vendredi 17 octobre 2014

Le coût des autres

LE MONDE Par 
La politique à bout de souffle (5/6).
A deux reprises, Nadine N’guessan, 43 ans, s’est fait aborder, sans raison, par des inconnus qui voulaient savoir de quoi elle vivait : « La première fois, c’était à un arrêt de bus. Un monsieur m’a demandé si je travaillais. Avant de lâcher qu’on prenait trop d’argent pour financer le RSA. » La fois suivante, c’était dans l’autobus. « J’étais alors en CDD, et une femme m’a dit qu’elle espérait que ça allait continuer. Une autre a alors lancé : “De toute façon, si elle arrête de travailler, elle aura le RSA. Pour vous les étrangers, c’est plus facile” », raconte cette Ivoirienne, qui vit aujourd’hui à Vannes. Sans travail depuis la fin d’une mission en CDD, en 2013, elle est encore sidérée par ces remarques.
Dans les locaux de l’association Solidarités nouvelles face au chômage (SNC), à Vannes, où une dizaine de bénévoles accompagnent Nadine N’guessan et d’autres demandeurs d’emploi en difficulté, son témoignage étonne a peine. « Depuis deux ou trois ans, on entend des propos de plus en plus durs », rapporte Bernadette Herviaux, 66 ans, retraitée de la fonction publique. Elle le constate au sein même de sa famille ou avec des amis :« Pendant les repas, on me demande pourquoi je consacre autant de temps à aider les chômeurs. »

« UNE RUPTURE S’EST PRODUITE »

Cette moindre empathie à l’égard des laissés-pour-compte, on ne l’observe pas qu’à Vannes. « Lorsque le marché du travail se dégradait, l’opinion était traditionnellement plus compatissante envers les demandeurs d’emploi. Mais une rupture s’est produite depuis 2008 », assure Régis Bigot, chercheur au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), qui a publié en septembre une étude intitulée « Le soutien à l’Etat-providence vacille ».

La part des personnes interrogées qui pensent que, « s’ils le voulaient vraiment, les chômeurs pourraient retrouver un travail », est passée de 57 % à 64 % entre 2009 et 2014, retrouvant son niveau d’avant-crise. « Une partie des classes moyennes fait face à des contraintes financières de plus en plus lourdes, notamment en raison de la hausse du prix du logement, et reste très peu aidée. Un sentiment d’injustice se développe sur le long terme », estime M. Bigot. Au point que l’Etat-providence, au cœur de notre pacte républicain, serait de plus en plus contesté.
« Nous observons un recul des valeurs de solidarité et du consentement au coût de la solidarité, déplore Florent Gueguen, directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale. L’idée selon laquelle si un pauvre est pauvre, ce n’est pas forcément de sa faute, est de moins en moins acceptée. » Le discours de l’exécutif, qui s’est recentré sur la défense des classes moyennes depuis la nomination de Manuel Valls à Matignon, contribue à entretenir cet état d’esprit, aux yeux de M. Gueguen. « Nos gouvernements, aujourd’hui, sont moins prêts à croire dans l’Etat-providence, à le défendre, juge Michel Chauvière, sociologue. Ils sont obnubilés par le paradigme économique, la nécessité de réduire les dépenses. Nous subissons les effets durables d’un abandon politique de ces questions. »

