vendredi 8 décembre 2023

Mise en scène Ariane Mnouchkine : «Tout est pire là où il n’y a pas de théâtre»

par Anne Diatkine et photos Martin Colombet  publié le 4 décembre 2023

L’infatigable metteure en scène, fondatrice du mythique théâtre du Soleil qui invite Richard Nelson à monter cet hiver «Notre Vie dans l’art», garde foi dans la création et la nécessité de sa transmission face aux convulsions du monde.

Nous voici à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe mythique du théâtre d’Art de Moscou dirigée par Konstantin Stanislavski. Nous voici au théâtre du Soleil à Paris où onze comédiens de la troupe répètent Notre Vie dans l’art sous la direction de Richard Nelson, metteur en scène et dramaturge américain célébrissime outre-Atlantique, mais, à 73 ans, encore bizarrement inconnu en France, où il est invité pour la première fois, à l’instigation d’Ariane Mnouchkine. Et nous voici assis sur les gradins conçus pour les Ephémères, spectacle chéri entre tous, créé il y a dix-sept ans par le théâtre du Soleil. Les jeux de mémoires, les citations, qu’on les perçoive ou non, forment comme un berceau où le dîner historique et festif, aussi paisible que l’eau qui dort, aussi imprévisible qu’elle, a lieu.

Le théâtre d’Art de Moscou ? Stanislavski ? En 1923, le groupe d’artistes légendaires, qui créa entre autres les chefs-d’œuvre que Tchekhov écrivit pour eux, est torpillé en Union soviétique, vilipendé, car considéré comme bourgeois par le nouveau pouvoir révolutionnaire en place – mais soupçonné de bolchevisme par les Américains. Avec cette nouvelle pièce, d’abord écrite pour le grand metteur en scène russe Lev Dodine avant que l’invasion de l’Ukraine rende caduc son projet, Richard Nelson restitue en recoupant divers documents un dîner réel où le théâtre d’Art fête ses 25 ans d’existence.

Ariane Mnouchkine découvre son travail à New York, s’enthousiasme, le rencontre, et s’entend lui demander : «Ça vous intéresserait de travailler avec nous ?» Une telle invitation est exceptionnelle. En près de soixante ans, les comédiens du Soleil n’avaient jusqu’alors joué que deux fois avec un autre metteur en scène que la fondatrice.

Cette matinée de répétition, Ariane Mnouchkine s’est installée discrètement en haut des gradins. Elle observe, ne dit rien, veille à tout. Qu’éprouve-t-elle à regarder ses comédiens dirigés par un autre qu’elle ? «Un immense soulagement. Pour moi, Richard Nelson est vraiment l’arrière-petit-fils de Tchekhov. Il a cette profondeur qui vous attrape par surprise. On est dans le quotidien, puis tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi, on est ému aux larmes. Je sais que les comédiens sont très heureux, qu’ils travaillent d’une manière à mille lieues de ce qu’on fait d’ordinaire, qu’ils élargissent leur spectre…» La magie du théâtre du Soleil ne cesse d’opérer, comme l’exprime encore le photographe de Libé, à la Cartoucherie pour la première fois. «C’est magnifique. Ça me fait beaucoup de bien d’être ici.» Retour sur la genèse de cette magie, avec son inventrice.

Les principes du théâtre du Soleil n’ont pas changé depuis sa création en 1964. Certains sont-ils tombés en désuétude ?

On avait une rigidité de jeunesse dans leur application qui j’espère n’est plus la même. Je ne peux pas nier que lorsque j’ai créé le théâtre du Soleil avec quelques amis, j’étais inflexible comme on peut l’être à 25 ans. Aujourd’hui, j’ai appris à les défendre avec peut-être plus de compréhension envers les situations individuelles, sans que cela n’entame l’intérêt commun. Encore maintenant, les décisions susceptibles de changer le cours de notre histoire sont prises collectivement mais on ne se réunit plus pour décider de l’achat d’un crayon. Ce qui me frappe, c’est que ces principes ont beau être acceptés par tout le monde, ils doivent néanmoins être rappelés très souvent.

Peut-on les énumérer rapidement ? Il y a notamment l’égalité de salaire pour tous y compris pour vous…

Je crois que cette égalité est le socle qui nous a fait tenir. On aurait explosé sinon. Il y a aussi l’égalité entre les hommes et les femmes, qui n’a jamais été érigée tant elle est évidente. Simplement, lorsqu’elle n’était pas respectée, cela donnait lieu à des batailles. On a toujours été paritaire, avec certains moments où il y avait sensiblement plus de femmes que d’hommes. L’égalité et la parité sont des principes inhérents qui n’ont pas besoin d’être dits sauf lorsque quelqu’un s’oublie, ou à des personnes qui arrivent d’un pays dont la culture s’y oppose. En général, le chemin est fait et ces personnes demeurent dans la troupe.

