Par Margherita Nasi Publié le 9 janvier 2024
ENQUÊTE La mobilité des étudiants français a augmenté de 25 % ces cinq dernières années. Certains optent pour un départ directement après le bac, évitant ainsi les incertitudes de Parcoursup et des classes préparatoires, jugées trop exigeantes.
Tous les mardis soir, à partir de 19 h 30, le beer garden du Café del Marsh, à Londres, est saturé de fumée de cigarettes et de discussions en français. La French Society du King’s College – ou tout simplement la « French », pour les intimes –, association des étudiants français du prestigieux établissement britannique, y organise ses apéritifs.
En ce début décembre 2023, on fête la fin du semestre en remettant des médailles aux étudiants les plus sérieux pour ce qui est de fréquenter les soirées. On boit des bières ou du whisky, et on débat passionnément au sujet du système éducatif français. « On en parle tout le temps et ça amuse les Anglais. Car il y a deux choses qu’ils ne comprendront jamais : la prépa et la laïcité », s’amuse Clémence Rebora, inscrite en deuxième année d’histoire au King’s College et présidente de la French.
L’étudiante de 18 ans prépare son projet londonien depuis le collège. Elle rentre alors de trois années en Côte d’Ivoire, où son père, expatrié, travaille comme juriste en droit maritime. Plutôt que de postuler dans les grands lycées parisiens, elle préfère rejoindre la section britannique de celui de Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines : « Je me disais déjà que je serais plus épanouie à Londres qu’en prépa, où on nous forme à devenir des machines de guerre de travail. »
Le bac en poche, Clémence Rebora préfère le King’s à Sciences Po, où elle est admise en bachelor, malgré la sidération de quelques proches : « Ici, assure-t-elle, on s’épanouit académiquement, mais pas que. On évolue dans un cadre international, on apprend à vivre seuls, on investit les associations étudiantes. » Avec le réseau de la French, cette passionnée de journalisme a ainsi organisé, début décembre, une conférence avec Louis Dreyfus, président du directoire du Groupe Le Monde. Au semestre prochain, elle souhaite inviter Sophie Pedder, directrice du bureau parisien de The Economist, l’ancien entraîneur de football Arsène Wenger ou encore l’économiste Jacques Attali, toujours en passant par le réseau de la French du King’s College.
Tarifs prohibitifs
L’accès à la prestigieuse université a un prix : entre 20 000 et 30 000 livres sterling (de 23 000 à 35 000 euros) l’année, en fonction du cursus choisi. Clémence Rebora a jusqu’à présent été entièrement financée par ses parents. « Je viens d’obtenir un prêt pour financer mes études et je fais des baby-sittings. Mes parents continueront de payer le loyer – soit 1 990 livres [2 300 euros] pour 18 mètres carrés – et la vie sur place », explique-t-elle.
Comme Clémence, les Français qui continuent d’affluer à Londres malgré les tarifs prohibitifs appliqués depuis la rentrée 2021, à la suite du Brexit, se caractérisent par leur excellence scolaire, leur facilité à évoluer dans un environnement international et leurs origines sociales privilégiées. « La plupart d’entre nous sont issus de lycées internationaux, de lycées français à l’étranger. On trouve également des Parisiens qui ont voulu éviter la prépa », résume Noé Gonzalez, président de l’association française de la London School of Economics, ancien élève du lycée français de Madrid.
Tous ont refusé des options prestigieuses en France proposées sur Parcoursup, la procédure n’étant pour eux qu’une simple formalité. Isabelle, 19 ans, a préféré le King’s à un cycle pluridisciplinaire d’études supérieures à Henri-IV et une licence à Paris-Dauphine : « Ce qui a fait la différence, c’est le côté international. Ma colocataire est Indienne, on trouve des gens originaires de partout dans le monde sur le campus », explique l’étudiante en deuxième année de bachelor of arts en philosophie, politique et économie au King’s College.
Tous évoquent un manque d’accompagnement en France pour qui souhaite s’orienter vers des études à l’international. « Dans mon lycée, à Rueil-Malmaison [Hauts-de-Seine], je suis la seule à être partie à l’étranger. C’est moi qui ai initié ma conseillère d’orientation aux démarches. D’autres élèves sont venus me voir en janvier de la terminale, au moment de l’ouverture de la plate-forme Parcoursup. Mais c’est bien trop tard pour les facs anglaises », témoigne Léonie Lavoix, étudiante en deuxième année de bachelor of arts au King’s College.
