jeudi 17 octobre 2013

«Il faut sanctionner les stéréotypes attachés aux personnes pauvres»

SONYA FAURE
En janvier, l’affaire avait légitimement choqué. Une famille avait été exclue du musée d’Orsay car son «odeur» indisposait les autres visiteurs. Saisi, le défenseur des droits, Dominique Baudis, notamment chargé de la lutte conte les discriminations, a finalement conclu que le musée n’avait commis «aucune faute de nature juridique ou déontologique» : le dossier s’est en effet finalement conclu par une médiation entre la famille et le musée. Mais il aura interpellé sur une forme de discrimination peu visible en France, liée aux stéréotypes sur les pauvres.
À l’occasion de la journée du refus de la misère, l’association ATD Quart Monde a redit son souhait que cette forme de discrimination soit ajoutée à la liste des discriminations existant déjà dans la loi. Le défenseur des droits a envoyé un courrier aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat «pour attirer leur attention sur deux nouveaux critères qui pourraient être ajoutés à la loi de 2008 sur les discriminations, explique-t-il àLibération. Le premier, porté depuis des années par ATD Quart monde, est le critère de pauvreté. L’autre est celui du territoire, du lieu de résidence.» Le 27 septembre, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a également rendu un avisdemandant l’inscription dans la loi d’un critère de discrimination fondée sur la «précarité sociale».
Diane Roman, professeur de droit et membre du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (Credof)1, explique l'intérêt d'une telle modification de la loi.
Le «racisme social» va-t-il devenir un délit ?
L’expression est sans doute simpliste, mais elle pose une question de fond : l’évolution de notre sensibilité aux discriminations. Il y a 80 ans, tenir des propos antisémites ou racistes ne heurtait presque personne. Il y a 30 ans, le sexisme était considéré comme le reflet d’un état de choses naturel. Les mentalités ont changé, le droit français a été modifié. Depuis la première loi antiraciste de 1972, la liste des critères a régulièrement été élargie. Il existe aujourd'hui 19 critères fondant la discrimination: état de santé, orientation sexuelle, identité de genre depuis 2012 [les discriminations à l’égard des transsexuels, ndlr].
Faut-il élargir cette liste aux pauvres ?
Cela existe déjà dans de nombreux pays, au Canada notamment. La France est mûre aujourd’hui pour sanctionner les stéréotypes attachés aux personnes pauvres. Combien de fois entend-on que les bénéficiaires des minima sociaux sont des «parasites», des «assistés» ? Récemment encore, des habitants du XVIe arrondissement de Paris s’opposaient à la construction de HLM dans leur quartier. Il n’y a pas si longtemps, un ministre [Laurent Wauquiez, ndlr]parlait de «l’assistanat» comme du«cancer de la société». On commence pourtant à prendre la mesure dudifficile accès au droit des personnes socialement exclues : elles préfèrent ne pas demander les prestations auxquelles elles ont le droit de peur d’être stigmatisées. Les études montrent que l’accès au soin leur est plus difficile : certains médecins refusent de soigner les bénéficiaires de la Couverture maladie universelle. D’autres angles morts existent, mais ils sont moins étudiés : le refus d’accès à certains prêts bancaires pour ceux dont les revenus proviennent en grande partie des minima sociaux, par exemple.
Le nouveau critère de discrimination que propose de créer la CNCDH est la «précarité sociale». Pourquoi ce terme ?
Il est original et judicieux. Dans aucun autre pays cette terminologie n’est utilisée, ils préfèrent les notions «d’origine sociale» ou de «condition sociale». Mais ce critère de «précarité sociale» est pertinent car il renvoie à des notions connues en droit français : la «vulnérabilité économique et sociale» par exemple. Dans la loi de 2012, le fait de harceler sexuellement une personne en situation de vulnérabilité économique et sociale est une circonstance aggravante - cela vise notamment les mères célibataires. Si le terme «précarité» n’existe pas encore en droit, celui d’exclusion sociale, en revanche, est défini dans le dispositif encadrant le RSA comme l’impossibilité d’avoir accès à certains droits fondamentaux comme l’enseignement, le logement…
Mais si le terme de «précarité sociale» n’existe pas en droit, comment le définir ?
Si ce terme est adopté par le législateur, ce sera au juge pénal de préciser sa signification, de l’interpréter. Elle pourrait être plus large qu’une simple définition monétaire pour englober les statuts d’étudiants, de travailleurs précaires ou saisonniers, comme c’est le cas au Québec avec la discrimination fondée sur la «condition sociale».
La «discrimination territoriale» que le défenseur des droits propose également d'ajouter à la loi ne suffit-elle pas pour sanctionner les discriminations sociales ?
La Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde) [qui a été avalée par le défenseur des droits, ndlr] avait en effet relevé l'importance des discriminations sur l’adresse : des organismes refusaient de distribuer les colis dans certains quartiers par exemple. L’idée est intéressante, mais c’est encore autre chose. Pensez à cette personne contrainte de vivre dans 4 mètres carrés mansardés pour 300 euros par mois dont le cas a récemment été médiatisé : elle habitait en plein cœur de Paris !
Si la loi décide un jour de sanctionner les discriminations fondées sur la précarité sociale, un bailleur pourra-t-il toujours choisir son locataire en fonction de son revenu, excluant d’office ceux qui ne gagnent pas trois fois le montant du loyer ?
Bien sûr ! Le bailleur est légitimement fondé à vérifier que son futur locataire pourra s’acquitter du loyer. En revanche, s’il refuse un candidat parce que la moitié du revenu de celui-ci provient de prestations sociales, il pourrait être poursuivi. C’est le stéréotype - «cet assisté n’est pas fiable, il ne versera jamais son loyer» - qui est condamnable : l’appréciation portée sur les qualités personnelles de l’individu. Le droit postmoderne dans lequel nous vivons, les préjugés discriminants constituent un trouble social, ils doivent donc être sanctionnés.
Quel bilan tirer des expériences étrangères ?
Soyons clairs : interdire la discrimination à l’égard des pauvres n’aboutit pas à supprimer la pauvreté. Ça permet juste de faire passer le message que certains stéréotypes et exclusions sont insupportables et d’alléger un peu les conditions de vie particulièrement dures de certaines personnes. Au Canada, de très nombreuses provinces interdisent cette forme de discrimination, avec des résultats variés. Le Québec a sans doute été le plus loin. Des inégalités à grandes échelles ont été corrigées par la discrimination fondée sur la «condition sociale». Ainsi, lors d’une réforme du «dépôt direct», il était question de virer automatiquement sur les comptes en banque les minima sociaux, comme les autres prestations versées à l’ensemble de la population. Ce qui semblait être une bonne idée aboutissait au contraire à priver une grande partie des plus pauvres de leurs allocations : la plupart n’avait pas de compte en banque, ou d’accès à internet… La Commission des droits de la personne (l’équivalent de notre défenseur des droits et de notre CNCDH) a été saisie et cette discrimination indirecte interdite.
Pour revenir à la France, il est temps que le législateur se saisisse de cette question: la Convention européenne des droits de l’homme interdit en effet la discrimination fondée sur la «fortune». Il n’y a pas eu de jurisprudence jusqu’ici, mais des dossiers pourraient un jour être déposés devant la Cour européenne.
1. Auteure de Droit de l'homme et libertés fondamentales, Dalloz.

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