vendredi 23 février 2024

Entretien Marie-France Hirigoyen : «Après une séparation, qui récupère du linge sale, gère les rendez-vous médicaux, les devoirs ? Ce sont encore les mères…»

par Clémence Mary et Anastasia Vécrin   publié le 16 février 2024

Ce ne sont pas les séparations elles-mêmes qui touchent les enfants, mais la violence des conflits entre les parents, analyse la psychiatre Marie-France Hirigoyen. Des tensions qui sont souvent le fruit d’un décalage entre les femmes qui s’affirment et les hommes qui ont dû mal à évoluer.

Peut-on se quitter sans s’écharper ? Sans surprise, la réponse est «non !». Mais ce constat banal et massif – un couple sur deux se sépare, au moins – cache des réalités très diverses, du simple différend qui s’envenime à la violence physique en passant par le harcèlement moral. En union libre, mariés ou pacsés, les parents dont la vie commune s’achève font face à des ajustements complexes, des négociations âpres sur l’argent, sur le mode de garde des enfants, sur le lieu de vie… Et les enfants qui faisaient le ciment du couple se retrouvent alors au cœur de la tempête.

Psychiatre et psychanalyste depuis quarante ans, Marie-France Hirigoyen poursuit dans son dernier livre Séparations avec enfants. Conflits, violences, manipulations (la Découverte) un travail sur les violences psychologiques dans le couple initié depuis son premier ouvrage, le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien. Comment éviter l’escalade et mieux protéger les enfants, victimes encore trop invisibilisées des tensions parentales, selon l’autrice ? La psychiatre propose des solutions concrètes et déplore les insuffisances du système judiciaire, qui tend trop souvent à imposer une solution plutôt qu’à rechercher l’entente.

Comment les revendications féministes ont-elles influencé les séparations de couple ?

D’une manière générale, la recherche d’une plus grande égalité entre les hommes et les femmes et la remise en question des rôles de la famille traditionnelle ont bousculé le couple. Désormais un couple sur deux se sépare, un chiffre sous-estimé puisqu’il correspond aux couples mariés ou pacsés, et ne tient pas compte des couples en union libre. Les séparations se font le plus souvent à la demande des femmes, ce qui montre leur émancipation et leur volonté d’épanouissement.

Les choses se sont accélérées avec #MeToo. Je l’ai vu chez mes patientes : elles veulent être respectées, sont plus autonomes, et ne veulent plus supporter seules la charge mentale et domestique. Le partage des tâches reste encore très inégalitaire. Il y a un décalage entre la progression des femmes qui sont plus affirmées et le fait que beaucoup d’hommes n’arrivent pas à évoluer.

Les lois ont été modifiées vers plus d’égalité puisque les divorces ont été facilités, l’autorité parentale conjointe a été mise en place en 1987 et la possibilité d’une résidence partagée en 2002. L’égalité entre les hommes et les femmes a été décrétée grande cause nationale en 2017 et 2022, mais un rapport de la Cour des comptes, publié en 2023, montre à quel point elle reste inachevée, ce qui est à l’origine de beaucoup de frustrations et de conflits lors d’une séparation.

Sur quoi se cristallisent les conflits ?

Beaucoup de litiges concernent l’argent, un règlement de comptes plus intime se joue là, on veut faire payer à l’autre ce qu’il nous a fait subir dans le couple. C’est un sujet d’autant plus crucial que la séparation va provoquer une baisse du niveau de vie des deux parents, plus marquée pour les femmes qui ont des salaires plus bas.

Le montant de la pension alimentaire, le lieu de résidence, les négociations autour de la résidence alternée que les pères demandent souvent pour éviter de payer une pension, en oubliant qu’ils doivent quand même contribuer financièrement à l’éducation des enfants en cas de disparité de revenus, sont autant de sujets de négociations et possibles conflits.

Les séparations sont de plus en plus banales, pourquoi sont-elles forcément «conflictuelles» ?

