jeudi 29 février 2024

Enquête Gérard Miller accusé de viols et agressions sexuelles : la chute de «Divan le terrible»

par Charlotte Chaffanjon  publié le 29 février 2024 

Accusé de viols et d’agressions sexuelles par une cinquantaine de femmes, l’hypermédiatique psychanalyste vient de démissionner de toutes ses activités liées à sa profession. Dans l’entourage du thérapeute mondain, on oscille entre sidération et souvenirs de vieilles rumeurs.

Gérard Miller écrit à son entourage, beaucoup, entre fin janvier et mi-février. A toutes ses sphères – la médiatique, la politique, la psychanalytique. Aréopage mondain et hétéroclite, à son image. Ceux de la télé et de la radio, qu’il a côtoyés chez Michel Drucker ou croisés à France Inter, ceux de la fameuse bande emmenée par Laurent Ruquier. Et puis une partie de la gauche – des insoumis, des écolos – et des psys, des lacaniens comme lui. Une frénésie de mails pour se défendre, pour s’expliquer, pour se justifier. Le 30 janvier, dans un courriel intitulé «Pour information», le célèbre psy-documentariste-chroniqueur multicartes (y compris, un temps, chez Libé), ex-maoïste toujours dandy portant beau ses 75 ans, informe son premier cercle que le magazine Elle va publier un article le concernant. Il y sera «accusé d’agressions sexuelles sous hypnose, même d’un viol». Et de pointer la responsabilité du polémiste antisémite Alain Soral : «Depuis six ans, il m’accuse sur les réseaux sociaux d’extrême droite d’avoir abusé d’une femme endormie sous hypnose dont il affirme avoir été l’amant», écrit Gérard Miller à ses proches.

Une référence à la journaliste Muriel Cousin qui, depuis une vingtaine d’années, raconte à son entourage avoir été agressée par Gérard Miller lors d’une séance d’hypnose lorsqu’elle avait 23 ans. S’il est vrai que Soral se fait depuis longtemps l’écho dans la fachosphère de ce témoignage, l’investigation de l’hebdo féminin publiée au lendemain du fatidique mail de Miller n’a rien à voir avec ses rodomontades sur YouTube. Dans l’article, Muriel Cousin témoigne, mais pas seulement. Les nombreux récits sont le résultat d’une enquête journalistique précise et les témoignages, effarants, émanent parfois de jeunes femmes mineures au moment des faits.

Le 6 février, Mediapart en remet une couche en publiant le témoignage de dix autres femmes. Gérard Miller pond un nouveau mail, destiné à un cercle plus élargi. Un texte de six pages sous forme d’analyse comportementale de «la génération d’hommes à laquelle il appartient», lui qui a eu «20 ans en 1968», précise-t-il, comme pour souligner en creux ce que cette distinction autoriserait de dérives libertaires. Il se félicite du mouvement #MeToo, «véritable révolution» qui aurait enfin fait prendre conscience aux hommes – et a fortiori aux «hommes de pouvoir» comme lui – qu’on ne pouvait pas faire n’importe quoi. Néanmoins, Miller nie en bloc, à ce moment-là et encore aujourd’hui, avoir forcé la moindre femme à des gestes non consentis.

Mode opératoire similaire

Cette ligne de défense prend un nouveau – et sérieux – coup le 8 février. Le magazine Elle, encore, révèle que 41 nouvelles femmes se sont manifestées dans la foulée de sa première enquête pour témoigner des mêmes faits, qui se seraient déroulés entre 1993 et 2020. Presque toutes racontent le même mode opératoire. Miller les abordait dans le public d’émissions auxquelles il participait, dans les amphithéâtres de ses cours de psychanalyse à Paris-8, dans les rédactions, dans les soirées… Il leur proposait de venir chez lui ou dans ses bureaux et leur offrait un verre d’alcool, avant de procéder à des attouchements voire à des viols, au cours de séances d’hypnose. Séances que le psy, qui avait poussé le comique grivois au point de coécrire un spectacle de Jean-Marie Bigard, préfère qualifier de «jeux» ou d’«activités ludiques».

Ces révélations sorties, il n’est définitivement plus question de pérorer. Selon nos informations, Gérard Miller écrit alors à Anaëlle Lebovits-Quenehen, présidente de l’Ecole de la cause freudienne (ECF), le 10 février : «J’ai décidé de me retirer de toutes les structures administratives professionnelles auxquelles j’appartiens.» Une démission actée le 13 février dans un mail interne à cette institution fondée par Jacques Lacan à la veille de sa mort en 1981, et dont Miller était membre depuis toujours.

