mercredi 17 avril 2024

A Copenhague, au cœur du quartier de Christiania, les dealeurs de « Pusher Street » sont poussés vers la sortie

Par  (Malmö (Suède), correspondante régionale).  Publié le 14 avril 2024

Las des affrontements entre bandes pour le contrôle du marché de la drogue, les habitants de l’enclave libertaire de Christiania ont rendu impraticable la voie pavée où les vendeurs avaient pignon sur rue.

Les familles du quartier autogéré de Christiania descellent les pavés de « Pusher Street » pour en interdire l’accès aux trafiquants, à Copenhague, le 6 avril 2024.

Les familles du quartier autogéré de Christiania descellent les pavés de « Pusher Street » pour en interdire l’accès aux trafiquants, à Copenhague, le 6 avril 2024.  

« Pusher Street » n’est plus. Le 6 avril, dans une ambiance festive, sous un soleil radieux, les habitants du quartier autogéré de Christiania, à Copenhague, ont descellé les pavés d’une des rues les plus célèbres du Danemark. Après une nouvelle vague de violence, qui a fait trois morts en moins de trois ans, les « Christianites » ont décidé de détruire une fois pour toutes l’allée longue d’une centaine de mètres, et d’expulser les pushers – « dealeurs » en anglais – en supprimant leurs stands, fabriqués avec de la tôle et des palettes de bois, qui avaient fait du quartier une attraction touristique.

Près de sept cent soixante-dix adultes et deux cent vingt enfants vivent dans l’enclave. Pour l’événement, qualifié d’« historique », ils sont venus en famille, s’affairant au son de Another Brick in the Wall (Pink Floyd) dans les haut-parleurs. Les pavés passent de main en main et sont entassés sous un préau. Certains en gardent un, en souvenir. D’autres immortalisent la scène sur leur téléphone, bravant pour la première fois les signes peints sur les murs par les dealeurs, qui interdisent de prendre des photos dans Pusher Street.

Tee-shirt en Lycra orange fluo et pantalon de jogging noir, Klaus Danzer ravale ses larmes. D’origine allemande, ce menuisier de 59 ans habite le quartier depuis une trentaine d’années. Il y a deux ans, il est devenu le visage du mouvement Nok er nok – « trop c’est trop » – qui s’est constitué après l’exécution d’un jeune Christianite de 22 ans, sur Pusher Street, le 3 juillet 2021, « probablement tué par erreur », selon Klaus Danzer, qui connaissait la victime depuis qu’elle était toute petite.

Une décision collective

En octobre 2022, un homme de 23 ans est abattu, non loin de l’allée, de deux balles dans la tête. Puis, le 26 août 2023, une fusillade éclate. Il est environ 19 h 30, le quartier est bondé. Un homme, en lien avec le milieu des gangs, est tué. Quatre passants sont blessés, dont deux touristes étrangers. Le lendemain, les habitants se réunissent à Den Grå Hal, une salle de concert où se sont produits Bob Dylan, Patti Smith ou encore Metallica. Ils décident de fermer Pusher Street.

Ce n’est pas la première fois que les Christianites tentent de se débarrasser des dealeurs. « Cette fois, c’est différent, car la décision ne vient pas du haut et nous avons le soutien de l’Etat et de la Ville », assure Mette Prag, architecte, une des porte-parole du quartier. La maire de Copenhague, Sophie Hæstorp Andersen, et le ministre de la justice, Peter Hummelgaard Thomsen, sont d’ailleurs venus prendre le petit déjeuner avec les habitants, ce 6 avril, avant de repartir chacun avec son pavé.

Le gouvernement a promis d’investir 14,3 millions de couronnes (près de 2 millions d’euros) dans la rénovation du quartier et de construire 15 000 mètres carrés de logements à loyer modéré. C’est une petite révolution pour Christiania, dont les habitants se sont toujours opposés à l’intervention de l’Etat, vue comme une tentative de normalisation.

Tout a commencé en 1971. En pleine crise du logement au Danemark, un groupe de jeunes hippies s’installe dans l’ancienne caserne militaire de Christianshavn, tout près du centre de Copenhague. Ils déclarent Christiania « ville libre ». La propriété privée y est bannie et la démocratie directe instituée. S’ensuit un long bras de fer avec l’Etat, qui finit par reconnaître le droit des squatteurs à « utiliser les bâtiments et la zone » en 1991.

Consultante dans le secteur du logement social, Liv Jørgensen, 47 ans, a grandi ici et y vit encore aujourd’hui avec sa famille. Des premières années, elle donne une image en demi-teinte, entre « idéalisme » et « Far West ». Si la vente de cannabis est tolérée (bien qu’interdite à l’échelle du pays), les drogues dures sont proscrites.« Dans les années 1990, Pusher Street était un endroit marrant, où l’on se sentait en sécurité », se souvient Liv Jørgensen.

La plupart des dealeurs vivaient dans le quartier. « Le principe de base était la liberté assortie d’une responsabilité à l’égard de la communauté. Si vous le respectiez, vous pouviez faire beaucoup de choses. Mais cela ne fonctionne plus quand l’exercice de cette liberté se fait aux dépens des autres et que les gens n’osent plus se déplacer dans certaines zones, en raison de la violence et des menaces », constate-t-elle.

Sous la menace des gangs

Car au fil du temps, Christiania est devenu le centre névralgique du trafic de drogue au Danemark et le théâtre d’affrontements entre bandes rivales, qui s’y sont progressivement installées. « Les différends qui commencent ici ont tendance à s’étendre au reste de Copenhague, tandis que les conflits qui émergent ailleurs se résolvent souvent dans la violence à Christiania », observe Simon Hansen, numéro deux de la police de Copenhague.

Plusieurs de ses collègues y ont été blessés. « Certains ont reçu des pierres, d’autres des balles », dit-il. Mais il se félicite de la « confiance mutuelle » qui s’est établie, ces dernières années, entre la police et les habitants. Ceux-ci espèrent que la fermeture de Pusher Street relancera le débat sur la légalisation du cannabis au Danemark. « Nous pensons que c’est la seule solution pour se débarrasser de la criminalité », déclare Klaus Danzer.

Venu assister à l’enterrement de Pusher Street avec son épouse et leurs deux filles, l’avocat Christian Kirk Zøllner approuve. Il rappelle qu’avant que la vente et la possession de cannabis ne soient interdites, en 1993, « il n’y avait pas de violence. Ça a changé avec l’apparition du marché noir et des gangs, qui gagnent beaucoup d’argent ». L’avocat repart avec un pavé sous le bras, espérant que les Christianites vont maintenir en vie leur quartier et réussir à le « réinventer ».


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