Toutes les tensions préexistantes et les inégalités structurelles au sein du couple ont tendance à alimenter les conflits et les violences au moment de la séparation. Force est de constater qu’une répartition des tâches inégalitaire peut demeurer après la séparation : qui récupère du linge sale, gère les rendez-vous médicaux, les devoirs ? Ce sont encore majoritairement les mères.

Quand la violence est la cause de la séparation, elle ne disparaît pas avec la fin de la cohabitation. Mais dans la plupart des cas, un accord ou un apaisement est trouvé dans les deux ans qui suivent la rupture.

Le droit permet-il d’encadrer suffisamment ces conflits ?

Non, les séparations s’enveniment aussi ou surtout parce que nous n’avons pas, en France, les outils pour faire une analyse fine des situations. Les besoins ne sont pas les mêmes en cas de simples désaccords, de conflits, ou de violences. La justice vient souvent aggraver les conflits, parce qu’elle est trop lente, imprécise, les juges aux affaires familiales sont débordés, et il n’y a pas de communication entre les différents juges tels que le juge des enfants ou le juge pénal. Le garde des Sceaux a annoncé une réforme du droit de la famille, on verra ce qu’elle contiendra.

Dans les situations où il y a violence, il y a eu des progrès avec l’éviction du conjoint violent, l’ordonnance de protection mais il reste encore beaucoup à faire pour repérer des situations moins évidentes, comme le contrôle coercitif exercé par des hommes le plus souvent, qui sont apparemment impeccables vu de l’extérieur mais qui ne laissent pas du tout de liberté à leur compagne. Une violence peu visible, car elle n’est pas physique – parfois on est à la limite, on bloque, sans bousculer – mais c’est surtout un empêchement : de faire, de dire, de voir ses amis, sa famille. Ce contrôle peut se transférer sur l’enfant après la séparation.

L’intérêt de l’enfant ne serait pas assez pris en compte, selon vous ?

Depuis la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes, il est retenu que les enfants témoins de violences sont aussi victimes. Mais les enfants, qui sont placés au centre des problématiques et pris à partie dans les séparations, sont aussi des victimes, et cela n’est pas encore assez reconnu. Dans beaucoup de cas, ils sont «embarqués» par l’un des parents, alors que globalement, les enfants aimeraient rester neutres. Les enfants sont par nature manipulables, surtout ceux qui ont atteint l’âge de raison, soit 7 ans, et plus encore autour de 10-12 ans.

Y a-t-il un âge où la séparation est plus facile à vivre ?

Ce ne sont pas les séparations parentales elles-mêmes qui ont un impact sur l’adaptation des enfants, mais c’est l’importance des conflits entre les parents. Pendant les premières années, une alternance très courte est préférable, mais si les parents s’entendent bien, cela se passe bien. Les enfants ont une très grande capacité d’adaptation, d’autant que les séparations se banalisent autour d’eux, ils savent ce que c’est, et spontanément, comment se comporter, ce qu’il vaut mieux éviter de dire devant l’autre parent, etc.

De quelles instrumentalisations pâtissent les enfants au moment de la séparation ?

La séparation entraîne fréquemment un conflit de loyauté : «Vais-je avoir le droit d’aimer autant papa que maman?». Des petits n’osent plus faire de câlin à un parent devant l’autre. Certains enfants sont déshabillés et changés entièrement lors du «passage de bras» pour que les vêtements ne circulent pas d’un foyer à l’autre. De plus en plus de pères réclament la garde partagée, et il arrive que des mères s’y opposent au motif «qu’il ne s’en est jamais occupé», etc.

Comme ce sont plus souvent des femmes qui veulent la séparation, on entend des pères dire «ta mère nous a quittés, elle ne se préoccupe pas de nous, elle casse la famille». Les critiques d’un parent sur l’autre peuvent être réciproques ou unilatérales, si le père refuse la séparation et prend comme allié l’enfant pour savoir ce qui se passe chez la mère. Certains parents montrent aux enfants les comptes, les dossiers judiciaires, ou font pression sur eux avant l’audition par le juge – à laquelle les enfants peuvent désormais être accompagnés par un avocat spécialisé.