Gérard Miller s’épargne donc l’humiliation d’une exclusion, dans un contexte particulier : cette démission constitue une rupture professionnelle autant que familiale, a minima symboliquement. Son frère, Jacques-Alain Miller, psychanalyste également, est un pilier de l’ECF. L’homme a même épousé la fille de Lacan, Judith, en 1966. Une union qui a offert à Gérard l’occasion de côtoyer le maître, en vacances à Venise ou dans sa maison de campagne. Mais c’est Jacques-Alain, devenu l’exécuteur patrimonial de Lacan, lui seul, qui fut autorisé à transcrire ses célèbres séminaires. En 1992, Jacques-Alain Miller a même créé l’Association mondiale de psychanalyse, qui abrite l’ECF et six autres écoles. Une organisation de référence dont Miller vient aussi, de fait, de démissionner.

«C’est un fou tordu»

Cruel ou lucide, un ancien collègue qui connaît bien les deux frères analyse : «Jacques-Alain est un immense intellectuel, d’une telle autorité, d’une telle austérité, d’un tel recul sur le monde. Le petit frère, c’est l’inverse.» Jacques-Alain Miller a répondu à Libé préférer «ne pas se répandre dans la presse». Et laisser la justice faire, donc. Le parquet de Paris a annoncé vendredi 23 février avoir ouvert une enquête après avoir reçu six signalements de «viols et agressions sexuelles, parfois sur victimes mineures». Présumé innocent, Miller prend acte de la procédure judiciaire et fait vœu de silence dans la foulée : «Certain de n’avoir commis aucune infraction et prêt à répondre sur chacun des faits reprochés, je souhaite désormais réserver ma parole à l’institution judiciaire.» Le septuagénaire est par ailleurs désormais visé par trois plaintes pour viol.

Ce chiffre pourrait encore grimper. «Je pensais qu’il s’était calmé», déclare une femme – dont le témoignage n’avait jusqu’ici pas été recueilli – qui se souvient avoir été abordée dans un cadre professionnel par Gérard Miller à la fin des années 90. Elle avait alors une petite vingtaine d’années. Le psy lui déroula le programme suivant : drague lourde, «harcèlement téléphonique» directement sur son lieu de travail, déjeuner qu’elle a accepté à l’usure et finalement proposition pour une séance d’hypnose, qu’elle a déclinée, mal à l’aise. Notre témoin, devenue une importante figure intellectuelle qui souhaite pour le moment rester anonyme, se souvient d’un homme «avec un ascendant très fort sur les gens. Il est très intelligent, avec une vraie force. Il donne une impression de grande maîtrise, de grande aisance, mais c’est un fou tordu derrière».

Comme souvent dans ce type d’affaires, l’entourage de Gérard Miller dit s’étrangler à la lecture des enquêtes dans la presse : «On tombe de notre chaise», «c’est une déflagration», «je suis dans un tel état de stupeur», entend-on pêle-mêle de personnalités médiatiques qui ne veulent pas être citées. Certains s’énervent de recevoir des nouvelles de Miller, et n’ouvrent même pas ses mails. Deux de ses amis confient avoir interrogé leurs propres filles : ont-elles été agressées ? D’autres s’écrivent entre eux : «Tu savais pour Miller ?»

Silence dans son entourage

A mille lieues des cas Dominique Strauss-Kahn, Patrick Poivre d’Arvor ou encore Gérard Depardieu, pour lesquels «tout le monde savait» – étrange expression tombée dans le langage courant des affaires de violences sexistes et sexuelles à haut potentiel médiatique –, l’affaire Miller semble sécher jusqu’à ses plus proches. Un mois après les premières révélations le concernant et alors qu’un épisode d’Envoyé spécial sera diffusé ce jeudi 29 février sur France 2, les mêmes réflexions tournent en boucle dans les esprits.

Oui, le psy avait une réputation de «dragueur invétéré» – il le revendiquait lui-même. Oui, il aimait les jeunes femmes – sa deuxième épouse, la productrice télé Anaïs Feuillette, a trente ans de moins que lui. Rien de secret. Oui, la question de l’interdit et de la transgression dans les relations hommes-femmes l’obsédait. Il la traitait dans ses films et ses écrits. C’est d’ailleurs dans un documentaire diffusé en 2011 et intitulé les Ruses du désir qu’il accouchait Benoît Jacquot de cette phrase délirante, «Judith a braqué mon désir», pour raconter comment il s’était mis «en couple» avec Judith Godrèche alors qu’elle n’avait que 14 ans et lui 39. Cet extrait, qui refait surface sur les réseaux sociaux début 2024, servira de catalyseur à la colère de la comédienne, qui le découvre une trentaine d’années après s’être libérée de l’emprise du réalisateur. Révoltée, Godrèche décide alors de raconter dans les détails les plus crus son histoire dans la presse, déclenchant une vague de libération de la parole dans le cinéma français. Enfin, oui, le surnom «Divan le terrible» circulait de façon plus ou moins discrète dans les dîners branchés. Mais l’ampleur des révélations laisse sans voix jusqu’aux plus prolixes.

