vendredi 5 juillet 2013

"Un congé parental plus égalitaire devrait être plus court et mieux rémunéré"

Le Monde.fr | 03.07.13 |

L'INTÉGRALITÉ DU DÉBAT AVEC HÉLÈNE PÉRIVIER, ÉCONOMISTE SENIOR À L'OFCE, CO-AUTEURE DES "DISCRIMINATIONS ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES", MERCREDI 3 JUILLET 2013

Dans un chat sur LeMonde.fr, Hélène Périvier, économiste senior à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), co-auteure desDiscriminations entre les femmes et les hommes (Presses de Sciences Po, 2011) estime que la loi présentée par Najat Vallaud-Belkacem représente "un grand pas", même si certaines mesures auraient pu "aller plus loin".

Visiteur : Que pensez-vous de la loi présentée aujourd'hui par MmeVallaud-Belkacem ? Les mesures ne sont-elles pas modestes par rapport aux inégalités existantes ?
Hélène Périvier : Il faut d'abord préciser que cette loi porte un axe très intéressant, puisqu'il s'agit d'adopter une approche intégrée de l'égalité femmes-hommes dans les politiques publiques.
Cette approche intégrée consiste à mettre en place des mesures ou des réformes visant l'égalité femmes-hommes dans plusieurs domaines de l'action publique : politique familiale avec le congé parental, représentation des femmes en politique, dans les instances sportives, traitement de la question des violences faites aux femmes... On le voit, cette loi comporte des volets d'action très différents.
En revanche, on aurait souhaité que dans chacun de ces volets, l'action soit plus massive pour avancer de façon plus volontariste, mais c'est déjà un grand pas de proposer à nouveau une grande loi portant l'objectif d'égalité femmes-hommes.
Visiteur : François Hollande s'était engagé à supprimer le financement des partis ne respectant pas la parité. Or la loi ne propose qu'une hausse des sanctions financières. Qu'en pensez-vous ? Pourquoi cette promesse était-elle intenable ?
Le déficit de représentation des femmes dans l'espace politique – et on pourrait ajouter dans l'espace économique – est extrêmement important. Sanctionner les partis politiques ne respectant pas les exigences de parité n'était déjà pas suffisant pour faire avancer la position des femmes en politique, la plupart des partis, en particulier les grands partis politiques, préférant s'acquitter des amendes plutôt que de se conformer à la loi.
L'objectif d'égalité est un objectif ambitieux, contraignant, ce qui implique souvent un retour en arrière face à cet objectif. C'est probablement la raison pour laquelle François Hollande revient sur ses annonces.
Visiteur : Faut-il étendre les quotas de femmes à davantage de domaines ? Est-ce que cela ne se heurte pas à des résistances insurmontables, comme dans les domaines économique ou sportif ?
L'utilisation de quotas pour promouvoir la représentation des femmes dans les instances de pouvoir (politique, économique, sportif, etc.) est indispensable si l'on veut faire levier afin de promouvoir l'égalité.
La sous-représentation des femmes dans ces instances est le fruit d'un processus de cooptation, notamment. Les hommes participent à des réseaux dans lesquels il y a massivement des hommes qui leur ressemblent. Ils sont donc au bon moment au bon endroit, connaissant les bonnes personnes pour accéder au plus haut niveau des responsabilités. Les quotas permettent d'ouvrir une porte, un peu par la force, pour que les femmes puissent accéder elles aussi à ces instances malgré leur absence dans les réseaux d'hommes.
Les quotas ne sont pas un objectif en soi, mais un moyen d'action pour rééquilibrer la représentation des femmes et des hommes dans les lieux de pouvoir. La loi sur les quotas de femmes dans les conseils d'administration des grandes entreprises, qui va être étendue dans le projet de loi porté par MmeVallaud-Belkacem aux entreprises de plus de 250 salariés, propose un objectif en deux temps. D'abord 20 % de femmes, puis 40 %. Cela doit permettre à ces entreprises de s'organiser pour mobiliser des femmes qui peuvent accéder à ce type de postes.
Il n'y a aucune impossibilité derrière cette loi, le vivier de femmes compétentes, disponibles et dont la formation est en adéquation avec un poste d'administratrice est tout à fait suffisant pour permettre d'atteindre ces objectifs.