Vous évoquez pour certains cas «l’aliénation parentale», un terme contesté. De quoi s’agit-il ?

J’utilise volontairement ce terme quand un enfant a été manipulé à l’extrême par un parent au point de rejeter, voire de détester totalement l’autre parent, de refuser de le voir ainsi que toute sa famille. Il se coupe alors complètement d’une branche de sa généalogie. Il n’y a alors même plus de conflit de loyauté.

C’est rarement conscient : une mère qui a subi elle-même des violences physiques ou sexuelles peut projeter ses angoisses sur son enfant, et interpréter à tort le comportement du père comme abusif. Ou ce père qui exerce un contrôle coercitif tel qu’il veut couper l’enfant de sa mère, «parce qu’il m’appartient». C’est l’une des formes de maltraitance psychologique les plus graves qu’on puisse faire un enfant.

Que reproche-t-on à cette notion ?

Cette notion a été malheureusement trop souvent galvaudée par des avocats qui, pour avoir gain de cause, ont accusé des mères trop possessives d’être aliénantes. Elle est aussi critiquée par certains mouvements féministes, ou certains membres de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Ils lui reprochent de détourner l’attention de véritables cas de maltraitance et surtout d’inceste de la part des pères.

Mais l’aliénation parentale n’a pas de genre, et dénoncer de façon légitime une violence ne doit pas conduire à en occulter une autre, et il ne s’agit pas de minimiser l’inceste. Actuellement, les cas d’aliénation parentale ne sont pas analysés assez finement, et les juges interviennent trop tard.

Peut-on mesurer les conséquences de ces instrumentalisations sur le long terme ?

Avec le temps, l’enfant est de plus en plus vulnérable aux interactions colériques entre parents, au point parfois de vouloir inconsciemment les détourner sur lui. Il peut somatiser par des maux de ventre ou présenter des troubles du comportement à l’école. L’effet du conflit parental affectera différemment l’enfant en fonction du lien qu’il entretenait avant avec chacun des parents.

Dans les cas extrêmes d’aliénation parentale, la distance générationnelle est abolie entre le parent aliénant et l’enfant, qui perd sa place d’enfant. L’enfant peut donner l’impression d’aller bien, mais un clivage se crée dans sa construction identitaire, qui peut être dévastateur et conduire à une rupture de lien, parfois de façon irréparable.

A l’orée de l’âge adulte, l’enfant peut avoir des difficultés à développer son autonomie, ou un risque accru de troubles de la personnalité. Dans beaucoup de pays, comme au Québec ou en Belgique, éloigner un enfant de l’un de ses parents légaux constitue une violence psychologique en soi et des mesures sont prises pour l’éviter. Sauf dans le cas où l’un est violent évidemment.

Comment améliorer la communication entre ex-conjoints et les aider à trouver un «consensus parental» ?

La judiciarisation des séparations impose trop souvent des mesures qui sont mal vécues. Je suggère une médiation obligatoire pour les cas communs, qui aide les ex-conjoints à trouver un terrain d’entente dans l’intérêt de l’enfant.

Une médiation fine, ou une procédure collaborative entre avocats, pour aider les parents à communiquer, éviterait bien des traumatismes. Ce type de médiations spécifiques et plus rapides existent dans d’autres pays comme en Belgique ou au Québec et permettent d’éviter que les situations ne pourrissent.

Que préconisez-vous d’un point de vue structurel ?

Commençons par donner plus de moyens aux parents en situation compliquée, en augmentant les aides à la parentalité, notamment pour les mères qui élèvent seules leurs enfants. Il faut renforcer l’éducation des jeunes pères, pour qu’ils s’impliquent dès la grossesse, renforcer aussi la place des hommes dans le travail du care et de la petite enfance, des secteurs trop mal payés, à revaloriser.

Des progrès ont été faits mais cela prend du temps, et dans certains milieux, traditionnels et croyants, les femmes ont encore du mal à s’autonomiser. Un travail de fond est nécessaire, les hommes doivent réinventer la masculinité pour qu’elle ne soit plus liée à la domination mais au respect de l’autre.


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