lundi 6 janvier 2020

Christian Boltanski : « Je ne crois pas beaucoup à la normalité »

Par    Publié le 5 janvier 2019

ENTRETIEN
Je ne serais pas arrivé là… « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Cette semaine, le plasticien revient sur son enfance atypique.

Christian Boltanski, à Paris, le 9 novembre 2019.
Christian Boltanski, à Paris, le 9 novembre 2019. JULIEN MIGNOT POUR LE MONDE
Jusqu’au 16 mars 2020, Christian Boltanski a les honneurs du Centre Pompidou. A 75 ans, cet artiste majeur y a conçu une exposition intitulée « Faire son temps », qui permet de déambuler au cœur de son œuvre.

Je ne serais pas arrivé là si…

… « Arrivé » : je ne sais pas où on arrive… Mais si je suis là où j’en suis, c’est sans doute que j’étais incapable, quasiment malade, mentalement. J’ai quitté l’école vers 12-13 ans et, avant, je n’y allais pratiquement jamais, je m’enfuyais à chaque fois. Quand on m’y mettait, on me retrouvait quelques heures plus tard en train de hurler dans la rue. Mes pauvres parents ont essayé beaucoup d’écoles publiques et privées, ça n’a jamais marché. Alors ils ont accepté que je reste à la maison. Et un jour, dans cette maison, j’ai fait un petit dessin. Mon frère Luc m’a dit que c’était bien. C’était la première fois de ma vie que m’on disait que j’avais fait quelque chose de bien. Je me suis dit que c’était ma destinée. J’ai demandé à mes parents d’acheter des plaques de contreplaqué et de la peinture, et j’ai fait énormément de grands tableaux.

Aviez-vous un retard mental ?

Je n’étais pas totalement idiot, non, mais toujours un peu étrange. Je suis sorti pour la première fois seul dans la rue à 18 ans. Je passais mes journées à ne rien faire, peindre, compter les voitures qui passaient. De petites occupations maniaques. Il faut dire que ma famille était assez particulière. Pour en savoir plus, lisez le livre de mon neveu Christophe, La Cache (éd. Stock, 2015).

L’avez-vous lu, ce livre ?

Naturellement.

Parce que, plusieurs fois, vous avez dit : « Je ne lis pas », « J’ai beaucoup de mal à lire ». On vous a cru non seulement arriéré mental, mais quasi analphabète…

Ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai de grands manques. Je n’ai jamais lu Balzac ni Zola. Je n’ai pas lu non plus les livres de ma mère, qui était romancière. Je ne veux pas porter un regard sur son travail. Mais, sinon, j’ai beaucoup lu. Tout Proust, par exemple. Tout Perec et tout Modiano, aussi. Ce sont les deux écrivains contemporains dont je me sens le plus proche.

Et « La Cache », donc…

Oui. Grâce à mon neveu, cette histoire familiale va vivre encore quelque temps. Cela me touche, car mon activité principale est de lutter contre l’oubli, la disparition. Pas seulement celle de mon histoire. Toute histoire est singulière, chacune pourrait être l’objet d’un livre. Après 60 ans, chacun pourrait même avoir son propre musée. On s’en amuse avec mon ami Jacques Roubaud. Avant 60 ans, on serait gardien du musée des autres. Après, directeur de son musée. Cela réduirait le chômage !

Votre histoire est tout de même très particulière…

A l’origine de l’œuvre de chaque artiste, il y a un trauma. Dans mon cas, c’est le fait que, très jeune, entre 2 et 5 ans, j’ai entendu des récits effrayants de la Shoah. Je suis né en septembre 1944, dans les derniers soubresauts de la Libération, donc je n’ai pas subi directement la guerre. Mais tous les amis de mes parents étaient des survivants. Et mon père lui-même. Cela donnait l’idée que le monde est dangereux, que chacun n’a qu’une seule envie, celle de tuer son voisin.

Durant l’Occupation, votre père, un juif d’origine ukrainienne, vivait caché dans un minuscule réduit, sous le plancher de l’appartement. En sortait-il tout de même ?

C’est comme cela que j’ai été fabriqué !

Dans le catalogue de l’exposition à Beaubourg, vous dites : « J’aurais dû être avorté. » Un mot d’une force incroyable…

Mes parents étaient en principe divorcés. Mon père était censé vivre très loin de Paris. Un système de fausses lettres faisait croire qu’il envoyait des nouvelles de province. En plus, ma mère ne pouvait pas marcher. Elle avait une polio. Dans ces circonstances, tomber enceinte n’était pas la chose la plus raisonnable au monde.

Ont-ils pensé à l’avortement ?

Je n’en sais rien. Vous savez, ce que nous sommes est totalement lié au hasard, ou à la nécessité. Si nos parents avaient fait l’amour dix secondes plus tôt, nous serions différents.

