samedi 17 octobre 2020

Cynthia Fleury : «La vraie politique se nourrit de la sublimation du ressentiment et non du ressentiment lui-même»

Par Catherine Calvet et Anastasia Vécrin — 


Dans son nouvel essai, la philosophe et psychanalyste poursuit son travail sur les «pathologies de la démocratie». Mettant en regard la santé psychique des individus et la santé démocratique, elle analyse les pulsions que suscitent l’insécurité, la colère ou le renoncement qui traversent les sociétés occidentales aujourd’hui.

Dessin Delphine Panique


Les déversements bilieux des haters sur les réseaux sociaux seraient une des meilleures illustrations du ressentiment. Cette pulsion qui ne débouche sur aucun projet politique ni sur aucun acte démocratique n’est qu’un auto-empoisonnement de l’individu, mais aussi de la société tout entière, selon la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, dans son dernier ouvrage Ci-gît l’amer : guérir du ressentiment (Gallimard). Professeure titulaire de la chaire humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de philosophie au Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie et neurosciences, elle est aussi une observatrice privilégiée du système de santé en cette période de crise sanitaire. Elle livre ici un nouvel opus de son enquête au long cours sur les «pathologies de la démocratie».

En quoi le ressentiment, qui touche à la fois les hommes et les sociétés, est-il caractéristique de notre époque ?

Le ressentiment est symptomatique de l’homme, il renvoie à des lois psychiques. Il peut être plus ou moins accentué, renforcé par des conditions extérieures plus objectives, comme celles d’une insécurisation économique, sociale, culturelle, qui vont venir renforcer cette pulsion. La période que nous traversons comporte des conditions objectives de renforcement de cette pulsion. Le déclassement des sociétés occidentales, le ressenti d’un déclassement des classes moyennes et populaires semblent validés par des crises du logement, du pouvoir d’achat, du chômage, par une marchandisation de la société, qui donne un sentiment de réduction, de chosification de l’individu. Si on manque d’argent, on perd nécessairement l’accès à des choses qui, par le passé, ont été transmises différemment, par des formes de contractualisation, plus ouvertes, non monétarisées. L’intensification et la généralisation de la marchandisation des échanges donnent un sentiment de réification, l’individu est défini par son pouvoir d’achat. C’est un fait, depuis une vingtaine d’années, la précarisation, la métropolisation qui dévitalise les territoires, sont réelles. Les dénominations sont multiples : «perdants» de la mondialisation, «surnuméraires», «inutiles», «invisibles». Nous sommes donc à un moment de réactivation possible de la pulsion ressentimiste. Cette pulsion peut être calmée ou, à l’inverse, instrumentalisée.

Comment définir le ressentiment, et comment le distinguer de la colère ?

Il s’agit d’une fixation, d’une rumination dans la colère. Ce sont le temps et le déni qui le distinguent de la colère, plus dépendante d’une contextualisation. Le ressentiment consiste à se noyer dans cette colère, à la cristalliser en soi, jusqu’à ne plus pouvoir en sortir, comme si nous étions enfermés dans un piège. Il n’y a plus de phase compensatrice, le ressentiment agit comme un auto-empoisonnement (Max Scheler). Le déni est aussi caractéristique, c’est-à-dire qu’on ne reconnaît pas que c’est du ressentiment. C’est une colère sourde, permanente, qui vient du fait que l’on considère que l’on est victime d’une inégalité tout le temps et donc que notre fixation est juste, légitime. On ne cherche pas à s’en défaire. Pour certains, s’en défaire équivaut à se trahir soi-même.

La démocratie, par son objectif égalitaire, a-t-elle tendance à produire du ressentiment ?

Tous les systèmes politiques peuvent fabriquer du ressentiment, mais la démocratie a une exigence structurelle de restauration de l’égalité qui la fragilise encore plus qu’un système autoritaire, totalitaire ou dictatorial, qui ne propose pas de produire un système égalitaire. Par cette exigence, la démocratie se rend encore plus sensible à ce phénomène du ressentiment.

Le ressentiment est-il forcément victimaire ?

