jeudi 11 janvier 2024

Reportage Quartiers populaires : contre les inégalités, la lecture partagée

par Elsa Maudet   publié le 3 janvier

Pour aider des enfants éloignés des livres, l’association Afev leur propose un mentorat après l’école. Une démarche utile, le lien positif à la littérature jouant sur les résultats scolaires à long terme.

Aidés par la bibliothécaire, Meta Mballo et Ayoub parcourent les bacs de livres pour enfants de la médiathèque Persépolis, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Objectif : en dégoter un que le petit garçon de 6 ans serait capable de lire, sur un thème qui lui donne envie. Pas question d’y aller au forceps, sauf à vouloir tout faire capoter. «S’il ne veut pas faire un truc, ce n’est pas la peine», glisse Meta Mballo, sa mentor, investie de la mission de lui faire découvrir et aimer la littérature. L’heureux élu sera Dans le secret des galeries, de Cécile Jacoud. Un livre pop-up avec des illustrations tunnels, c’est-à-dire en plusieurs épaisseurs, qui permet de se plonger dans les galeries où vivent hirondelles de rivage, lombrics et autres chouettes chevêches.

«Tu veux que je lise ou c’est toi ?» lance Meta Mballo. «C’est toi»,répond sans hésiter le bonhomme, crevé en ce vendredi après-midi qui sonne la fin de l’école et le début des vacances de Noël. Meta Mballo, longue femme de 26 ans étudiante en première année de master Ingénierie des affaires, démarre puis passe le relais, l’air de rien, à Ayoub. «Ça, c’est quoi ?» Le petit garçon déchiffre : «Le mulot de…» «S’il y a un “s” à la fin, ça veut dire que c’est “des”», le reprend sa mentor. «Là, tu vois quoi ?» Sur la page consacrée aux lombrics, Ayoub pense identifier des serpents. Meta Mballo entreprend alors de lui expliquer ce que sont des vers de terre, dont le garçon assure n’avoir jamais croisé la route.

Le binôme se réunit chaque semaine, pour deux heures, à la médiathèque Persépolis, à une station de métro du domicile de l’enfant. C’est leur deuxième année scolaire ensemble, au sein du programme Accompagnement vers la lecture, développé par l’Afev, une association spécialisée dans le mentorat d’enfants de quartiers populaires par des étudiants. Le principe : faire entrer des enfants de grande section et de CP dans l’univers fabuleux et foisonnant de la littérature jeunesse. «Beaucoup n’ont pas de livres à la maison et ne vont pas forcément en emprunter à la bibliothèque. Si les parents ne parlent pas bien français, ils ne savent pas qu’ils y ont droit, observe Salma Oudghiri, mentor et volontaire en service civique à l’Afev. Chez beaucoup, ce n’est pas une habitude de lire une histoire avant de dormir.»

De meilleurs résultats aux tests Pisa

La pratique, pourtant, a fait ses preuves. «Ecouter une histoire, c’est développer tout un tas de compétences cognitives : interpréter les motivations des personnages, établir des liens entre leurs intentions et leurs actions, travailler la créativité, décrypte Carlo Barone, professeur de sociologie à Sciences-Po. La lecture de livres d’histoires aide à enrichir le vocabulaire des enfants, parce que ça mobilise des mots qui ne sont pas fréquemment utilisés dans les conversations quotidiennes entre les parents et les enfants.» Or, poursuit le chercheur, «l’ampleur du vocabulaire des enfants est un facteur très prédictif des apprentissages scolaires».

Le célèbre rapport Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) a même montré que l’implication des parents dans les premiers pas de leurs enfants en lecture avait un impact positif sur leurs performances en compréhension de l’écrit à 15 ans, âge auquel sont passés les tests de cette enquête internationale. «Les élèves dont les parents ont déclaré qu’ils lisaient des livres “chaque jour ou presque chaque jour” ou “une ou deux fois par semaine” avec leur enfant durant sa première année primaire ont obtenu aux épreuves du cycle Pisa 2009 des scores supérieurs à ceux des élèves dont les parents ne lisaient “jamais ou presque jamais” ou qu’“une ou deux fois par mois” des livres avec leur enfant, écrivait ainsi l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’époque. L’enquête Pisa montre également que les activités parent-enfant qui placent les mots dans des contextes plus larges, par exemple raconter des histoires ou chanter des chansons, contribuent à éveiller le plaisir de lire chez les enfants, contrairement à celles qui s’intéressent aux lettres ou aux mots hors contexte, comme les jeux en rapport avec l’alphabet.»

Sans surprise, les parents de milieu socio-économique favorisé s’adonnent plus souvent à la lecture partagée que ceux de milieu défavorisé. Parce qu’ils sont eux-mêmes lecteurs, qu’ils ont davantage de ressources pour acheter des livres, mais aussi parce qu’ils lisent quantité d’ouvrages ou d’articles sur ce qui est bénéfique pour les enfants. Afin d’amener les parents les plus éloignés des livres vers la lecture partagée, des chercheurs du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences-Po, dont Carlo Barone, ont mené une expérimentation entre 2016 et 2018 dans 46 écoles maternelles parisiennes relevant de l’éducation prioritaire. Les élèves ont reçu, chaque semaine, deux livres courts, «riches en images, avec un vocabulaire accessible à des parents peu scolarisés, mais contenant néanmoins des mots susceptibles de ne pas être connus par les enfants et donc d’enrichir leur vocabulaire».