Dans l’euphorie de la Libération, on vous prénomme Christian Liberté. Et pourtant, vous avez passé toute votre enfance reclus, soudé à votre famille…

Mon père, fils unique de migrants, avait tout fait pour devenir un bon Français et un grand médecin. Premier à l’école communale, converti au catholicisme… Sa mère lui avait dit : « Si tu ne t’engages pas, tu n’es plus mon fils. » Il s’est engagé, est revenu avec la Croix de guerre. Il a épousé une Corse catholique. Et soudain, avec l’Occupation, il n’avait plus le droit d’exercer la médecine, ni d’aller dans un jardin ou de prendre l’ascenseur. Son voisin avait menacé de le dénoncer. Lui qui pensait que la France était un refuge a été trahi. D’où cette idée d’un danger imprécis mais constant, qui nous a amenés, malgré la fin de la guerre, à nous méfier sans cesse, à sortir dehors toujours tous ensemble, à dormir tous dans la même pièce, les enfants au pied du lit parental, etc. Lorsque mon père partait travailler à l’hôpital Laennec, nous l’accompagnions avec ma mère, et nous l’attendions des heures dans la voiture.

Curieuse enfance…

Extrêmement heureuse, en réalité. Il y a un bonheur de l’enfermement. Pour moi, tout cela était normal, et d’ailleurs je ne crois pas beaucoup à la normalité. Surtout, j’étais rempli d’amour, et mes parents m’ont laissé faire ce que je voulais. Ils ont accepté ma nullité et m’ont donné confiance. Chacun avec son propre regard, évidemment. Quand, à l’école, on me traitait de « petit rabbin », ma mère disait « bats-toi », tandis que mon père me conseillait de laisser tomber, parce que dans sa famille on savait le danger réel.

Y avait-il un trauma aussi du côté de votre mère ?

Elle venait d’une famille bourgeoise très fauchée. Ses parents l’ont confiée à une amie riche, pour qu’elle ait une éducation meilleure et qu’elle reçoive un peu d’argent après la mort de cette dame. Ma mère a beaucoup souffert d’être séparée de sa famille et d’être plus gâtée que ses sœurs. Sans doute est-ce pour cela qu’elle a pu épouser un juif, puis le sauver pendant la guerre. Parce qu’elle était déjà un peu déclassée.

Issu de ces deux lignées, vous sentiez-vous catholique, juif, ni l’un ni l’autre ?

Mon père, catholique, pratiquait à la manière d’un juif : il lisait énormément de livres pieux, mais, quand nous allions à l’église Saint-Sulpice, il restait prier dans la voiture. Il a même écrit au pape pour faire canoniser Max Jacob, un juif converti lui aussi. J’ai été baptisé, j’ai fait ma première communion. A présent, je me sens plus proche du bouddhisme ou du shintoïsme.

Après cette enfance très à part, l’art vous a-t-il sauvé ?

J’avais des difficultés avec le langage, mais m’exprimer par l’image était facile. Avec l’art, on dit son malheur, et il devient celui des autres. Cette mise à distance vous aide, vous soigne. Comme une psychanalyse naïve.

Et, grâce au tout premier encouragement de votre frère, vous êtes devenu artiste…

J’ai eu des petits gagne-pain, j’ai travaillé dans une galerie, et puis, en mai 1968, à 23 ans, j’ai fait ma première exposition. J’étais étrange, mais extrêmement actif. Ce même mois, j’ai proposé des affiches aux Beaux-Arts, toutes refusées ! Elles ne devaient pas être très bonnes.

Après plus de 200 tableaux, vous abandonnez la peinture vers 1969. Pourquoi ?

J’ai eu un désir de cinéma. J’ai fait quelques films assez courts, puis compris que ce n’était pas pour moi, notamment parce que je ne sais pas commander une équipe. J’ai découvert alors d’autres manières de travailler, hors de la peinture et du cinéma. Profondément, je crois que j’ai une nature de peintre expressionniste. Mais je suis né à l’art à l’époque du minimalisme et du conceptuel. Donc mon langage est celui-là. Souvent, je me présente encore comme peintre, par facilité. Disons que j’utilise des moyens visuels pour créer de petites paraboles. Elles posent des questions sans donner de réponse, dans une tradition à la fois hassidique et zen.

Avec des photos, de petits objets présentés sous des vitrines, vous avez commencé par refabriquer votre passé…

J’étais une sorte d’ethnologue de moi-même. Je cherchais à retrouver mon passé et le réinventais à la fois, avec des images des autres, dans lesquelles chacun pouvait se retrouver. Pour moi, l’art doit être universel. J’espère pouvoir toucher des gens très loin de moi, qui ne me connaissent pas et se demandent : comment sait-il ça de moi ? La première fois que j’ai exposé au Japon, on m’a ainsi dit que mon travail était très japonais, que je devais avoir un grand-père japonais. Le rêve, pour un artiste !