Oui, il est précisément le fait d’acter une déresponsabilisation du sujet. Petit à petit, le sujet s’acte comme ayant «été agi» et non plus «agent», autrement dit comme ayant subi, étant victime. C’est la permanence dans cet ancrage victimaire qui va produire une situation d’empêchement, dont le sujet n’a pas nécessairement conscience. Encore une fois, il ne s’agit nullement de nier à un sujet qu’il a été victime, une telle reconnaissance est même souvent nécessaire au sujet. En revanche, il s’agit de trouver les moyens de ne pas s’enliser dans l’essentialisation victimaire qui, dans sa traduction politique, ne produira aucun agir démocratique.

Par exemple, quand des gilets jaunes prennent des ronds-points, proposent un référendum d’initiative citoyenne (RIC), est-ce une sortie du ressentiment ?

Cela montre qu’ils ne se sont pas fixés dans la colère, qu’ils ne sont pas aliénés, qu’ils cherchent à symboliser, à repolitiser l’action. Je ne propose pas une vision psychologique de l’histoire. Au contraire, je veux dire que la vraie politique se nourrit de la sublimation du ressentiment, et non du ressentiment. Quelle est la supercherie actuelle ? Celle de nous faire croire que la traduction politique du ressentiment serait la véritable action politique plus «pure», plus «radicale», mais en réalité simplement violente. Tous ceux qui ne basculeraient pas dans cette binarisation seraient des non-politiques. Mais précisément pas. L’espace démocratique est un espace où la conflictualité est protocolarisée. Que l’on cherche à modifier les protocoles de cette conflictualité est parfaitement légitime, qu’on les détruise et qu’on nie leur nécessité est très différent.
La violence aujourd’hui est de plus en plus considérée comme seul viatique légitime du politique. On peut comprendre pourquoi on arrive à ce mécanisme-là, mais on doit le destituer dans sa légitimation politique.

La violence n’est-elle pas le dernier recours quand les autres sont inopérants ?

Mais les autres recours, collectifs, ne sont nullement inopérants, même s’ils peuvent être parfois confisqués, et donc il faut innover pour en construire de nouveaux. Quant au recours individuel contre le ressentiment, il n’est jamais confisqué. Qu’est-ce qui «tient» un sujet debout, qu’est-ce qui tient une société debout ? Non la violence, mais la sublimation de la violence. On ne la nie pas, mais on la destitue, et par la symbolisation individuelle, et par les forces de sublimation collectives que sont l’éducation, la culture, le soin en règle générale. Il semble qu’aujourd’hui on y arrive de moins en moins. Dès lors, la violence prend la main, tout peut arriver : la guerre civile (stasis) ou la guerre extérieure (polemos), mais certainement pas la politique comme nous la définissons dans l’Etat social de droit.

Le système néolibéral, en réifiant les individus, n’est-il pas aussi une source du ressentiment grandissant ?

C’était l’objet d’un précédent livre, les Irremplaçables : à partir du moment où un individu est pris au piège du sentiment de sa propre remplaçabilité, il n’est plus à même de désirer l’Etat de droit, ni de le protéger. Il s’en détournera, fantasmera l’anarchie totale, ou un Etat autoritaire, ou des politiques de repli et de protectionnisme. Depuis les Pathologies de la démocratie (Fayard, 2005), je réfléchis à ces processus de réification qui se mettent en œuvre dans nos sociétés, et qui, en détruisant la qualité de l’individuation des citoyens, détruisent à terme la désirabilité de l’Etat de droit.

La sublimation serait un des meilleurs remèdes pour lutter contre ces processus de réification. Comment la favoriser ?

Dans ce débat sur la démocratie, la question classique du «bon gouvernement» est importante, mais elle n’est pas, je crois, la plus importante. La véritable finalité est de savoir comment une société démocratique peut endiguer le ressentiment, à l’aide d’outils institutionnels ou non institutionnels, sachant que son premier travail sera de ne pas renforcer les conditions objectives du ressentiment. Dès lors, le cœur du réacteur des politiques publiques se modifie quelque peu, parce qu’il a l’obligation d’intégrer très fortement l’éducation, la culture, les médias, la santé, en somme toutes les dynamiques de sublimation des pulsions ressentimistes. C’est pour cette raison que je défends la notion d’Etat social de droit, et non pas seulement celle d’Etat de droit. Historiquement, l’Etat social succède à l’Etat de droit. Mais la validation politique, philosophique, de la démocratie ne tient que si on pense structurel, principiel, ce couple de notions.

