dimanche 26 mai 2024

Reportage Mobilisation d’anciens enfants placés : «Trop longtemps, nos voix ont été étouffées»

par Samuel Ravier-Regnat   publié le 8 mai 2024

Des membres d’un «comité de vigilance» composé d’anciens enfants placés ont manifesté ce mardi 7 mai à proximité de l’Assemblée nationale à Paris, alors que débutent les travaux d’une commission d’enquête parlementaire consacrée à la protection de l’enfance.

Ils sont plusieurs dizaines, des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes, natifs de France ou d’ailleurs, reconnaissables à leur tee-shirt blanc barré du logo du «comité de vigilance» qui les réunit. Des anciens enfants placés, qui ont grandi à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), ou à la Ddass voire à l’Assistance publique pour les plus anciens, rassemblés ce mardi 7 mai place Jacques-Bainville, à deux pas de l’Assemblée nationale à Paris. Certains prennent la parole à la tribune, racontent leur parcours, chacun avec ses souffrances et ses traumatismes.

«Ce moment est un tournant dans notre histoire collective. Trop longtemps, les voix des enfants placés ont été étouffées. Aujourd’hui, nous refusons cette invisibilité», clame Lyes Louffok, médiatique porte-parole de la cause des enfants placés. Au mois de mars, le jeune homme a participé à la création du «comité de vigilance»dont l’objectif est de peser sur les discussions de la commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements de l’ASE, lancée le 30 avril.

«On ne doit pas avoir honte de nous»

A la tribune comme dans la foule, forte de quelque 200 participants, les yeux sont humides et les voix se brisent. «On a l’impression de former une grande famille. On a tous vécu des choses similaires, on se soutient, c’est quelque chose de très fort», souligne en aparté Milena, 30 ans, venue exprès du Morbihan pour le rassemblement. Elle a été placée à l’âge de 12 ans, hébergée en appartement individuel, puis déscolarisée, sujette à des addictions («j’ai vécu des choses que je n’aurais pas dû vivre») et sortie du dispositif de protection quand, à 16 ans, elle est tombée enceinte. Quatorze années plus tard, sa fille l’accompagne à la manifestation, émue elle aussi. «Le fait qu’on soit tous là aujourd’hui, ça veut dire que les enfants placés ne sont plus cachés, sourit Milena. On existe sur cette Terre et on ne doit pas avoir honte de nous. Au contraire, pour moi, mon parcours de vie est devenu une force.»

«Il faut changer le modèle de la protection de l’enfance de fond en comble. Pour cela, il faut identifier les responsabilités dans les dysfonctionnements et reconnaître les erreurs commises dans le passé», tranche Lyes Louffok. Le 14 mai, le vice-président de l’association les Oubliés de la République sera reçu par les députés de la commission d’enquête qui mèneront leurs premières auditions. «Avec le comité de vigilance, nous allons veiller à ce que l’ensemble des acteurs soient auditionnés, et à ce que les réponses des députés soient à la hauteur des enjeux, explique-t-il. Nous ne voulons pas être dépossédés du débat.» Selon les députés socialistes, à l’origine de la commission d’enquête, «le système français de protection de l’enfance est aujourd’hui à bout de souffle», miné par le manque de moyensles affaires de maltraitanceet les inégalités de prise en charge entre les départements, qui gèrent le dispositif.

«La mort d’un enfant placé n’est pas un fait divers»

En 2019, la Fondation Abbé Pierre révélait que 40 % des sans domicile fixe de moins de 25 ans nés en France étaient passés par l’ASE. «Elle sauve énormément d’enfants [environ 300 000 sont pris en charge, ndlr], mais il y a beaucoup de dysfonctionnements, et la situation se dégrade», déplore la sénatrice Laurence Rossignol, qui avait participé à l’élaboration d’une loi sur le sujet, en 2016, quand elle était ministre en charge des Familles et de l’Enfance. «On assiste à un épuisement global des travailleurs sociaux, qui est lié à un manque de moyens et à une recherche de sens dans le travail», poursuit-elle.

Sur des pancartes noires, les manifestants ont inscrit les prénoms de jeunes «morts à l’ASE» – certains se sont suicidés, d’autres ont péri d’une overdose, ou assassinés par d’autres enfants dans un foyer d’accueil. Le comité de vigilance a recensé «une trentaine de décès dans le cadre de la protection de l’ASE» depuis les années 90. Anthony, 17 ans, Maria, 11 ans, Amandine, 16 ans… Le 25 janvier, Lily, 15 ans, a été retrouvée pendue dans le Puy-de-Dôme, dans une chambre d’hôtel où elle avait été placée par l’ASE, en contradiction avec les dispositions de la loi Taquet sur la protection de l’enfance adoptée en 2022. «La mort d’un enfant placé n’est pas un fait divers. C’est le résultat d’un enchaînement de dysfonctionnements systémiques», assène Lyes Louffok.

Le rassemblement touche à sa fin, les badauds se dispersent. Seuls restent les membres du «comité de vigilance», qui se dirigent ensemble vers l’Assemblée nationale, où auront lieu les travaux de la commission d’enquête. Là, ils posent avec leurs tee-shirts et leurs pancartes, derrière une large banderole réclamant «justice et réparation» pour les enfants placés. Allument deux fumigènes, qu’ils éteignent fissa pour éviter l’intervention des policiers qui surveillent la scène de loin. Une participante s’enflamme : «C’est sûr, ça va être une photo historique !»


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