Visiteur : Qu'en est-il pour les fédérations sportives ?
La représentation des femmes dans les fédérations sportives est également insuffisante. Porter l'idée d'une incitation à faire entrer plus de femmes dans ces instances est indispensable. Bien sûr, certaines fédérations seront plus réticentes que d'autres, notamment celle de rugby, par exemple, mais pour autant, toutes les fédérations doivent faire un effort pour accroître la représentation des femmes en leur sein.
La question de l'égalité dans le sport se pose aussi en termes de pratique sportive. Il est plus difficile pour des filles que pour des garçons de pouvoir pratiquer des sports collectifs comme le football ou le rugby. Donc, in fine, l'argument qui consisterait à dire : peu de filles pratiquent ce sport, donc peu de femmes peuvent y être représentées, y compris dans la fédération, est circulaire. Il faut donc permettre un élargissement de la pratique sportive pour les filles, notamment dans les sports où elles sont peu représentées.
MD : Dans l'ensemble des processus discriminants que vous relevez, pensez-vous que ce sont les mentalités et les rapports sociaux de genre qui sont à l'œuvre ? L'action publique peut-elle intervenir dans ce domaine ?
Oui, notamment parce qu'elle est aussi actrice de ces normes de genre. Celles-ci sont aussi façonnées et construites par la façon dont on conçoit les politiques publiques, et dont l'Etat social lui-même a été pensé.
Par exemple, l'idée du couple spécialisé dans lequel madame est au foyer et monsieur travaille est une vision normative de la famille que l'Etat social a portée, via des politiques publiques, après la seconde guerre mondiale. Ce faisant, il a été acteur des normes de genre visant à cantonner les femmes au foyer et les hommes au marché du travail.
Donc on peut aussi penser des politiques publiques actives visant à modifier cette vision sexuée du travail. Par exemple en incitant davantage les femmes à investir leur carrière professionnelle, et les hommes leur vie familiale. C'est l'objet des réformes du congé parental.
Marie : Globalement, pourquoi encourage-t-on la féminisation des pratiques masculines (à raison) mais jamais la masculinisation des pratiques féminines (métiers "sociaux", sports et arts "de filles" type cheval ou danse) ?
Vous avez tout à fait raison de souligner cette hiérarchie de valeurs entre le masculin et le féminin. L'anthropologue Françoise Héritier l'avait formulée sous le concept de "valence différentielle". Elle avait montré que partout on retrouvait l'idée des valeurs masculines comme étant positives et supérieures aux valeurs féminines (quelles que soient les choses qu'on attribue au masculin et au féminin, qui peuvent varier selon les sociétés).
On comprend dès lors très bien que les filles aillent sans problème vers des métiers dits masculins, ou qu'elles cherchent à aller vers des pratiques sportives ou culturelles dites masculines, puisque celles-ci sont davantage valorisées. Mais il est subversif pour des garçons d'être attirés vers des pratiques ou des activités dites féminines. C'est donc plus compliqué de faire entrer des hommes dans des métiers à forte représentation de femmes, que l'inverse. J'ajouterai que les métiers dits féminins sont moins valorisés, y compris en termes de salaires, que les métiers dits masculins.
Frédéric : S'intéresser aux conseils d'administration qui ne sont plus le lieu où se font les choix de gestion de l'entreprise n'est-il pas purement symbolique ? Ne faudrait-il pas plutôt s'intéresser aux postes de direction et de haut encadrement pour que les femmes puissent véritablement se voir reconnaître une place ?
Vous avez tout à fait raison. Les conseils d'administration ne sont pas les instances de réel pouvoir, ce sont plutôt les Comex et les Codir, dans lesquels les femmes sont encore moins représentées. Mais la loi ne peut pas contraindre les entreprises à une parité dans ces instances, qui ne sont pas des instances "officielles". Seuls les conseils d'administration peuvent être soumis à ce type de contraintes.
Du coup, on peut questionner l'efficacité d'une loi qui s'attache à accroître le nombre de femmes dans des instances qui ne sont pas les vraies instances décisionnaires. Mais au-delà du symbole, encore une fois, cette loi vise à combler un déficit de représentation des femmes. C'est donc davantage le principe de justice que celui de l'efficacité qui justifie ce type de mesures.
