vendredi 1 décembre 2023

Reportage A Marseille, pour les décrocheurs, «le lien avec les parents est la condition sine qua non de la réussite»

par Anaïs Sautier  publié le 29 novembre 2023

Dans le quartier Félix-Pyat, les élèves d’un des quinze micro-collèges ouverts dans la ville méditerranéenne à la rentrée 2022 renouent avec l’école.

Il existe 111 quartiers à Marseille, dont celui-ci que les élèves appellent du nom du collège de secteur, Versailles. Planté dans le troisième arrondissement de la ville qui bat tous les records : 52 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté et la moyenne d’âge ne dépasse pas 35 ans. Quartier d’immigration jeune, extrêmement pauvre, antichambre des Quartiers-Nord pourtant situé à deux pas du centre-ville. Récemment, le collège a été rebaptisé Joséphine-Baker, mais mieux vaut utiliser l’ancien nom quand on demande son chemin.

Après une longue rue bordée d’alims, de taxiphones et de boulangeries apparaît le bâtiment reconstruit à neuf l’an dernier au même emplacement, à fleur d’autoroute. Plus de 500 élèves y sont scolarisés. Et depuis septembre 2022 et le lancement du plan Marseille en grand, 15 élèves sont accueillis au sein d’un des 15 micro-collèges de la ville. Ce dispositif de 5 milliards d’euros en destine 1,5 aux écoles. Au micro-collège Versailles, dans lequel je suis intervenante, l’objectif général est de réconcilier les élèves avec l’école. Eux pour qui les cours ont longtemps été un déplaisir. Pour diverses raisons (exclusion, phobie scolaire, absentéisme, harcèlement…), ils l’ont désertée l’an dernier et reviennent dans cette petite structure équivalent troisième. Les effectifs sont réduits et le taux d’encadrement plus important : une coordinatrice et un assistant d’éducation (AED) y travaillent à temps plein.

Au niveau pédagogique, on vise le certificat de formation générale ou le brevet pro. Et toute l’année on œuvre à se préparer pour un apprentissage ou un CAP en initial. Pour les plus accrochés, on envisagera un bac pro voire un bac général. L’an dernier, 100 % des élèves ont trouvé des formations correspondant à leurs projets professionnels, indique la coordinatrice Manon J. Ce qu’elle leur répète : «Il faut tenir.»

«Je m’ennuie tellement chez moi»

Les élèves de ce micro-collège viennent de quartiers sensibles, certains de Félix-Pyat, cité à la réputation sulfureuse qui a servi de décor au film Bac Nord. Pour beaucoup, ils ne sont quasiment pas allés à l’école l’année dernière. «C’est ce dont il faut se rappeler à chaque étape, confie l’équipe pédagogique. Nous essayons de nous adapter à leurs besoins en choisissant des apprentissages concrets.» Cela est particulièrement valable pour les matières traditionnelles (maths, français, anglais, physique, histoire-géo…). Le reste du temps étant dédié à l’après-collège (découverte des métiers et des filières pros).

Le lundi, c’est français le matin, compétences psychosociales l’après-midi. Il est 10h10, une élève est déjà installée en salle 112. «Aujourd’hui, je n’ai pas trop la flemme. Je m’ennuie tellement chez moi.» Le léger accent, un débit un peu hésitant lui vient de Russie. Scolarité en dents de scie, foyer allophone, mère seule, elle adore la grammaire, elle adore cette classe. Cette année, elle passera le brevet pro. Plus tard, elle veut vendre des meubles, mais dans un endroit bien («Ikea j’aimerais trop»). Un autre élève arrive, X, malin et sage garçon de 14 ans qui abhorre l’école, voudrait déjà travailler pour gagner des sous et aider sa mère. Mais le micro-collège, «ça va mieux, et le lien avec les profs est disons… familial», concède-t-il.

Ses camarades arrivent au compte-gouttes. L’AED et la coordinatrice, téléphones vissés à l’oreille, cherchent à localiser les absents, appellent les parents. «Le lien avec les parents est la condition sine qua non de la réussite des élèves. Ils sont entretenus lors d’un café des parents mensuel et avec des appels quotidiens.» Un élève déboule, prévient que les autres le suivent. Sur le nez, une paire de lunettes de soleil, modèle maître Gims, lui mange le visage. Ici, c’est autorisé, comme les casquettes, les capuches sur la tête, la nourriture et la boisson. Les règles punaisées au mur ont été fixées en commun le premier jour. Hormis fumer la puff, les élèves et la coordinatrice se sont facilement mis d’accord. L’entorse impardonnable au règlement : se moquer des autres. «Et insulter les grands-mères», précise un autre.

Un retardataire se prend une soufflante par Tarek B, l’AED : «On t’a vu au bloc. Je rêve ou quoi ? J’appelle ta mère de suite.» Le bloc est l’endroit où ça fume. Tarek est un grand du quartier. Il suit des études de philo en parallèle. Il connaît certaines familles, sait les histoires et les dangers. Pendant les émeutes de juin, il a surveillé les «petits», les enjoignant à rester chez eux pour se protéger. L’équipe – qui comprend un éducateur qui connaît les élèves et les familles – fait en sorte qu’ils ne soient pas livrés à eux-mêmes et à la loi du quartier.

