jeudi 11 avril 2024

A Epinay, des lycéens à la reconquête du temps sans écrans : « Les réseaux sociaux nous emportent »

Par    Publié le 10 avril 2°24

Un professeur note le temps d’écran de chacun des élèves, qui déposent ensuite leurs téléphones personnels dans une caisse, le temps du cours. Au lycée Feyder, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), le 11 mars 2024. 

Le rituel est devenu immuable. Chaque semaine, Erwan Chapelière ou sa collègue Cécile Gauthière relèvent le temps d’écran des élèves de la classe de seconde dont ils sont professeurs principaux. Les deux enseignants d’EPS du lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) installent une boîte sur un chariot et se placent à l’entrée de la salle. Les élèves montrent tour à tour leur téléphone sur lequel est inscrit leur temps moyen d’écran puis l’éteignent et le mettent dans la caisse pour toute la durée du cours.

Certains tentent bien de ruser face à cette manière singulière de faire l’appel : « Il est cassé »« Il n’a plus de batterie »« Je l’ai oublié »… Mais ce jour-là, Erwan Chapelière, crayon et carnet en main, reste implacable. Il égrène les temps recensés et commente : « 4 h 24, tu as baissé, c’est bien »« 6 h 59, faut que tu fasses un effort »« 7 h 15, Yassine tu te relâches… Tu as réinstallé TikTok ? Tu restes jusqu’à 19 heures aujourd’hui ».

Les élèves connaissent l’enjeu. Erwan Chapelière a expliqué, dès la rentrée, à ces lycéens et à leurs familles, le projet qu’il mène depuis trois ans. « Après les confinements, en 2020, j’ai vu mes élèves revenir avec de l’embonpoint et de nouvelles habitudes. Certains avaient du mal à lâcher leur téléphone pendant le cours. J’ai décidé d’agir pour leur santé et leur scolarité », relate le professeur.

« Je l’utilise tellement trop »

Il met au point des règles strictes : en dessous de quatre heures par jour en moyenne sur le téléphone, aucune conséquence. Entre quatre et six heures, les élèves devront venir une heure en plus dans la semaine, au lycée, pour pratiquer une activité sportive ou faire leurs devoirs. Entre six et huit heures, ce sera deux heures et au-delà de huit heures, trois heures supplémentaires. Lorsqu’il a créé le dispositif, l’enseignant se sentait un peu seul face « à ce fléau ».

Walid, un élève de 2de, au lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), en cours de sport, le 11 mars.  

Depuis, le sujet interpelle jusqu’au sommet de l’Etat : Emmanuel Macron a mis en place une commission sur l’exposition des jeunes aux écrans qui doit rendre ses conclusions ce printemps. La mort d’un adolescent à Viry-Châtillon (Essonne) et l’agression d’une collégienne à Montpellier, début avril, remettent également en avant la question de l’influence des réseaux sociaux dans les phénomènes de violence entre jeunes. Nicole Belloubet plaide, elle, pour une pause numérique totale au collège, alors que le portable y est déjà interdit mais que les élèves gardent l’appareil avec eux.

En ce lundi après-midi du mois de mars, entre les ateliers d’équilibre sur un rola-bola, un fil ou une boule de ce cours d’EPS consacré au cirque, les adolescents racontent leur rapport à leur téléphone, omniprésent dans leurs vies. Les sacs de frappe, au fond de la salle, rappellent que les vingt-quatre élèves de cette classe suivent une option boxe de trois heures par semaine. Cet intérêt pour le sport n’empêche pas les lycéens d’être très dépendants de leur smartphone.

Le projet de leur enseignant leur a fait prendre conscience de la durée qu’ils passaient sur cette interface. « Je l’utilise tellement trop, remarque Walid (les élèves cités par leur prénom souhaitent rester anonymes), 6 h 59 par jour en moyenne, cette semaine-là. On en veut toujours plus et on ne peut pas le lâcher. » Ce grand échalas relate des soirées qui se ressemblent. Il rentre chez lui vers 19 heures, commence à faire ses devoirs et s’interrompt pour consulter son téléphone. « J’y passe quinze minutes puis quinze minutes et quinze minutes encore. Et je finis par ne pas faire mes devoirs, se désole-t-il. Le soir avant de dormir, on partage des vidéos TikTok avec les copains, on discute et, sans s’en rendre compte, il est déjà plus de minuit. »

Un professeur note le temps d’écran de chacun des élèves, qui déposent ensuite leurs téléphones personnels dans une caisse, le temps du cours. Au lycée Feyder, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), le 11 mars 2024. 

Qu’est-ce qui occupe tant Walid et ses copains ? « Snap, c’est pour discuter, WhatsApp, c’est pour la famille et TikTok, pour se divertir », détaille le lycéen, qui joue un peu en ligne également. Cette vie par écran interposé n’est pas sans conséquence sur son sommeil. Comme Walid, beaucoup de ces adolescents le constatent. « A cause du téléphone, je m’endors tard. Je le consulte à 22 heures, je relève les yeux, il est déjà 1 heure du matin. Les réseaux sociaux nous emportent. On ne voit pas le temps passer », confirme Arda, dans un sourire.