Tous ont essuyé des commentaires réprobateurs de leurs amis, étudiants en prépa. « J’ai peut-être moins d’heures de cours, mais, à la fin du semestre, je suis comblé », raconte Ethan, 19 ans, étudiant en deuxième année d’histoire et relations internationales au King’s College. Aucun ne regrette son choix, malgré l’investissement financier important, assure Noé Gonzalez : « Mes parents ont énormément travaillé dans la finance pour pouvoir payer ma scolarité en Angleterre. Ils m’ont toujours dit : “Ton plus bel héritage, ce sera tes études.” »
Tendance en hausse
Si Londres aimante une partie des jeunes les plus brillants et socialement favorisés, la mobilité sortante des étudiants français ne se résume pas à l’Angleterre. D’après les chiffres-clés 2023 de Campus France, elle a augmenté de 25 % en cinq ans, avec 108 654 jeunes Français présents dans le monde entier, principalement au Canada, en Belgique, au Royaume-Uni, en Suisse, en Espagne et en Allemagne.
La France est le sixième pays d’origine des étudiants en mobilité dans le monde. Difficile, en revanche, de connaître la part de bacheliers dans ces chiffres. « C’est un sujet qui monte, mais dont on parle peu. Les institutions aiment parler de la France en tant que pays d’accueil, elles sont plus réticentes à évoquer la mobilité diplômante sortante », affirme Sébastien Linden, fondateur de Linden & Swift, une société de conseil spécialisée dans l’internationalisation de l’enseignement supérieur.
En 2019, un rapport de la Cour des comptes épinglait la mesure « imprécise et lacunaire » de la mobilité sortante française. Si le phénomène est difficile à chiffrer, les bacheliers qui partent à l’étranger se répartissent généralement en trois catégories, estime Sébastien Linden : « On a les étudiants en médecine ou en sciences paramédicales, comme les kinés, qui se tournent vers des formations dispensées en français à l’étranger. » En Roumanie, entre autres, où la communauté d’étudiants français a augmenté de 58 % ces dernières années, faisant du pays la huitième destination favorite, juste après les Etats-Unis.
« On trouve également des étudiants brillants qui visent les meilleures universités du monde anglo-saxon. Et aussi des jeunes qui ne sont pas en capacité d’intégrer les meilleures prépas, et pour qui l’international est une façon de renforcer leur parcours avant de rentrer en France en visant une grande école. Ces derniers optent pour des universités moins bien classées mais prestigieuses », détaille M. Linden.
Si les données manquent sur ce phénomène d’expatriation postbac, « la tendance est en hausse. En école de commerce, on voit de bons étudiants partir à l’étranger pour éviter la prépa. Ils reviennent ensuite pour intégrer les grandes écoles », explique Hugues Brunet, délégué général de la Conférence des grandes écoles (CGE).
Tout en précisant que cette « stratégie de contournement n’est actuellement pas particulièrement valorisée par lesdites écoles ». Léon Laulusa, vice-président chargé des relations internationales de la CGE, confirme : « Des mentions très bien qui partent à l’étranger juste pour éviter la prépa, c’est dommage. Les élèves ont la possibilité de choisir entre différents parcours d’excellence, certes, mais il ne faut pas oublier que la prépa en est un, par ailleurs bien moins onéreux qu’une faculté à l’étranger. »
Stratagèmes
Le président de l’Association des proviseurs de lycées à classes préparatoires aux grandes écoles et proviseur de Louis-le-Grand, Joël Bianco, invite à porter un regard moins caricatural sur les prépas : « J’entends dire que des jeunes les fuient. Mais le système prépa ne poursuit personne ! Et il ne faut pas croire qu’il s’agit d’un tunnel de travail. La prépa a évolué, l’approche éducative est plus ouverte. Et ça reste gratuit. »
Défenseur d’un modèle qui forme « des Prix Nobel et des Médailles Fields », Joël Bianco appelle néanmoins à ne pas opposer les différents systèmes de candidature : « On essaie de garder les élèves vraiment prometteurs, c’est notre travail. Mais certains souhaitent partir à l’étranger, et c’est très bien. C’est un choix qui leur revient, on ne va pas fermer les yeux sur cette réalité, il faut les accompagner vers d’autres horizons. »