Côté télé, la chroniqueuse et féministe engagée Isabelle Alonso est l’une des rares à admettre dans une note de blog : «On le chambrait souvent pour sa façon de repérer les jeunes filles dans le public et d’aller les brancher pendant les pauses.» Parmi les véritables compagnons de route interrogés par Libération, la quasi-totalité choisit le silence, à commencer par son ami Laurent Ruquier. «Je ne préfère pas alimenter cette affaire par des déclarations supplémentaires», nous a répondu l’animateur. Même réponse lapidaire du côté du patron de BFM TV, Marc-Olivier Fogiel, autre intime du psy. Catherine Barma, la productrice historique de «la bande à Ruquier» dont Miller était un pilier, tient tout de même à faire savoir : «Je n’ai jamais vu Gérard Miller avoir un comportement inapproprié avec des personnes présentes dans le public. Si j’avais eu le moindre soupçon ou connaissance d’un tel comportement, j’aurais agi en conséquence et aurais cessé toute collaboration.»

«Faille entre son discours féministe et ce qu’on découvre»

Chez les insoumis, dont Gérard Miller, soutien de Jean-Luc Mélenchon depuis 2012, est un solide partisan, on est encore traumatisé par l’affaire Adrien Quatennens, dauphin du patron condamné pour violences conjugales. Le couple de députés Raquel Garrido-Alexis Corbière affiche une stupeur d’autant plus grande qu’ils sont avec le temps devenus des intimes du couple formé par Gérard Miller et Anaïs Feuillette, coréalisatrice d’une grande partie de ses documentaires. «Quand je refais tout le film, il n’y a aucun indice qui pouvait laisser penser à quoi que ce soit», soupire Garrido. La députée LFI Clémentine Autain : «Ce qui est extrêmement troublant, c’est la faille entre son discours féministe et ce qu’on découvre. C’est quelqu’un avec qui on pouvait discuter et qui semblait comprendre les mécanismes d’oppression.» Comme d’autres, elle assure n’avoir «rien vu, rien entendu». Idem du côté de la députée féministe EE-LV Sandrine Rousseau, par ailleurs proche de Coralie Miller, fille de. «Si j’avais entendu quoi que ce soit, je ne l’aurais pas laissé venir me soutenir pendant ma campagne pour la primaire. Sur #MeToo, il avait eu des paroles fortes, qui déconstruisaient les choses. S’il y en avait bien un dont on pouvait totalement penser qu’il était un allié, c’était lui. Je me sens trahie», regrette l’élue.

Chez les salariés ou ex-salariés du Média, web-télé au service des insoumis créée par Miller avec Henri Poulain et Sophia Chikirou en septembre 2017 (les fondateurs sont tous fâchés depuis), le son de cloche est un peu différent. Certains salariés de la chaîne admettent que des bruits circulaient. «Les gens parlaient très facilement entre eux de la rumeur selon laquelle Gérard Miller aurait profité de séances d’hypnose pour abuser de nanas, affirme un ex-membre de cette sphère. Mais ils en parlaient précisément comme d’une rumeur, dont il fallait se distancier.»

A l’époque, Miller a de grandes ambitions pour sa chaîne, et se veut créateur de liens. Aucun convive n’a ainsi oublié la grande fête donnée par le psychanalyste à son domicile en septembre 2017, pour les 100 ans de la révolution d’Octobre. Une quarantaine de personnes – Jean-Luc Mélenchon, Sophia Chikirou, Alexis Corbière, ainsi que la jeune garde du Média – sont alors réunies dans l’hôtel particulier qu’il occupe depuis trente-trois ans près de la place de la Nation.

Autour du buffet, des discussions politiques enflammées, jusqu’à ce que des invités entonnent a cappella le chant révolutionnaire russe Poliouchka Polie. Gérard Miller papillonne de groupe en groupe, dans «un rapport scénique à lui-même» se souvient un témoin : «Il surjouait le marxiste-léniniste tout en ayant un mode de vie de grand bourgeois. L’expression “gauche caviar” a été inventée pour lui.» Cet hôtel particulier est au cœur de nombreuses accusations, puisque beaucoup d’agressions se seraient déroulées dans son bureau du rez-de-chaussée. La déco y est fort chargée : bibelots en tous genres, boiseries aux murs, divan en velours rouge. Là, Gérard Miller cohabite avec ses oiseaux en cage.


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