Beaucoup de vos pièces sont des créations collectives mais vous avez aussi mis en scène des pièces du répertoire où les grands rôles sont en général masculins…

J’ai beaucoup monté Shakespeare où la plupart des rôles peuvent être joués indifféremment par des femmes ou des hommes sans torsion ni grandes réflexions sur le genre. Je ne vois rien dans ce que disent les personnages de résistants dans Macbeth qui les empêcherait d’être des femmes….

L’autre principe essentiel, c’est l’accueil du public. A chaque fois, vous imaginez un nouveau décor, un nouveau menu, en lien avec le spectacle joué. Vous êtes à la porte, vous continuez à déchirer le ticket d’entrée.

On est même en perpétuelle recherche de progrès. A chaque fois, quand j’ouvre la porte du théâtre, et que je vois une file qui va jusqu’aux «roulottes», j’ai une émotion : «Ah vous êtes là ! Malgré la grève, malgré la fatigue du soir… Vous êtes venus…» Ces dernières années, depuis peut-être deux spectacles, l’extrême gentillesse des spectateurs à mon égard me surprenait. J’ai compris soudainement que ce qu’ils exprimaient ainsi, c’est leur contentement que je ne sois pas morte. Ça m’a bouleversée. J’ai dit à quelques acteurs : «Vous vous rendez compte, que chaque soir, les spectateurs me parlent en fait de ma mort»

Votre croyance en ce que peut le théâtre s’est-elle modifiée avec les années ?

Quand j’ai débuté, on croyait que la vie ne pouvait qu’aller mieux. Aujourd’hui, il faut lutter pour imaginer que le pire n’est que temporaire. On peut se demander à quoi on a servi depuis soixante ans. Au théâtre du Soleil, entre ceux qui ont 20 ans et d’autres comme moi, plus proches de mes 84 ans, le spectre d’âge est très étendu. La plupart du temps, j’oublie la différence d’âge. Ce n’est plus possible ces derniers temps. Il y a un gouffre entre eux et moi lié à l’histoire. Auquel je n’aurais pas fait attention si ça n’était pas aussi douloureux. J’ai la mémoire des bombardements, des Allemands dans les rues de Bordeaux, de la perte de mes grands-parents paternels à Auschwitz. J’ai vécu la guerre d’Algérie. Je sais où j’étais quand Kennedy a été assassiné. Eux n’étaient pas nés. Ces différences n’ont pas du tout compté pendant des décennies… Mais depuis l’invasion de l’Ukraine, la guerre en Israël, je suis obligée d’y penser. La prochaine création collective dont les répétitions débuteront en mars devrait nous forcer à combler ce fossé.

Mais votre croyance dans les pouvoirs du théâtre a-t-elle changé ?

Je peux perdre foi en moi, en nous, mais je n’ai pas la prétention qu’il faudrait avoir pour perdre foi dans le théâtre. Par ailleurs, les gens qui commettent des horreurs ont-ils été nourris de théâtre, de poésie ? Je pense que tout est pire là où il n’y a pas de théâtre, là où l’on ne raconte plus d’histoires aux enfants… L’art humanise la plupart d’entre nous. Et puis il y a ceux dans lesquels le mal, qui est en chacun d’entre nous, trouve un territoire pour s’installer sans être jugulé.

Avec quinze comédiens, historiques ou très jeunes, et deux réalisateurs, vous avez mené à Kyiv, en mars et avril, une «école nomade». Pendant douze jours, 120 élèves de toutes les régions d’Ukraine se sont retrouvés. Qu’est-ce qui a déclenché ce voyage ?

Nous n’en pouvions plus de rester les bras ballants devant la télévision. Je n’ai plus l’âge de prendre les armes et de partir me battre. Je cherchais ce que nous pouvions faire pour manifester notre totale adhésion, solidarité‚ fraternité, soutien, avec le peuple ukrainien. A un moment donné, je me suis entendue dire : «Il faut qu’on fasse une école nomade.» Tout de suite, du côté des Ukrainiens, l’idée a été saisie. Et ils ont trouvé le théâtre et les gens qui pouvaient travailler avec nous. Dans le fond, votre question aurait pu être autre : pourquoi n’irait-on pas à Kyiv faire une école nomade ?

Qu’est-ce qu’une école nomade ?