A Louis-le-Grand, un professeur aide les élèves qui s’orientent vers les universités anglo-saxonnes à monter leur dossier. Début décembre, Matthias Dörrzapf, directeur des programmes internationaux du St John’s College, à Cambridge, était sur place pour présenter les études au sein de l’université britannique. Une exception, assure-t-il : « Je présente Cambridge partout dans le monde, de Hongkong à Singapour, en passant par le Texas ; j’étais à Phoenix, dans l’Arizona, juste avant de venir à Paris. Partout, les écoles sont très accueillantes. Sauf en France. A l’exception de Louis-le-Grand, envers lequel on est reconnaissants, la plupart des lycées contactés ne me répondent même pas. Ils veulent garder leurs meilleurs éléments pour les classes prépas. Je comprends, mais les jeunes ont aussi le droit d’avoir accès aux infos et de choisir par eux-mêmes. »
Pour séduire les jeunes Français et asseoir leur présence dans l’Hexagone, les universités étrangères redoublent alors de stratagèmes, affirme Sébastien Linden : « L’époque où les établissements étrangers étaient freinés par la gratuité des études en France est révolue. Aujourd’hui, 25 % des jeunes Français étudient dans une école privée, et ce pourcentage augmente chaque année. Pour les institutions étrangères, cela signifie que les familles sont prêtes à payer. » Les établissements internationaux achètent leur présence dans les salons d’orientation, et plus uniquement ceux consacrés à l’étranger. Les bureaux de représentation se développent aussi. A Paris, HEC Montréal dispose depuis 2002 d’un espace consacré à la promotion de ses programmes et de l’image de l’école en France.
Beaucoup d’universités américaines sont aussi arrivées en France ces vingt dernières années, comme l’université de Chicago, installée à Paris. A la rentrée 2023, l’université canadienne de Sherbrooke s’est implantée à Lyon.
Certains établissements ciblent des communautés spécifiques, pointe Sébastien Linden : « Les universités turques et marocaines visent leurs diasporas respectives, bien implantées dans plusieurs villes françaises. Les Etats du Golfe ciblent plus globalement les jeunes issus de l’immigration des pays arabes. » D’autres universités se caractérisent par des pratiques particulièrement agressives, et n’hésitent pas à jouer sur le stress des familles, poursuit M. Linden : « Dans leurs pubs, elles promettent d’éviter Parcoursup, critiqué pour son opacité et son manque d’efficacité. »
Maturité
Un argument qui fait mouche auprès de certains parents. « Ma fille a eu 17 de moyenne générale au bac, et plus de 20 de moyenne en mathématiques, explique Marie, enseignante dans le supérieur. Elle a toujours voulu étudier la biologie. Pourtant, quand nous sommes allés aux portes ouvertes de l’université Pierre-et-Marie-Curie [aujourd’hui Sorbonne Université], à Paris, on nous a clairement dit qu’elle n’aurait aucune chance. La priorité était donnée aux Parisiens ou aux académies limitrophes, et certaines places étaient laissées vacantes pour les recalés de médecine. » « Le système français nivelle par le bas », juge-t-elle. Sa fille est partie à McGill, au Canada. « Désormais, la sélection par l’argent se fait moins avec le privé qu’avec le départ à l’étranger », résume Marie.
Les moyens financiers ne sont pas le seul frein pour accéder aux cursus internationaux à l’étranger, souligne Joël Bianco : « Il faut également faire preuve d’une certaine maturité. Ça reste le choix d’une minorité : une dizaine d’étudiants sur trois cents dans un lycée comme Louis-le-Grand. » Le proviseur est frappé par le niveau de stress des élèves comme de leurs parents au sujet de l’orientation : « Les multiples possibilités offertes par Parcoursup les angoissent au lieu de les rassurer. En France, on a peur du tâtonnement, et c’est dommage. On peut très bien se tromper la première année, ou partir en année de césure le temps d’affiner ses objectifs, de se poser les bonnes questions. Parcoursup, ce n’est pas le grand carrefour de la vie étudiante. » En attendant, pour cette élite, le passage à l’international n’est qu’un simple chemin de traverse pour éviter Parcoursup ou la prépa.
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