PN : Ne pensez vous pas que l'atténuation des inégalités hommes-femmes est un processus naturel ? Le gouvernement doit il vraiment s'intéresser à ce problème, en ce moment même?
Ce processus n'a rien de naturel. Comme le dit la philosophe Geneviève Fraisse, l'égalité ne pousse pas comme l'herbe verte. Il faut donc contraindre pour la promouvoir. L'ensemble des combats menés par les différents mouvements féministes depuis des siècles montre que les avancées obtenues n'ont rien de naturel.
Visiteur : Est-ce qu'il y a un vrai changement de politique en matière d'égalité entre femmes et hommes depuis le changement de majorité en 2012 ? Comment cela se passait-il pendant le mandat de Nicolas Sarkozy ?
Le gros changement visible est celui de la réouverture d'un ministère des droits des femmes de plein droit. C'est ce type de ministère qui peut porter cette approche intégrée de l'égalité dont je parlais au début du chat. Car il permet une collaboration interministérielle sur les questions d'égalité.
Ce ministère, par exemple, travaille avec le ministère de l'éducation nationale afin de promouvoir l'égalité filles-garçons à l'école ; ce ministère travaille avec le ministère de la famille afin de promouvoir l'égalité dans les politiques familiales, même si on aimerait que les mesures aillent plus loin ; ce ministère travaille avec les ministère des sports pour promouvoir la représentation des femmes dans les instances sportives, etc.
L'existence de ce ministère permet donc de redonner une visibilité, dans l'action publique, à la question de l'égalité entre les femmes et les hommes, et c'est à mon sens une grande différence entre les deux présidences.
Marie : Pourquoi les politiques publiques n'abordent-elles jamais les difficultés des hommes ? Notamment leur échec scolaire beaucoup plus massif.
Dans les politiques publiques, il est question, sur la réforme du congé parental, justement, d'attribuer un quota de mois de congé au père. C'est donc une façon de s'adresser aussi aux hommes, puisque l'égalité exige une redistribution des rôles des femmes et des hommes.
Sur l'échec scolaire des garçons, il est constaté dans des zones en difficulté, en perte de repères, dans lesquelles des travaux de sociologie ont montré que les normes de genre étaient exacerbées et pouvaient conduire à plus de violence dans les rapports entre filles et garçons.
La question de l'échec scolaire des garçons doit être traitée dans une politique de l'éducation visant à améliorer le fonctionnement de l'école dans ces zones en difficulté, qui sont aussi des zones en difficulté économique dans lesquelles le chômage est important.
Clément : Je ne crois pas que le métier de magistrat soit dévalorisé ;  la sous-représentation des hommes dans les métiers de la justice, et surtout de l'éducation n'est-elle pas un problème ?
Pourquoi les quotas n'y seraient-ils pas aussi nécessaires ? Dans la magistrature, les femmes sont surreprésentées. Pour autant, dans les très hautes fonctions, elles sont sous-représentées. Le phénomène du plafond de verre y est aussi très important.
Concernant l'éducation nationale, les femmes sont surreprésentées dans ces professions, dont on rappelle qu'elles sont très mal rémunérées en France en comparaison avec d'autres pays, notamment les pays nordiques. Le déséquilibre de représentation des hommes dans ces professions est tout à fait problématique. Pour autant, il est difficile de mettre des quotas dans l'accès à des professions.
D'ailleurs, on ne le fait pas pour des femmes. Les quotas mis en place sont des quotas qui visent l'accès à des responsabilités (conseils d'administration), mais pas à des secteurs d'activité. Attirer des hommes dans ces secteurs, par exemple celui de la petite enfance, est également un enjeu d'égalité.
Paul : Ultra-favorable au congé parental des pères, je me demande si ces six mois, ce n'est pas un saut un peu trop grand pour que ça marche...
On aurait plutôt tendance à dire que la mesure est trop timide. Ce n'est pas tant dans le nombre de mois accordés aux pères que dans la forme d'indemnisation du congé parental que l'on trouve un levier pour inciter les pères à y recourir. Une indemnisation forfaitaire et faible, comme c'est le cas en France, a peu de chances d'être attractive pour des pères.
Un congé parental plus égalitaire, au sens mieux partagé entre les deux parents, exige d'être plus court, mieux rémunéré, et individualisé entre les deux parents, chacun ayant sa part de congé parental à prendre.