L’école nomade, c’est nous ! Mais elle prend différentes formes et durées. La première, à Kaboul, en 2005, alors même que les talibans interdisent le plateau aux femmes, nous a permis de participer à la fondation du théâtre Aftaab qui signifie Soleil en dari. Depuis cette expérience, beaucoup d’acteurs afghans ont intégré la troupe. Au Chili, à Santiago, après une école nomade d’un mois en 2015 avec plus de 300 stagiaires, des troupes sont nées, tout comme l’ouverture d’une classe option théâtre. On laisse des traces parfois minuscules qui ne se mesurent pas. Une poignée de semences est lancée, tout dépend où elles tombent. Mais on y vit toujours un moment réciproque de bonheur et de surprises.

Le théâtre du Soleil a-t-il déjà joué en Israël ?

Oui, à Tel-Aviv, quand le pays fêtait ses 40 ans, avec l’Indiade, une pièce d’Hélène Cixous, sur la naissance du Pakistan. On avait fait paraître dans les journaux israéliens un texte qui marquait notre opposition à l’appropriation des Territoires palestiniens. Et organisé un atelier tenu par les militants de la Paix maintenant, à l’un des endroits où a eu lieu la barbarie du 7 octobre.

Pourriez-vous concevoir une école nomade en Israël ou en Cisjordanie ?

Aujourd’hui, en Israël, la douleur est telle que ça n’aurait pas de sens. Et je suis moi-même dans un tel état que je ne serais pas capable d’apporter ce qu’il faut pour faire du théâtre là-bas, après le 7 octobre. Et en Cisjordanie, la situation est telle, que nous serions manipulés par nos propres indignations. Quand on joue, on devient l’autre. C’est lui qu’on cherche, qu’on laisse entrer en soi. Sur un plateau, la première vertu, c’est l’écoute. Il ne faut pas seulement savoir que l’autre est humain, mais être capable de travailler avec cette connaissance. Je me flatte de savoir, souvent, transmettre ce que j’ai appris. Mais transmettre à des gens qui viennent de voir leurs enfants démembrés, leur fille violée ou brûlée vive par le Hamas en Israël, ou, en Cisjordanie, leur maison et famille détruites par les colons messianiques, non. Je crois qu’il y a un temps pour tout, pour la colère, pour la guerre. Puis, peut-être pour un début de guérison, de consolation. Et plus tard, beaucoup plus tard, éventuellement, pour les générations futures, de pardon. Je ne sais pas. J’espère.

On pourrait imaginer que le théâtre permette à des gens qui ne peuvent pas se rencontrer dans la vie de le faire sur scène, sur un plateau…

La scène permet toutes les rencontres. Mais pour les rendre possibles, il faut une liberté d’écoute et oublier toute opinion.

Avez-vous eu envie de prendre la parole au sujet de la guerre israélo-palestinienne ?

Pour dire quoi ? C’est presque impossible d’imaginer ce qui a eu lieu le 7 octobre. On ne laisse pas le temps aux images insoutenables, destructrices de se poser que déjà les propos les plus horribles circulent. Le relativisme quant à ce qui s’est passé le 7 octobre m’invite à me taire. Je ne supporterais pas qu’on me réplique la nécessité de contextualiser, de trouver des raisons à ce pogrom moyenâgeux. Je n’arrive pas à l’entendre. Quand j’ai reçu le texte sur la marche blanche, j’ai d’abord refusé de signer cette pétition. J’ai pensé : «Pas de marche blanche à propos d’un massacre.» Puis, l’appellation a été changée pour «marche silencieuse». Ce qui n’est pas tout à fait pareil. J’ai relu le texte et j’ai vu que le collectif faisait très attention de ne blesser personne et à éviter le vulgaire dos-à-dos. J’ai signé parce que j’estime le rêve proposé. Mais comme tout rêve, il est prématuré.

Beaucoup de metteurs en scène sont admiratifs de l’utopie en acte qu’est le théâtre du Soleil. Quel dialogue avez-vous avec eux ?

Est-ce qu’on a un dialogue ? On accueille un grand nombre de jeunes metteurs en scène. En essayant de leur donner ce que nous avons eu le privilège d’avoir. C’est-à-dire de naître à une époque, 1964, où l’on pouvait encore avoir les clés d’un lieu pour travailler – en l’occurrence la Maison de la culture de Montreuil. On nous faisait confiance. On partait à 4 heures du matin, et effectivement une fois sur deux j’oubliais de les remettre à leur place. Mais on nous les prêtait à nouveau. Je ne peux pas dire que j’ai un vrai dialogue avec les tout jeunes. Mais on essaie de leur donner les clés.