«L’école n’a pas les moyens d’aider»

S’arrêter là aurait de facto laissé les parents peu à l’aise avec la littérature sur le bas-côté. «Le rôle des enseignants n’est pas simplement de proposer le prêt de livres, mais aussi d’expliquer aux parents pourquoi lire est important et de les motiver», précise Carlo Barone. Les familles se sont ainsi vues remettre des fiches sur les effets bénéfiques de la lecture parentale et ont reçu coups de fil et SMS (dans diverses langues) pour leur présenter le projet et leur prodiguer des conseils.

Les parents illettrés ou ne parlant pas français étaient invités à suivre les images et à raconter des histoires dans leur langue. «Encourager des parents à lire des livres dans une langue dans laquelle ils ne se sentent pas à l’aise risque d’être contre-productif. Il y a un consensus sur le fait que la lecture est bénéfique pour les enfants quelle que soit la langue utilisée par les parents, avance Carlo Barone. Ça peut aider dans l’apprentissage du français parce qu’il y a une dimension transversale des compétences.» Bilan de l’expérimentation, écrivent les chercheurs : «L’impact est plus fort pour les ménages peu scolarisés, tandis que nous ne décelons aucun impact statistiquement significatif sur les familles très scolarisées, pour lesquelles la fréquence de lecture était déjà élevée avant l’intervention. On peut donc conclure que le dispositif réduit les inégalités d’accès à la lecture partagée selon le milieu social.»

La lecture, «un des apprentissages les plus difficiles de notre vie»

Un samedi matin de la fin novembre, Afaf arrive à la médiathèque de Saint-Ouen avec sa mère. «J’ai lu un livre qui fait 130 pages !»annonce-t-elle fièrement à sa mentor, Salma Oudghiri. La petite fille de 8 ans aux grands yeux ronds, née en Italie, est en CE2, mais bénéficie elle aussi de l’accompagnement vers la lecture de l’Afev, comme d’autres enfants ayant dépassé le CP mais venant d’un autre pays. A la maison, ses parents parlent un peu arabe, surtout italien. «Afaf a besoin de quelqu’un comme Salma, juge sa mère, Amal Bechchari. Ils sont 23 enfants en classe, c’est beaucoup, la maîtresse ne peut pas tous les suivre. L’école n’a pas les moyens d’aider, il n’y a pas de maître E ni de maître G [des enseignants spécialisés qui interviennent dans les Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté, les Rased, ndlr]. C’est compliqué pour nous, les parents qui ne parlons pas bien français.» C’est d’ailleurs l’école qui repère les élèves en difficulté en lecture et les oriente vers l’Afev. L’an passé, près de 2 800 enfants de diverses villes de France étaient inscrits dans le programme, 667 de plus que l’année précédente.

«Les enseignants lisent des livres à leurs élèves, mais en termes de connaissances lexicales, ce n’est pas suffisant, particulièrement pour les familles en précarité sociale et culturelle. Comme elles sont dans une situation qui les éprouve énormément, elles ont un peu le langage de l’“ici et maintenant”, décrypte Gwenaëlle Chambonnière, professeure de français et chargée de mission éducation nationale à la cité éducative de Saint-Ouen. Le livre fait médiation culturelle, il permet aux enfants de parler avec l’étudiant de leur expérience du monde en le pensant. Ce n’est pas juste l’expérience, “je vis ça”, mais “ça me fait penser à”. Et puis avec l’Afev, on est hors de l’évaluation, on est juste dans du plaisir, du partage.» Selon une enquête menée par l’association, 82,4 % des mentors constatent une évolution du langage et du lexique des enfants suivis, 71,8 % une meilleure capacité de concentration et d’attention, 53,6 % une plus grande aisance dans leur rapport à l’école.

Au deuxième étage de la médiathèque, Afaf et Salma Oudghiri parcourent un manuel scolaire, la petite fille lisant à voix haute, en suivant les lignes avec le doigt. «Est-ce que tu as compris toute la phrase ?» interroge la mentor. Afaf secoue la tête. «Non ? Tu as compris quoi ?» «Que Rodrigue va avec ses parents en vacances et il croit que son chat est dans ses cheveux.» Maligne, la fillette a jeté un œil à l’image : au-dessus des cheveux du petit garçon apparaît une bulle de dialogue, dans laquelle est dessiné un chat. Salma Oudghiri la reprend puis, ensemble, elles décryptent le texte et décortiquent des expressions, telles «se dégourdir les pattes».

Au fil de la séance, Afaf bâille de plus en plus. Sa jauge d’énergie se vide à vue d’œil. «Pour les adultes, la lecture est automatique, mais c’est un des apprentissages les plus difficiles de notre vie. Il faut lire des séquences de lettres, associer des sons, mettre un mot après l’autre, interpréter ce que la phrase veut dire», explique Carlo Barone. Heureusement pour Afaf, la séance se termine avec ce qu’elle aime le plus : une partie d’échecs avec sa mentor.


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