samedi 11 mai 2024

Astrid Chevance, psychiatre : « Impliquer les patients dans la recherche sur la dépression n’est pas un impératif éthique, c’est un atout scientifique »

Propos recueillis par    Publié le 27 avril 2024

A l’occasion du début de deux études sur une cohorte de personnes avec une dépression, l’une portant sur l’annonce du diagnostic, l’autre sur le handicap lié à cette maladie, la psychiatre Astrid Chevance explique les enjeux de ces recherches originales, où les témoignages des patients ont un rôle majeur.

Astrid Chevance, à Paris, en septembre 2023.

Tristesse quasi permanente, perte d’intérêt et de plaisir pour les activités de la vie quotidienne, fatigue, angoisses, voire idées de mort… La dépression, trouble psychiatrique parmi les plus fréquents, touche une personne sur cinq au cours de sa vie. En France, la prévalence des épisodes dépressifs est en augmentation depuis les années 2010, avec « une accélération sans précédent entre 2017 et 2021, en particulier chez les jeunes adultes », estimait le baromètre santé de 2021, publié en 2023.

Pour mieux comprendre la vie quotidienne avec cette maladie, unecohorte en ligne de patients touchés par une dépression – ou une maladie bipolaire – a été créée en novembre 2023. Elle s’inscrit dans la communauté de recherche participative ComPaRe, qui inclut au total 50 000 volontaires atteints de diverses maladies chroniques.

Entretien avec la psychiatre et chercheuse Astrid Chevance, responsable scientifique de ComPaRe Dépression, cheffe de clinique au Centre de recherche en épidémiologie et statistiques (Inserm UMR1153, université Paris Cité, AP-HP).

Que peut-on attendre d’une telle étude sur la dépression ?

Elle va permettre de développer de nouveaux outils cliniques, pour le diagnostic, le pronostic ou les traitements de la dépression et de la maladie bipolaire, en partant des besoins et de l’expérience vécue par les patients. Pour cela, nous recueillons des informations cliniques et sociodémographiques mais nous nous appuyons aussi sur les récits personnels. Cela peut paraître étonnant pour une pathologie aussi fréquente, mais nous manquons vraiment de données longitudinales. Par exemple, on ne sait pas bien quel est le profil de ceux qui rechutent.

L’une des particularités de cette cohorte numérique est qu’elle est ouverte à toutes les personnes qui pensent être concernées par cette maladie, même si elles n’ont pas eu un diagnostic formel par un médecin. Cela signifie que nous sommes aussi intéressés par l’aspect autodiagnostic : quel est le profil des gens qui se considèrent comme déprimés mais ne consultent pas, comment évoluent-ils dans le temps, etc.

Notre communauté est complémentaire d’autres cohortes en France et dans le monde, qui incluent des patients pris en charge dans des centres hospitaliers spécialisés.

Au fil du temps, nous allons pouvoir nous appuyer sur ComPaRe Dépression pour conduire des études sur des thématiques particulières. Les deux premières, qui viennent d’être lancées, concernent l’annonce du diagnostic et le handicap généré par la dépression.

Autre point à souligner : il s’agit d’une plate-forme collaborative ouverte aux équipes de recherche publique. Tout chercheur peut s’en saisir pour mener un projet après validation du comité scientifique. Nos données sont protégées, avec un cadre réglementaire et éthique, et elles ne sont pas revendues.

Combien de personnes y participent-elles ?

A ce jour, 3 600 personnes ont déjà donné leur consentement et 70 % d’entre elles ont complété tous les questionnaires disponibles. Le recrutement restera ouvert. Avec ces participants, ComPaRe est maintenant la plus grosse cohorte mondiale de personnes concernées par la dépression. Jusqu’ici, la plus importante sur cette maladie était la communauté Nesda, aux Pays-Bas, qui a démarré en 2004 et suit actuellement 3 000 volontaires avec des troubles dépressifs et anxieux.

Ces effectifs peuvent sembler modestes pour une pathologie aussi répandue, mais, s’agissant des troubles psychiques, il est difficile de recruter des patients pour une étude qui dure dans le temps. En médecine, et particulièrement en psychiatrie, beaucoup d’études cliniques ne peuvent pas aller au bout, par manque de volontaires. Et puis, contrairement à des domaines comme les maladies infectieuses ou la cardiologie, la psychiatrie ne fait l’objet d’études épidémiologiques que depuis les années 1980. C’est une science qui est encore en construction.

En pratique, en quoi l’engagement pour les patients consiste-t-il ?

Tout se passe sur Internet. A l’inscription, les participants de ComPaRe Dépression remplissent trois questionnaires, étalés sur un mois, en plus des quelques questionnaires communs à tout ComPaRe. Il y a ensuite un suivi à six mois, toujours en ligne, puis tous les ans. S’ils le souhaitent, les volontaires peuvent participer en plus à des études spécifiques sur la dépression, ou à d’autres maladies étudiées dans ComPaRe. En retour, nous partageons régulièrement des informations scientifiques et médicales sur notre site et nos réseaux sociaux, et bien sûr les résultats des études, une fois publiées.