Tableau Excel

Erwan Chapelière tient à jour un tableau Excel, qui montre l’évolution à la minute près du temps d’écran quotidien de ses élèves, depuis septembre. Il ne peut prendre en compte que la durée passée sur le téléphone et pas celle consacrée à l’ordinateur ou à regarder la télévision. Néanmoins, la moyenne de la classe se situait à 7 h 22 par jour lors du premier relevé, en septembre 2023. Elle est descendue à 5 h 58 à la fin du premier trimestre puis à 4 h 57 à la fin du deuxième, avec une amplitude allant de 3 h 25 pour le moins consommateur à 8 h 26 pour le plus accro, en ce mois de mars. « Pendant les vacances scolaires, cela peut monter à plus de douze heures par jour pour certains », souligne l’enseignant pour qui « la problématique concerne tous les milieux sociaux ».

Si la grande majorité se prête au jeu, ce contrôle du temps d’écran coûte à ces lycéens, d’autant plus que, dans l’ensemble, leurs parents les laissent libres. Ces adolescents de 15 ans, qui ont été équipés à l’entrée au collège, pour la plupart, gardent leur téléphone dans leur chambre et n’ont pas de limite de consultation. « Mes parents sont jeunes. Ils savent que c’est normal. Ils ne m’embêtent pas trop », remarque Noah. Son temps d’écran est remonté à 7 h 15, alors qu’il avait baissé à 4 heures. « Je m’étais mis des règles mais les vacances sont arrivées et j’ai repris l’habitude d’être tout le temps sur mon téléphone », raconte le jeune homme.

TikTok, une place à part

Des élèves de 2de, au lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), en cours de sport, le 11 mars.  

Erwan Chapelière insiste sur le rapport entre temps d’écran et résultats scolaires dans les remarques qu’il peut faire aux élèves. Il fait un point à chaque conseil de classe et évoque le projet avec les parents, lors des remises de bulletins. Noah se met la pression : « Je me suis relâché, mais, si je rate mon année, je ne vais pas pouvoir faire l’école d’hôtellerie que je vise. » Walid aussi a « lâché » : « Je pensais que ma moyenne serait meilleure, si j’étais moins sur mon téléphone, mais cela n’a pas marché, alors… »

Dans ce combat contre le temps d’écran, TikTok prend une place à part. Yassine a opté pour une solution radicale : supprimer l’application de son téléphone. Son temps d’écran est passé de huit heures à trois heures en moyenne. « Cela ne me manquait pas tant que ça », affirme-t-il. Mais la bonne résolution n’a duré que quelques semaines. Le lycéen l’a réinstallée, à la faveur des vacances, pour tromper l’ennui.

Esther et Hadja, deux lycéennes aux longues tresses noires, en conviennent : « TikTok, c’est comme les gens qui fument. On aimerait bien s’arrêter, mais on n’y arrive pas. » Esther n’est pas dupe : « Le réseau social donne une image de la vie qui n’est pas la réalité. D’un côté, on voit des filles idéales, auxquelles on aimerait ressembler. De l’autre, on lit des propos dégradants sur les femmes. » Malgré tout, elles ne se voient pas quitter les réseaux sociaux. « On ne peut pas s’en détacher. Sinon, on n’a pas de vie sociale », soutient Hadja. La lycéenne en a malgré tout un peu marre d’être sans cesse incriminée. « Les adultes aussi devraient regarder le temps qu’ils passent sur leur téléphone, pointe-t-elle. Tout dépend aussi de ce que l’on y fait. C’est quand même bien utile pour faire des recherches. »

Ces adolescents connaissent aussi très bien les risques de cette exposition numérique : le harcèlement, au premier chef. Les rumeurs s’emballent vite sur les réseaux sociaux. L’un d’eux en a fait les frais et en parle à demi-mot : « Il y avait des fausses informations sur moi au collège. Certains disaient que j’avais forcé une fille à faire des choses alors que ce n’était pas vrai. Ma petite sœur m’a prévenu. Cela s’est calmé, heureusement. »

Les élèves déposent leur téléphone avant le début du cours de sport, au lycée Feyder, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), le 11 mars 2024. 

Deux heures plus tard, la sonnerie retentit. Si la journée de cours est terminée, Walid, Arda, Yassine et quelques autres restent au lycée pour leurs deux heures supplémentaires sans rechigner. En dessous de la barre fatidique des quatre heures de consultation quotidienne, Denis rejoint malgré tout le groupe. Il a envie de « [s’]amuser avec [ses] potes » retenus au lycée, qui sont partis dans la cour jouer au foot. « Ces heures supplémentaires ne doivent pas être vécues comme une punition, mais comme une occasion de faire autre chose de leur temps libre », considère Erwan Chapelière, qui encadre le petit groupe. Ceux qui ne respectent pas le dispositif reçoivent, en revanche, une heure de colle.

L’enseignant qui mène ce projet sans aucune gratification aimerait bien faire plus – suivre les élèves pendant les trois ans du lycée, mettre en place des partenariats avec les clubs de sport locaux… –, mais il n’en a pas les moyens. Il n’a aucun retour sur les conséquences à long terme du projet. Quelques anciens élèves sont tout de même venus le voir pour lui dire que, grâce à lui, ils avaient pris « de bonnes habitudes ». Pour ce fervent pédagogue, c’est toujours ça de gagné.


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