jeudi 10 octobre 2019

La pénibilité fait partie de la réalité du travail

Par Camille Peugny, sociologue, professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines — 
En 2018, un ouvrier des chantiers navals de l’Atlantique STX, à Saint-Nazaire.
En 2018, un ouvrier des chantiers navals de l’Atlantique STX, à Saint-Nazaire. Photo Thomas Louapre. Divergence

Même lorsque le travail est source d’épanouissement et d’intégration sociale, il peut engendrer de la souffrance quand son organisation ou son encadrement changent. Ces risques concernent toutes les catégories sociales et tous les métiers.

Tribune. Le 3 octobre, à Rodez, lors du lancement de la «consultation» sur la réforme du système de retraite, Emmanuel Macron a confié ne pas aimer le terme «pénibilité» qui, associé au travail, donnerait le «sentiment que le travail serait pénible». D’un point de vue purement lexical et sémantique, il est difficile de contester son analyse. Sur le fond, en revanche, son propos est, au mieux, extrêmement maladroit et constitue au pire une provocation supplémentaire à l’égard des plus fragiles.
Depuis plusieurs décennies, les diverses enquêtes sur les conditions de travail réalisées dans l’orbite de la statistique publique (Insee, Dares) permettent de documenter précisément les maux du travail. Ces derniers sont d’abord d’ordre physique et devoir simplement le rappeler semble incongru. Contentons-nous de rappeler ici quelques chiffres parmi tant d’autres. En 2016, d’après l’enquête «Conditions de travail», 34 % des salariés sont exposés à des postures pénibles ou fatigantes dans le cadre de leur travail et 40 % doivent porter ou déplacer des charges lourdes. Selon les chiffres de l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) de la Dares, plus de 1,8 million de salariés demeuraient exposés à au moins un produit cancérogène en 2017. Plus généralement, quarante ans d’enquêtes sur les conditions de travail ont mis en évidence une intensification du travail et une montée des contraintes dans un grand nombre d’univers professionnels.
Si le travail peut ainsi progressivement user les corps, il peut aussi peser sur la santé mentale des salariés. La montée du thème des risques psychosociaux, dans les années 2000, a conduit les prédécesseurs d’Emmanuel Macron à demander à leur administration du travail de se doter d’outils permettant de mesurer la fréquence de ces pathologies. Ici encore, parmi tant d’autres indicateurs, 31 % des salariés déclaraient en 2016 travailler sous pression, 24 % regrettaient de ne pas être reconnus dans leur travail et 10 % de devoir accomplir des actes qu’ils désapprouvaient moralement. L’actualité illustre régulièrement, de manière dramatique, depuis France Télécom jusqu’à une école de Pantin en passant par les exploitations agricoles et les casernes, la façon dont la souffrance morale induite par le travail peut pousser à bout. Toujours d’après les chiffres de l’enquête «Conditions de travail», en 2016, 5 % des salariés déclaraient avoir pensé au suicide au cours de l’année précédant l’enquête. Parmi eux, 34 % évoquaient des «raisons professionnelles» comme motif. Pour une population active comptant environ 25 millions de salariés, on peut ainsi estimer à plus de 400 000 (presque deux fois la ville de Rennes) le nombre de travailleuses et de travailleurs déclarant avoir pensé à mettre fin à leur vie pour des raisons professionnelles.
Au-delà de ces situations extrêmes, que l’on nous autorise une dernière série de chiffres. Interrogés sur un éventuel effet de leur travail sur leur santé en 2016, 26 % des salariés mentionnaient un effet positif, 31 % un effet négatif et 40 % déclaraient une absence d’effet. Cet indicateur souligne à quel point le travail constitue une réalité complexe. Il est fréquemment une source d’épanouissement et d’intégration sociale. Pour des millions d’individus, il est une source de fierté, une voie de mobilité sociale et d’accomplissement. Pour autant, il peut aussi fatiguer, abîmer, user les corps et les esprits, rendre malade. Ces risques sont évidemment bien plus présents parmi les classes populaires, les ouvriers et les salariés subalternes, mais ils peuvent concerner toutes les catégories sociales et tous les métiers. Plus encore, un travail épanouissant pendant des années peut devenir source de souffrance lorsque l’organisation du travail se modifie ou lorsque l’encadrement change.
Le président de la République connaît ces chiffres : dans la suite de son intervention, il reconnaît qu’il existe des inégalités en termes de conditions de travail. Dès lors, pourquoi ces tergiversations sémantiques ? La pénibilité n’est pas un gros mot : elle est une partie de la réalité du travail et constitue une notion juridique, entrée dans la loi en 2003, confirmée et précisée en 2010, le tout à l’issue de plusieurs années de travaux et de discussions entre chercheurs, médecins du travail, partenaires sociaux et acteurs publics. Nul ne peut ignorer la loi, pas même le président de la République : s’agit-il des prémices d’une remise en cause de ces dispositions législatives ?
Par ailleurs, imagine-t-on l’effet des débats sémantiques présidentiels auprès des travailleuses et travailleurs en burn-out, de celles et ceux qui luttent contre un cancer professionnel, ou tout simplement, des salariés usés par des carrières longues et pénibles qui peuvent avoir le sentiment de ne pas être reconnus dans leur souffrance ? A l’heure où la capacité d’action sur le monde des politiques semble réduite à la portion congrue et où la défiance généralisée gangrène la démocratie représentative, que peut-on attendre de celles et ceux qui exercent le pouvoir ? Assumer la complexité du monde, entendre et donc reconnaître la souffrance des plus fragiles : ces deux exigences pourraient dessiner les contours d’un service minimum présidentiel.

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