Aviez-vous du succès ?

J’ai été connu très jeune. Pour autant, les artistes comme moi ne vendaient rien, et nous en étions fiers. Les galeries n’étaient pas professionnelles, c’était un joyeux foutoir. J’ai toujours eu un travail à côté, comme prof aux Beaux-Arts de Bordeaux puis de Paris, pour assurer le nécessaire.

Quand la vraie reconnaissance, y compris commerciale, est-elle arrivée ?

Au milieu des années 1980. Après une phase un peu moins forte, de 1978 à 1984, j’ai eu une période plus intéressante. La mort de mes parents à cette époque a profondément transformé mon travail. Quand on perd son père, on devient son père, on sait qu’on sera le prochain à mourir. J’ai alors fait face à des questions mystiques, tout en recourant à des moyens plus pauvres, des ombres, des petites images qui tenaient dans un carton. Une sorte de légèreté mystique, avec une forte dimension religieuse. J’ai conçu de petites chapelles, des autels, des reliquaires, en hommage à des morts anonymes…
C’est à ce moment-là, peut-être que parce que mon travail était meilleur, que deux Américaines ont organisé une tournée à New York, Chicago, Los Angeles, à laquelle ont succédé des expositions un peu partout en Europe. Je me suis mis à vendre. Une troisième période a commencé quand j’ai commencé à être vieux, autour du non-objet.

C’est votre travail actuel, de plus en plus dématérialisé ?

Oui. Avec l’idée que les œuvres peuvent être détruites, puis refaites, comme on rejoue une partition musicale. Par exemple, Personnes, la pièce créée en 2010 au Grand-Palais, à Paris, dans laquelle une grue puise au hasard dans des milliers de vêtements abandonnés, a été interprétée à Milan, à New York, au Japon et en Chine. Sans qu’on transporte quoi que ce soit.
Pour moi, c’est à Milan qu’elle a été la plus réussie : les visiteurs avançaient dans un labyrinthe et se retrouvaient soudain face au tas de vêtements, sans pouvoir reculer. Maintenant, les gens ne sont plus devant, mais à l’intérieur de mes œuvres, ils en font partie. Ils s’y perdent. C’est aussi une façon de travailler sur l’éphémère, puisque l’œuvre disparaît ensuite…

« Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », comme l’écrivait Perec ?

C’est exactement cela. A présent, je vais même plus loin. J’essaie de créer des mythes et légendes, sans support matériel. Par exemple avec les 75 000 battements de cœurs enregistrés et conservés sur l’île de Teshima. Les gens y viennent comme en pèlerinage. J’espère qu’après moi je serai oublié, mais ils viendront encore écouter le cœur de leur grand-mère. Il y a aussi cet homme, en Tasmanie, qui a acheté ma vie en viager…

Peut-on acheter la vie de quelqu’un d’autre ?

C’est la question-clé. Lui me paye chaque mois pour que trois caméras puissent filmer tout ce qui se passe dans cet atelier. Il a ainsi des milliers d’heures de moi, stockées dans des DVD qu’il n’a évidemment pas le temps de regarder. Il paye quelqu’un pour les visionner. C’est mon œuvre ultime, on m’y voit vieillir. En même temps, cet homme n’a rien de moi…

De vous deux, qui a fait une bonne affaire avec ce viager faustien ?

Apparemment, j’aurais gagné. Depuis peu. Quand j’étais chez lui il y a un an, il pensait qu’il n’aurait plus qu’un ou deux rayonnages à remplir. Mais je suis toujours vivant, et il a été obligé d’ouvrir une nouvelle armoire.

En Patagonie, vous vous êtes aussi lancé dans une étonnante aventure…

J’y ai installé d’énormes trompes, qui permettent en principe de dialoguer avec les baleines. Là-bas, on dit qu’elles connaissent le début des temps. Naturellement, elles ne m’ont pas répondu, et les trompes vont se casser dans six mois. Mais un jour, j’imagine que des Indiens viendront et se souviendront du fou qui est venu poser la question aux baleines. Les mythes peuvent durer plus que les œuvres.

Vous mettez un peu partout dans le monde des clochettes, qui évoquent les morts qui nous entourent. Qui sont vos fantômes ?

J’ai le culte des ancêtres. De même que vous avez les yeux d’une grand-mère et le nez d’un arrière-grand-oncle, votre esprit est plein d’éléments qui vous ont été donnés. Nous sommes un puzzle de nos ancêtres. Entre un rabbin ukrainien et un berger corse, cela doit faire en ce qui me concerne un mélange très bizarre !
Christian Boltanski. Faire son temps. Exposition au Centre Pompidou, Paris 4e. Tous les jours, sauf le mardi. Jusqu’au 16 mars.

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