En fait, entrer dans une cohorte ComPaRe, c’est appartenir à une communauté d’individus prêts à donner de leur temps pour la recherche, ce qui est aussi important que de donner de l’argent ! Impliquer les patients dans la recherche n’est pas un impératif éthique, c’est un atout scientifique pour la recherche clinique.

Vous avez démarré, le 9 avril, une étude sur l’annonce du diagnostic. Les médecins sont-ils défaillants sur le sujet ?

Nous avons commencé avec ce thème très concret, car c’est souvent le moment délicat de la prise de conscience de la maladie. En octobre 2022, la Haute Autorité de santé [HAS] a fait des recommandations concernant l’annonce d’un diagnostic psychiatrique sévère chez l’adulte. En étudiant toute la littérature à ce sujet, le groupe de travail – dont deux des membres appartiennent à notre comité scientifique – a trouvé des avis d’experts, mais pas de données larges provenant de personnes concernées ou de professionnels de terrain. Notre étude vient combler ce vide.

L’idée est venue de la pratique clinique. Même si la parole commence à se libérer sur la dépression, il y a encore beaucoup de stigmatisation. C’est un diagnostic pas simple à annoncer et pas facile à recevoir. En pratique, nombre de professionnels restent réticents à prononcer le terme de « dépression » et on voit des patients sous traitement qui ne connaissent pas clairement leur diagnostic. Notre étude inclut déjà 1 500 personnes de la cohorte, et, parallèlement, nous interrogeons des médecins de terrain sur ce sujet. Ensuite, nous rapprocherons leurs idées, leurs propositions. Le but est de faire une liste de conseils et recommandations pour mieux annoncer le diagnostic de dépression, avec l’idée d’en faire un atout pour la suite du parcours, et pas un moment traumatique qui éloigne des soins.

Quels sont les objectifs de l’étude que vous lancez le 29 avril sur le thème du handicap généré par la dépression ?

Dans ce domaine aussi, on manque d’informations concrètes pour développer de nouvelles interventions sanitaires et sociales. En France, les sources de données de terrain comme les dossiers des maisons départementales des personnes handicapées [MDPH] ou les statistiques d’arrêt de travail sont peu exploitées par les chercheurs en santé. A l’international, les échelles de handicap comme la Whodas, outil de l’Organisation mondiale de la santé pour mesurer des gênes dans la vie quotidienne, ne sont utilisées que de façon marginale dans la dépression.

L’étude que nous démarrons, dans laquelle nous aimerions inclure 2 000 patients, vise à recueillir des indicateurs objectifs, mais aussi le vécu des personnes, par des questions ouvertes : se sentent-elles handicapées ou non, souhaitent-elles une reconnaissance administrative… ?

L’enjeu est de mieux connaître le handicap généré par une dépression pour améliorer les dispositifs existants. Actuellement, le système de reconnaissance du handicap et des aménagements qui en découlent (par exemple en milieu professionnel) est peu souple, alors qu’une des particularités de la dépression est d’être épisodique, avec donc un retentissement variable dans le temps.

Voilà plusieurs années que vous menez des études sur la dépression fondées sur le témoignage des personnes concernées, qui révèlent de profonds décalages avec les pratiques des médecins et des chercheurs. Que faudrait-il améliorer en priorité ?

Nos travaux montrent par exemple que les attentes des patients en termes de traitement ne correspondent pas bien aux critères habituellement utilisés par les chercheurs pour juger de l’efficacité des thérapies, ce qui pose problème. Ainsi, une étude publiée en 2020 dans la revue Lancet Psychiatry, et que nous venons de compléter par une nouvelle publication en avril dans la même revue, fait le constat que des signes comme la douleur psychique, l’irritabilité ou les difficultés de régulation des émotions, perçus comme importants à soulager par les principaux intéressés, ne sont souvent pas pris en compte dans l’évaluation des thérapeutiques.

De surcroît, les échelles utilisées pour mesurer l’efficacité des traitements diffèrent selon qu’il s’agit de médicaments ou de psychothérapie, ce qui rend difficile la comparaison de ces approches. Nous avons aussi identifié les effets indésirables des antidépresseurs jugés les plus pénibles par les patients,  à faire figurer systématiquement dans les publications scientifiques. Loin de se fonder sur une vision naïve de la parole individuelle comme vérité absolue, ces recherches croisent les récits de patients, de proches, de professionnels de santé en utilisant des méthodologies rigoureuses pour générer des connaissances moins réductrices. Il faut améliorer l’évaluation des thérapies en psychiatrie.

Avant vos études de médecine, vous êtes passée par l’Ecole normale supérieure, une agrégation d’histoire et un master de sociologie-démographie. En quoi ce parcours influence-t-il votre travail de chercheuse ?

Je pense qu’avoir une vision historiquement et sociologiquement située des pratiques de recherche et médicales renforce la démarche scientifique. Cela favorise aussi un travail véritablement multidisciplinaire, qui se reflète par exemple dans le comité scientifique que j’ai sollicité pour ComPaRe Dépression. Enfin, ce parcours m’incite à recourir à des méthodologies qualitatives classiques ou innovantes, ce qui reste marginal en épidémiologie clinique.


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