BOUC ÉMISSAIRE

Si des doutes émergent sur la légitimité de nos institutions sociales, il faut remonter plus de trente ans en arrière pour comprendre ce malaise. Ancien député UMP des Yvelines et président du Conseil national des politiques de lutte contre l’exclusion sociale, Etienne Pinte met en avant la combinaison de trois phénomènes, enclenchés à partir de la fin des années 1970 : la montée du chômage de masse, la politique de regroupement familial, qui s’est traduite par l’installation sur notre territoire d’étrangers que l’on n’a pas suffisamment accompagnés, le « délitement » des familles, avec notamment la hausse du nombre de familles monoparentales.
« Face à ces problèmes,décrypte M. Pinte, certains de nos concitoyens qui souffrent essaient de trouver la cause de leur souffrance en rejetant la faute sur l’autre, en recherchant un bouc émissaire. Les responsables politiques, de droite comme de gauche, n’ont pas pris la mesure de ces évolutions. Il y a eu un manque de discernement stupéfiant. L’on se réveille au pied du mur. »
Et la défiance s’exprime à l’égard des plus vulnérables. L’association Aurore, qui les soutient, est bien placée pour en parler. Elle doit parfois parlementer avec des municipalités qui se cabrent lorsqu’il est question d’implanter un foyer ou une résidence sociale sur leur territoire.
Ce type d’accrochage vient de se produire avec la mairie d’Eaubonne (Val-d’Oise). Dans cette commune de la banlieue nord de Paris, Aurore envisageait d’ouvrir un centre d’hébergement. Le projet, approuvé par la précédente équipe municipale socialiste, était « préfinancé » : « Il n’y avait plus qu’à construire », relate Eric Pliez, le directeur général de l’association. Elu en mars, le maire, Grégoire Dublineau (UMP), ne veut pas de cette opération envisagée à quelques pas d’une grande gare RER. Parce qu’elle aurait drainé vers la ville des populations indésirables ? Pas du tout, répond-il. Compte tenu de l’offre de transports en commun, il vaut mieux, selon l’édile, mettre en chantier des logements étudiants. « Ça correspond à une demande, dit-il. Les maires ont des choix compliqués à faire avec diverses catégories de la population qui ont toutes des attentes. »
A Saint-Maur-des-fossés (Val-de-Marne), le face-à-face s’est terminé au tribunal administratif. La ville avait pris, en 2010, un arrêté de fermeture contre un foyer d’Aurore pour jeunes adultes, car, selon elle, il ne respectait pas la réglementation sur l’urbanisme et les établissements accueillant du public. Un pur prétexte, objecte MAntoine Labonnelie, l’avocat d’Aurore : en réalité, quelques habitants, préoccupés devant l’arrivée de ces nouveaux voisins, s’étaient manifestés auprès de la municipalité, indique-t-il. « La question n'est pas là, il s'agissait de faire respecter le droit », assure, de son côté, Sylvain Berrios, élu maire en mars sous l’étiquette UMP. Quoi qu'il en soit, la justice a donné tort à la commune.
Y aurait-il à l’égard des déshérités une flambée du syndrome Nimby (acronyme de Not in My Backyard, « pas dans mon arrière-cour ») ? « Je n’ai pas le sentiment que ce soit plus fréquent qu’auparavant, tempère Eric Pliez. L’ouverture de petites unités est souvent mieux vécue aujourd’hui, y compris dans les communes riches de l’Ouest parisien. »
Toutes les enquêtes, y compris celle du Crédoc, montrent que les personnes interrogées se déclarent majoritairement solidaires à l’égard des plus démunis, insiste Julien Damon, sociologue : « Elles pensent, poursuit-il, que les difficultés de ceux-ci sont liées à des problèmes structurels, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis ou dans certains Etats européens. Dans notre pays, le regard des personnes interrogées a, certes, un peu évolué, mais on constate quand même une forme de stabilité. »
« Les Français sont d’accord pour reconnaître le rôle du mérite dans la variation du revenu, mais dans des proportions raisonnables. Ils restent attachés au rôle de l’Etat social pour corriger ces inégalités », renchérit Olivier Galland, chercheur au CNRS, qui mène une étude sur la perception des inégalités. « Il n’y a rien qui montre une crise de l’Etat-providence. Il s’agit juste de petits mouvements suraccentués par le Crédoc. A partir du moment où le camp conservateur et la gauche se mettent à entrer dans le discours médiatique sur le ras-le-bol fiscal, cela finit par avoir un impact, mais cela ne préjuge en rien des valeurs profondes », assure Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

« L’ANCIEN MONDE EST MORT »

