il à Lanzmann qu’il tint éveillé jusqu’à huit heures du matin.» Elle apparaît ici comme une maîtresse des horloges sourcilleuse, que Fanon renvoie parfois dans les cordes.

Littérature de combat

Les sujets débattus autour de ce que soulèvent les Damnés de la terre sont passionnants : la colonisation vue comme une pathologie psychiatrique, le racisme américain, la nécessité de l’utilisation de la violence. Sartre affirme également ses positions, revient sur le Manifeste des 121 et le procès du réseau Jeanson. Les deux autres jours déroulent les épisodes de la vie de Fanon (son enfance en Martinique, son engagement dans l’Armée française de la Libération, sa médecine à Lyon, son internat à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, sa découverte de la socialthérapie, son séjour à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, etc.), son engagement dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et la nécessité d’une littérature de combat. Il ne verra pas l’indépendance algérienne qui se profile peu de temps après sa mort. «Frantz est vivant, dit Sartre. Toujours il déplacera et contestera. Il nous a déplacés, il nous a contestés. […] Frantz n’a pas fini de parler d’un endroit qui ne sera jamais le nôtre.»

A écouter sur France Culture en podcast les cinq épisodes de la série dans les «Grandes Traversées» : Frantz Fanon : l’indocile, écrit par Anaïs Kien, réalisé par Séverine Cassar.

Frantz Fanon - Frédéric CIRIEZ, Romain LAMY - Éditions La Découverte

Frédéric Ciriez, Romain Lamy

Frantz Fanon

La Découverte, 231 pp




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