«Madame Rosa, elle est vieille et juive et elle l’héberge»

La journée commence par l’accueil d’une nouvelle élève tassée sur sa chaise. A sa mine catastrophée, on devine une phobie scolaire de la taille de la Porte d’Aix. Promesse lui a été faite de ne pas l’interroger les premiers cours. L’an dernier, elle n’est pas allée en cours du tout. Venir, soutenir le regard ce matin semble un effort incommensurable.

Place au français et au rituel de la lecture à voix haute. Après cinq minutes, un élève lève la main et demande à prendre le relais. «Parce que je lis bien, et faut changer de voixsinon on s’endort.» Les bruits d’emballage de Kinder et les chuchotements étouffés cessent. On vient de faire entendre deux chapitres de la Vie devant soi d’Emile Ajar (Romain Gary) à des ados qui détestent lire.

«Alors on reprend, l’histoire qu’on lit en ce moment, c’est celle de Mo… ?

— Lière ?» répond un élève hilare.

«Certains ont des troubles de l’attention ou de grosses difficultés à comprendre la consigne. Leur demander de se taire est déjà beaucoup, explique la prof. Ensuite, il faut trouver des activités ludiques pour engranger du vocabulaire : mots croisés, mots mêlés… Et pour rectifier les grosses lacunes en orthographe, on corrige des chansons de rap, on réécrit des SMS reçus. Bref, on trouve des morceaux de sucre qui aident la médecine à couler.»

«C’est pas Molière ! Quel gros chameau, lui, c’est l’histoire d’un “fils de pute” qui s’appelle Momo et qui est précoce. Et madame Rosa, elle est vieille et juive et elle l’héberge», explique un autre élève. L’an dernier, il détestait le français. Exercice suivant : définir huit expressions et trouver des exemples. La méthode de recherche est libre. Ça veut dire : le chnin est autorisé, précise un élève. «Chnin» = téléphone portable. Un groupe d’élèves se dirige vers les ordinateurs et travaille méthodiquement. Trois filles et un garçon. Un autre groupe a besoin de la prof pour se lancer. Elle réexplique puis leur tend un bic quatre couleurs. Les trois garçons – TN aux pieds et survêts noirs – demandent sans ambages à leur chnin de leur livrer la définition de «donner le bon Dieu sans confession». «Ça veut dire «méfie-toi des apparences, surtout si le gars a une tête à pas trahir».»

Plus loin, deux élèves se chamaillent et siphonnent tout l’air. L’un des deux finit dans le bureau de la coordinatrice, juste en face. Il reviendra dix minutes plus tard, s’excusera en tirant une chaise vers lui : «Alors, on fait quoi ?» On cherche la définition d’«un air triomphal».

«Deux morts, trois blessés sur le parking du McDo»

L’après-midi, deux heures de compétences psychosociales sont données par la coordinatrice. Deux des quatorze heures de cours qu’elle assure en plus du travail administratif, du suivi, de la recherche de stages, des liens avec les anciens élèves… Vocation sacerdotale, cette fille de profs a commencé à bosser à 20 ans comme formatrice de français pour lycéens décrocheurs. Elle sait l’importance des rituels. Chaque cours commence par un point actualité. L’attention est éparse. La coordinatrice se concentre sur ceux qui écoutent, essaie de ramener les autres vers le bord.

«Hier, ça a tiré. Deux morts, trois blessés sur le parking du McDo», débite calmement un élève en attrapant son portable. Il souffre d’une addiction au téléphone qu’on traite ici en lui demandant de le poser plusieurs minutes d’affilée. Silence blême des autres.

«Comment vous vous sentez ?

– Bah, on ira au KFC», répond un élève, même pas pour rire.

S’ensuit une discussion sur les règlements de compte dans ce quartier où plus de dix personnes ont été assassinées depuis le début de l’année. Beaucoup ont déjà vu des morts. L’un d’eux s’est fait tirer dessus. Il raconte : «Le mec n’avait pas trouvé la bonne personne, et il a tiré au hasard. Car faut pas faire le déplacement pour rien. Alors moi, j’ai cavalé.» Leur conclusion : pour se protéger, il faut rester loin des personnes à problèmes et rentrer tôt chez soi.

«Et la manif ?, demande la coordinatrice.

— Ah ouais, ça manifeste.

— Je parle de celle de dimanche. Ce dimanche, la marche contre l’antisémitisme ?

— Ah madame, si ce n’est pas écrit sur les panneaux de RTM [le réseau transports marseillais, ndlr] on ne peut pas savoir nous, hein.

— Et une bonne nouvelle, alors ?

— L’OM a gagné», rigole l’élève aux lunettes de soleil. Rappelons que l’OM ce soir-là a perdu 1 à 0 contre Lens.

Il est 14h30, l’attention se délite alors que la prof attire leur attention sur le powerpoint impeccable projeté au tableau : «communication non violente volet 2». Après un long temps de régulation et des encouragements «à tenir», le cours reprend avec le plan numérique coloré bardé d’émojis et de photos. On parle registres de langue, phrases à utiliser entre collègues («ma gadgi est fraîche») et celles qu’on utilisera avec le patron («j’ai besoin d’une convention urgemment»). Ensuite, on se lèvera pour mimer une posture rassurante et calme, et on évoquera le paraverbal. «Tout ce qui ne parle pas, quoi», lance un élève.

Et il sera l’heure de partir. De remettre les chaises en place, de déconnecter les ordinateurs, d’effacer le tableau et de dire un dernier mot à la coordinatrice. Pour le stage, la demande de bourse, l’appel conjoint au plombier du boulevard Nationale pour arracher un stage d’observation… Une vie devant soi, en somme.


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