Reste que l’envolée du chômage et l’enfermement dans la précarité de centaines de milliers de travailleurs ébranlent la confiance dans nos institutions sociales. « Le fossé se creuse entre ceux qui sont dans le système et qui pensent que ça n’arrive qu’aux autres, et ceux qui sont à la porte du système et qui n’arrivent pas à y rentrer. Or, ces derniers sont toujours plus nombreux », s’inquiète Gilles de Labarre, président de SNC. Cette distanciation entre insiders et outsiders a un effet insidieux.
Tout se passe comme si une partie de la population était gagnée par une « fatigue de la compassion », selon la formule de Julien Damon. « Notre Etat-providence, rappelle-t-il, a été créé non pas pour combattre la pauvreté, mais pour permettre à la population en emploi d’avoir une retraite, d’accéder au système de soins, etc. Il est performant pour les personnes qui ont des carrières professionnelles pleines, linéaires. » Autre paramètre à prendre en considération, d’après lui : « Des études ont montré qu’il est plus difficile de soutenir et de faire admettre à l’opinion des politiques sociales généreuses dans les pays marqués par une grande diversité ethno-culturelle. »

Des dispositifs ont certes été mis en place au profit des plus démunis, « mais ils ne permettent pas de sortir de la pauvreté », souligne M. Damon. « Notre système est paradoxal, complète Gilles Ducassé, délégué général adjoint d’Emmaüs France. Il est à la fois généreux, mais pas assez ciblé sur ceux qui en ont le plus besoin. Et quand cela concerne ces derniers, ça ne marche pas ou mal. » Exemple : le RSA-activité, qui est un échec. Ce dispositif, qui permet de cumuler un petit salaire et une allocation, est trop complexe pour ses bénéficiaires potentiels. Il n’a jamais rempli l’objectif de favoriser systématiquement la reprise d’un emploi. Du coup, conclut Julien Damon, « le contribuable se dit que ça coûte cher pour des résultats qui ne sont pas à la hauteur ».
Face à la dualisation du marché du travail, un sentiment d’impuissance, mêlé de désarroi, s’empare des syndicats. « Dans notre action au quotidien, c’est le boulot le plus difficile, convient Mohammed Oussedik, un des dirigeants de la CGT. Tu as une réalité que tu refuses parfois idéologiquement. Comment tu fais pour aider concrètement les gens concernés ? »D’autant que mobiliser les salariés sur ces sujets « est bien plus compliqué que sur les rémunérations, parce que c’est devenu naturel de voir qu’à côté de soi, il y a des intérimaires »« Cela ne me fait pas plaisir, mais l’ancien monde est mort, confie Catherine Barbaroux, ex-haut fonctionnaire proche de Martine Aubry, aujourd’hui présidente de l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE). Le contrat de travail n’a plus de sens, d’une certaine manière. Les gens qu’on aide à l’ADIE ne vont pas gagner beaucoup plus que dans l’assistanat, mais ils sont heureux parce qu’il y a d’autres choses en jeu, comme l’estime de soi. »
Remettre en activité les chômeurs de longue durée à tout prix, est-ce la seule solution ? Pour atteindre cet objectif, il y a, en tout cas, un long chemin à parcourir. Bertrand, un autre chômeur en fin de droits épaulé par SNC à Vannes, se désole d’être suivi depuis deux ans à Pôle emploi, alors qu’il était auparavant inscrit au centre d’action sociale de la commune. « A chaque fois que j’y allais, ils avaient des offres très précises qui m’aidaient vraiment », assure-t-il. Avec Pôle emploi, changement de décor : « Je n’ai quasiment aucun rendez-vous. Ma conseillère est débordée. »
« Les chômeurs sont dans le brouillard face à nos institutions. Tout est expliqué de façon trop rapide », regrette Jean Miniac, responsable de l’antenne vannaise de SNC. Bernadette Herviaux en sait quelque chose, elle qui contacte régulièrement Pôle emploi, la Caisse d’allocations familiales ou les assistantes sociales pour être sûre que « ses » chômeurs bénéficient bien de tout ce à quoi ils ont droit. « Comme j’étais fonctionnaire, je sais qu’il est toujours possible d’obtenir quelque chose, même quand on n’entre pas dans les cases. Mais il faut insister. »
Connaître toutes les aides et prestations tient de l’excursion dans un épais maquis. Réclamer pour faire valoir ses droits reste souvent intimidant.

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