Pour beaucoup d’entre eux, avoir un lieu à soi, et une troupe, est une utopie inaccessible. C’est sur l’aboutissement de ce rêve qu’ils souhaitent vous entendre.

Les jeunes gens savent qu’il faut être un groupe pour tenir le coup. Et c’est paradoxalement ce qu’on leur interdit. Quand je suis allée voir Gabriel Garran, qui a fondé le théâtre de la Commune, il m’a dit : «C’est très bien que tu fasses une troupe. Parce que dans ce métier, la solitude, c’est la mort.» On avait aussi toqué à la porte du bras droit de Jean Vilar, Sonia de Beauvais. On était personne mais elle nous avait reçus. Pendant cinq heures, elle nous a raconté sa passion pour Vilar, comment il avait procédé. On buvait ses paroles. Il y avait quand même quelques personnes qui refusaient de nous parler, pour qui nous étions une bande d’amateurs. Ce que nous étions d’ailleurs. Mais à chaque fois que je parle avec des jeunes gens, je m’aperçois à quel point c’est beaucoup plus difficile pour eux que pour nous. Car nous étions attendus. On ne nous disait pas : «Mais vous êtes beaucoup trop nombreux ! Disparaissez !» Les inspecteurs du ministère de la Culture se déplaçaient pour voir notre travail. J’ai l’impression que nous étions désirés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, qu’on soit jeunes ou vieux.

Vous êtes la seule en France à avoir créé au XXe siècle une troupe aussi pérenne.

En Europe, seule la troupe d’Eugenio Barba au Danemark a duré aussi longtemps, mais les comédiens sont très peu nombreux. Même Jean Dasté, Jouvet, qui sont quand même des héros, la vie ne leur a pas permis de durer cinquante-neuf ans. Nous existons grâce au concept de «théâtre, service public», forgé par Jean Vilar et battu en brèche aujourd’hui. Nous sommes le résultat du Conseil national de la Résistance ! Cette politique a commencé avant la guerre, grâce à Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts dans le gouvernement du Front populaire qui déjà subventionnait le Théâtre national populaire. Nous faisons partie de cette histoire qui n’aurait pas été possible sans une politique culturelle.

Souvent, les femmes artistes font état de discriminations. Vous n’en parlez jamais.

L’égalité homme-femme dans la troupe exige très souvent de petites rectifications sur les conduites. Mais en tant que metteure en scène, j’aurais scrupule à dire que j’ai subi des discriminations. La seule fois où elles ont été manifestes, c’est à Cannes, où mon film Molière était sélectionné. Beaucoup d’hommes exprimaient leur fureur à ce que ce soit une femme, encore jeune, qui ait bénéficié d’un si gros budget. Sinon, je n’ai jamais eu le sentiment de devoir plus me battre qu’un homme pour avancer. Ce qui ne tiédit en rien l’expérience des autres femmes. De ma part, il y avait aussi une certaine insouciance ou naïveté…

Peut-être est-ce aussi parce que vous avez créé un monde. Il est difficile d’être exclue de son propre monde. Avez-vous vécu aussi simplement l’homosexualité ?

Je l’ai vécue avec beaucoup d’insouciance mais j’ai été rappelée à l’ordre très vite. Même à l’intérieur de la troupe, ça a été compliqué. Puisque tout peut être facteur de crise, à moi de savoir les éviter sans les fuir. A l’époque, dans les années 60, il y avait une vraie peur de l’homosexualité. Heureusement, pas de la part de mes parents, et c’était l’essentiel. Ils avaient sans doute des inquiétudes pour moi, par rapport à mes choix. Mais pas de jugement. Et j’ai été très protégée par mes amis.

En fin de compte, qu’est-ce qu’un metteur en scène ?

Aujourd’hui, je n’écris plus «mise en scène par» dans le programme, mais «une création collective dirigée par…» Car après tout, je donne une direction. Les comédiens créent des scènes que je reconstruis ou pas – parfois certaines propositions sont tellement belles qu’elles arrivent six mois plus tard sur le plateau presque à l’identique. Les comédiens me donnent une image qui en provoque d’autres. Je dis souvent qu’un acteur ou une actrice, c’est quelqu’un qui a gardé sur scène une crédulité de son enfance. Tandis que le metteur en scène est doté d’une autre crédulité. Il croit à ce que lui donne l’acteur. Je suis là pour croire. Et quand je ne crois pas, je le dis.

Notre Vie dans l’art de et avec Richard Nelson au théâtre du Soleil, à la Cartoucherie (75012) du 6 décembre au 3 mars dans le cadre du Festival d’automne à Paris.


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