par Eric Favereau publié le 6 janvier 2024
Début janvier, c’est l’heure des factures et des déclarations. Bernard Bégaud, pharmacologue, ancien président de l’université de Bordeaux, vient de recevoir, comme tous ses confrères, une piqûre de rappel de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM). «Nous vous confirmons votre inscription au sein de l’instance experts ponctuels. Pour rappel, une déclaration d’intérêts (DPI) doit être mise à jour a minima annuellement même sans modification. A l’issue de la date anniversaire de la déclaration, il convient d’actualiser obligatoirement votre déclaration même en l’absence de nouveau lien d’intérêts. Par ailleurs, dès qu’une modification intervient ou que de nouveaux liens sont noués, vous devez actualiser votre déclaration d’intérêts […]. Pour information, une fois contrôlée et validée votre DPI est publiée sur le site Internet de l’ANSM. Cordialement». Signé l’Agence.
Lettre classique. C’est la règle. En d’autres termes, dès qu’un professionnel de santé reçoit ou bénéficie d’une aide, d’une subvention, ou de tout autre avantage, d’un montant de 10 euros au minimum, d’un industriel de la santé, il doit le déclarer à l’euro près. Au cours des cinq dernières années, la base de données Transparence-Santé du ministère de la Santé fait état de 9, 8 millions de déclarations concernant 2 990 entreprises et d’environ un million de bénéficiaires. Bernard Bégaud est un habitué, il la remplit tous les ans, mais cette année, il n’a pas pu s’empêcher d’ironiser sur l’air du temps. Il a répondu tout de go à l’Agence : «Je vais bien évidemment actualiser ma DPI, par ailleurs vierge depuis plusieurs années. Mais, sur le plan éthique et moral, n’est-ce pas une situation inédite et cocasse de voir des experts rappelés à déclarer à l’euro près tout avantage d’une valeur supérieure à 10 euros (qui peut correspondre à un honoraire justifié) quand la ministre de tutelle annonce qu’elle n’a pas commis de faute en omettant de déclarer, semble-t-il, 20 000 euros de cadeaux de la part d’une industrie de santé ?»
«Cet argent est sale»
Eh oui, tout un symptôme… La ministre de la Santé par intérim Agnès Firmin Le Bodo a été épinglée pour avoir reçu «sans les déclarer» des cadeaux d’une valeur estimée à 20 000 euros des laboratoires Urgo en tant que pharmacienne. Tête en l’air ? «Je suis très sereine», a-t-elle déclaré. «Comme 8 000 de mes anciens confrères, je vais être entendue dans l’affaire dite Urgo. Je préfère répondre sur le fond aux autorités compétentes, les réseaux sociaux ne sont pas les juges.» Si elle le dit… Pour autant, ce nouvel épisode autour des liens complexes entre professionnels de santé et industriels rappelle que l’on ne peut pas franchement dire que la situation a été expurgée, après pourtant plusieurs textes législatifs faisant suite au scandale du Mediator. Aujourd’hui, les pratiques n’ont, semble-t-il, pas réussi à changer la donne des rapports toujours compliqués entre l’industrie de la santé, l’administration, et les professionnels de santé. Comme si l’on n’arrivait pas à sortir d’une hypocrisie à la française.
Quelques autres exemples récents le montrent. Fin décembre, au lendemain de la condamnation en appel de Servier dans l’affaire du Mediator, la lanceuse d’alerte Irène Frachon a de nouveau appelé le milieu médical à refuser le soutien financier du laboratoire : «Il faut savoir que Servier continue à arroser le monde médical, qui accepte cet argent. L’Académie nationale de médecine continue à recevoir des mécénats de Servier. Les sociétés savantes de cardiologie, de cancérologie, des grandes institutions comme Curie et Gustave-Roussy, continuent à recevoir de l’argent. Beaucoup de médecins continuent à être sponsorisés par Servier. C’est absolument inadmissible […] Cet argent est sale.»
Récemment, la Haute Autorité de santé (HAS) a rappelé «que l’exposition des professionnels de santé à la promotion par démarchage (information sur les produits par des représentants de l’industrie ou lors de conférences parrainées, assortie de divers avantages offerts) est une problématique internationale à laquelle la France n’échappe pas. L’influence de cette forme de publicité sur les attitudes et les comportements des professionnels et des étudiants n’est plus à démontrer. Pourtant, cette influence est sous-estimée depuis plus de vingt ans par les professionnels et les étudiants». Les laboratoires pharmaceutiques ne font pas que démarcher les médecins déjà en exercice. Ils ciblent «aussi les étudiants en santé, qui sont exposés de façon précoce, et de plus en plus au fil des années d’études avec des fréquences proches, voire supérieures à celles des professionnels en exercice», a souligné encore la HAS, rappelant que selon une étude parue dans le British Medical Journal et menée sur plus de 6 000 étudiants français, 96 % d’entre eux se disaient exposés, de près ou de loin, au marketing des laboratoires. Et plus des deux tiers faisaient état de sollicitations régulières des labos.
Les vrais réseaux d’influence sont aussi collectifs
Bref, cela ne change pas vraiment. La loi se voulait pourtant assez claire. On déclare, et c’est tout bon. Or en la matière, la transparence ne paraît pas suffisante. Il y a certes la base de données Transparence-Santé qui rend publique «l’existence de conventions, rémunérations et avantages liant les entreprises et les acteurs du secteur de la santé». La loi du 29 décembre 2011 a imposé cette transparence, rappelant que «pour développer des produits de santé, les entreprises sont amenées à nouer des relations avec des professionnels de santé, des établissements de santé, des experts dans différents domaines». Si «cette complémentarité est nécessaire, l’existence de ces liens doit être connue de tous et accessibles aisément».
Tel était l’objectif, tout à fait louable. Mais voilà, on a cru tout résoudre avec la transparence. Or celle-ci doit être parfois décryptée. Exemple, des médecins doivent déclarer des sommes qu’ils versent à leur service hospitalier et non à eux-mêmes. Un non-initié peut tout confondre. Ensuite, le seuil de 10 euros paraît dérisoire. Hausser le seuil à 50 euros paraîtrait moins infantilisant. De plus, la loi a tout centré sur une surveillance des comportements individuels. Or les vrais réseaux d’influence sont aussi collectifs, comme les sociétés savantes qui sont, elles largement financées par les labos. Récemment, un événement purement festif autour des 40 ans de la découverte du virus du sida a été ainsi totalement financé par les labos ; les organisateurs s‘en sont défendus en disant que comme tous les labos importants finançaient, il n’y avait pas de risque de conflits d’intérêts. Est-ce si sûr ? C’est, de fait, tout un climat d’ambiguïtés et de proximités qui perdure ; faute souvent de financements publics, des habitudes et des liens se poursuivent. Et la transparence individuelle comme unique réponse ne suffit pas.
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