Pour sortir du ressentiment, vous évoquez des processus de séparation, d’émancipation, et même de décolonisation… Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Le terme de «décolonisation de l’être» est celui de Frantz Fanon, qui montre bien que tout «subalterne» historique ne l’est qu’historiquement, sociologiquement, mais nullement ontologiquement. Etre «un damné de la terre» n’empêche nullement d’accéder à l’universel humain. Nous sommes d’ailleurs potentiellement, hélas, tous «subalternes». Fanon ne nie nullement qu’il y a de la domination culturelle, qui varie selon les contextes socio-historiques : d’ailleurs, il a été un vaillant militant politique. Mais il est également un psychiatre, un homme du soin, qui sait que la véritable soumission est celle qui renvoie à l’essentialisation dudit dominant ou dudit dominé.

De tels auteurs n’ont-ils pas une longueur d’avance pour s’émanciper de cette subalternité ?

Pour reprendre les mots d’Achille Mbembe, Fanon est particulièrement précieux, parce qu’il a affronté «trois cliniques du réel», trois fracas : le nazisme, le racisme de la métropole et le colonialisme. Sans parler de son premier territoire clinicien, à savoir l’hôpital psychiatrique. Sa parole est d’autant plus salvatrice qu’elle s’est exposée à des réels normalement destituants, qui font basculer presque à coup sûr dans le ressentiment. Les subaltern studies sont extraordinaires dans leur capacité symbolique parce qu’elles montrent un chemin, très abrupt, vers l’universel.

On ne doit pas pour autant se définir en tant que Blanc, ou Noir, ou femme ?

Pour Fanon, c’était du réductionnisme. Il n’est pas dans le déni, il accueille l’homme dans toute sa diversité. Pour lui, l’homme universel n’existe pas tel quel, mais n’importe quel sujet a un chemin vers l’universel, personne ne peut nous l’enlever, ni les dominants ni les dominés. Fanon ne sera le prisonnier ni des uns ni des autres. De telles figures assument justement tout le trouble de l’histoire, ce ne sont pas des figures naïves.

Vous établissez une très belle métaphore à propos de la sortie du ressentiment, qui est la déclinaison du titre de votre ouvrage, Ci-Gît l’amer : ci-gît la mère, ci-gît la mer…

Ce sont, schématiquement et stylistiquement, les phases d’un processus de sublimation et d’individuation. Ce sont aussi les étapes de rencontre avec le réel : l’injustice, l’incertitude, le non-synthétisable (l’amer), l’exigence de séparation, l’expérience du deuil (la mère), et enfin, ce que Rilke nomme l’Ouvert, l’imaginatio vera (la mer), ou la sublimation de ces effondrements inauguraux.

En lisant cette métaphore, on ne peut s’empêcher de penser aux migrants, qui quittent leur terre natale et prennent parfois la mer…

Les migrants incarnent dans leurs corps la violence de l’arrachement. Et l’on voit d’ailleurs comment cela n’est pas tenable indéfiniment, et qu’il nous faut restaurer des forces de symbolisation, politique et psychique. D’ailleurs, si l’on veut filer votre métaphore, commencer par la mer réelle, et contrainte, c’est faire l’expérience très concrète d’une désymbolisation, puisqu’on quitte sa langue, son territoire culturel, ses affinités électives.

Le goût de l’amer serait selon vous aussi une façon de guérir du ressentiment ? Quel est ce goût de l’amer ?

Si l’on saisit le nuancier d’une saveur, cela produit malgré tout une positivité de connaissance. Il faut connaître le goût de l’amer pour mieux s’en distancier. C’est un pas vers une meilleure appréhension de ce qu’est un humain. L’amertume est aussi une saveur qui existe vraiment, et c’est celle qu’on acquiert le plus tard possible, ce n’est pas un goût d’enfant, elle est contre-plaisante. Mais, adulte, on peut trouver que c’est une saveur douce et apaisante, là où le sucre excite. C’est une petite touche gastronomique du livre.

Photo DR

Ci-Gît l’amer, guérir du ressentiment de Cynthia Fleury Gallimard, 336 pp.



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