Par ailleurs, dans les six mois de quota réservé aux pères, il n'y a pas d'obligation d'en prendre l'intégralité.
Visiteur : Quel est l'écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes en France ? J'ai lu plusieurs chiffres : 27 %, 19 %... Lequel doit-on retenir ?
Globalement, l'écart de salaire moyen entre les femmes et les hommes est de 27 %. C'est-à-dire, si on fait la moyenne du salaire des femmes travaillant dans le privé et qu'on le compare à la moyenne du salaire des hommes salariés du privé, on obtient cet écart de 27 %. L'écart de 19 % est calculé sur le temps plein.
Les différents chiffres que l'on peut trouver tiennent à des différences de périmètre – salariés du privé, privé et public, etc. –, à des différences de types d'emploi – temps plein, temps partiel – et aussi à des différences de définition de la rémunération – salaire, bonus, primes...
Si je reviens au chiffre de 27 % d'écart de salaire entre les femmes et les hommes salariés du privé, on voit qu'une partie importante de cet écart s'explique par le temps de travail, les femmes étant plus souvent en temps partiel que les hommes.
Une partie – un tiers environ – de cet écart s'explique par la segmentation du marché du travail : les femmes et les hommes n'évoluent pas dans les mêmes métiers, et les métiers dans lesquels les femmes sont surreprésentées sont en moyenne moins bien payés que ceux dans lesquels les hommes sont surreprésentés.
Visiteur : Quel est l'écart de salaire à poste, diplôme et expérience identique ?
Dans l'écart de 27 %, il reste une partie – environ un cinquième – qui ne s'explique pas par des caractéristiques et différences observables entre les femmes et les hommes. Autrement dit, ces cinq points d'écart de salaire ne peuvent être expliqués que par le sexe. C'est une mesure approximative de la discrimination "pure".
Mais cette discrimination se niche aussi dans les parcours professionnels. Les femmes, toutes choses égales par ailleurs, c'est-à-dire à diplôme égal, expérience professionnelle égale, etc., ont une moindre chance que les hommes d'accéder à des postes de direction. Ce qui joue in fine dans leurs salaires.
Visiteur : La loi permettant de s'assurer qu'il n'y a pas d'écart de salaire entre les hommes et les femmes dans les entreprises est-elle selon vous suffisamment appliquée ?
Non. Les entreprises doivent fournir un rapport de situation comparée qui donne un état des lieux de la position des femmes et des hommes en leur sein. Sur la base de ce rapport, elles ont l'obligation d'ouvrir des négociations en vue d'avancer en matière d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
On le voit, la loi n'oblige pas à un résultat mais oblige à la mise en place d'un processus de négociation. Or de nombreuses entreprises ne font même pas ce premier pas. C'est la raison pour laquelle deux d'entre elles ont été récemment condamnées, en espérant que ceci fera exemple pour que les autres se conforment à leurs obligations. Rappelons par ailleurs que ces lois ne s'appliquent qu'au secteur privé. L'Etat lui-même, en tant qu'employeur, est loin d'être exemplaire en matière d'égalité.
Visiteur : Vous semblez très enthousiaste à l'égard de ce gouvernement. Partagez-vous la déception de certaines associations féministes qui en attendaient davantage ?
Oui, on peut tout à fait être déçu du fait que les mesures ne vont pas assez loin, que cette approche intégrée de l'égalité s'arrête aux portes des questions plus complexes. Par exemple, lorsque le gouvernement a choisi d'abaisser le plafond du quotient familial pour renflouer les caisses de la branche famille, il aurait pu interroger la question du quotient conjugal, c'est-à-dire l'imposition commune du couple, qui favorise la moindre activité des femmes mariées et qui porte une vision de la famille aujourd'hui dépassée.
On aurait pu proposer un plafonnement de ce quotient conjugal, ce qui aurait été une mesure extrêmement volontariste en matière d'égalité, mais ça n'a pas été le cas. On le voit, dès lors que l'égalité touche à des dispositifs importants, elle devient plus problématique à porter. On est donc très loin du compte en matière de refonte globale de l'Etat social pour avancer efficacement et rapidement vers plus d'égalité entre les femmes et les hommes.

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