vendredi 1 décembre 2023

Anthony Babkine, Diversidays : « Beaucoup de candidats en situation de handicap s’autocensurent »

Publié le 24 novembre 2023

« Rebond, vivre avec le handicap » (5/5). Les opportunités sont nombreuses dans le secteur du numérique en recherche de profils.

Le secteur du numérique est en plein boom. Dans la cybersécurité, les data, l’intelligence artificielle, le service client… de nombreux secteurs sont concernés. La demande ne faiblit pas, les opportunités d’emploi sont nombreuses et, pourtant, les entreprises peinent parfois à recruter des candidats compétents et formés. En 2023, selon l’Institut Montaigne, 10 % des offres d’emploi étaient non pourvues.

Alors, est-ce une opportunité pour des publics parfois éloignés de l’emploi comme les personnes en situation de handicap ? Le numérique pourrait-il être un nouvel eldorado ? Est-ce un secteur adapté ? Comment se former ?

Retrouvez l’entretien réalisé avec Anthony Babkine, cofondateur avec Mounira Hamdi de Diversidays, une association nationale d’égalité des chances dans le numérique, et du programme DéClics numériques, dans le podcast « « Rebond, vivre avec le handicap » (saison 3), réalisé en partenariat avec l’Agefiph à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes en situation de handicap (SEEPH).

Pour vous, le secteur du numérique peut être considéré comme « l’ascenseur social du XXIᵉ siècle ». Pourquoi ?

Ce secteur souffre d’une pénurie de candidats alors que 945 000 jobs étaient à pourvoir en 2022 ! Pourtant, ces métiers recrutent, paient plus que la moyenne, ne requièrent pas d’avoir le bac et pour lesquels beaucoup de formations existent pour se reconvertir sans forcément avoir de prérequis. Mais, dans l’imaginaire collectif, il faut être bon en maths et avoir un bac +5 donc beaucoup de candidats s’autocensurent. Et notamment des personnes en situation de handicap.

C’est justement pour éviter cette autocensure qu’en 2020, vous avez imaginé « DéClics numériques ». Concrètement, en quoi consiste ce programme ?

En mars 2020, le confinement commence. La consigne tombe qu’il va falloir qu’on reste tous à distance et que nous allons devoir travailler, se former, faire plein de choses… à distance. A ce moment-là, avec l’équipe de Diversidaysnous nous sommes questionnés sur notre rôle, notre mission. Nous sommes un acteur au service de la reconversion, de l’insertion mais nous n’avions pas vraiment de programme qui facilite la reconversion professionnelle vers les métiers du numérique. Nous avons donc décidé de créer une formule très courte pour permettre aux gens qui ont envie de prétendre à ces métiers de savoir de quoi il s’agit. Le monde de la tech est une véritable jungle. Il suffit d’aller sur Google et sur un moteur de recherche pour voir le nombre de requêtes qui ressortent en tapant « formation numérique ». On peut très vite être perdu dans cet environnement. Sauf qu’avant la formation, il y a l’information. C’est à ce moment-là qu’on peut lever beaucoup de barrières ou de freins psychologiques.

Grâce à ce programme en ligne et gratuit, nous avons aussi doublé le nombre de personnes en situation de handicap qui ont osé prendre la voie de la reconversion professionnelle vers les métiers du numérique. Ils représentent aujourd’hui 15 % de nos candidats, ce qui correspond à leur représentation dans la société. Notre rôle est de leur montrer que le numérique est une opportunité et que les recruteurs se disent, « OK, on va aller regarder les pépites qui sont potentiellement dans ce programme ».

Quels emplois en lien avec le numérique peuvent être adaptés aux personnes en situation de handicap ?

Ce sont principalement des métiers du développement Web, comme le code. Mais il y a aussi des métiers en tension comme ceux de la cybersécurité, de la gestion de projet, ceux qui nécessitent des compétences commerciales. Il y a un gros levier sur tout ce qui est l’expérience utilisateur « B to B ».

Certains employeurs pourraient se dire que des outils numériques, comme la visioconférence, peuvent permettre d’employer une personne en fauteuil roulant par exemple. C’est « pratique », mais pour vous, ce n’est pas si simple…

C’est un peu un réflexe de personnes valides. En effet, la plupart des gens sont à la recherche de lien social, ont envie d’avoir un quotidien professionnel exaltant, d’avoir un rapport humain fort, des rencontres, des échanges. Il faut donc faire attention de ne pas réduire les personnes en fauteuil à leur situation. Mais il y a quand même quelques avantages : ces outils permettent de ne pas imposer à quelqu’un qui est contraint par sa situation de prendre les transports. Ils lui permettent de venir seulement 20 à 30 % du temps en présentiel.

Pour moi, l’entreprise du XXIᵉ siècle, si elle ne veut pas être en panne de croissance, doit aller chercher des candidats dans des viviers différents. C’est une opportunité pour tous les candidats qui ont pu connaître des discriminations ou qui se sentent moins représentés, mais ça suppose que les boîtes changent leur logiciel. On est encore dans des réflexes à l’ancienne. Les grilles de lecture des recruteurs sont quand même assez figées. Il y a donc un gros travail à faire avec les entreprises de manière générale pour qu’elles perçoivent le potentiel des gens de manière différente.

Que vous disent les personnes en situation de handicap qui participent à votre programme ?

Il y a deux typologies de personnes. Il y a d’un côté des personnes qui sont vraiment dans une logique de découverte. Elles s’interrogent sur leur parcours et comme elles sont attirées par l’informatique ou les jeux vidéo, elles se disent : « Tiens, je vais creuser cette piste » ou, à l’inverse, « finalement, ce n’est pas fait pour moi ». Et, de l’autre côté, nous rencontrons des personnes découragées, que le marché de l’emploi a abîmées, que les démarches infructueuses ont fait douter. Nous devons donc remettre en confiance des gens qui avaient fini par douter de leur projet ou d’eux-mêmes. Notre rôle est de leur dire que ce qu’ils font est bien et les remettre en connexion avec l’emploi.

Vingt-cinq pour cent de vos bénéficiaires ont suivi une formation dans les trois mois et 30 % se tournent ensuite vers les métiers du numérique. Mais comment travailler main dans la main avec les entreprises ?

Pour moi, c’est une obsession d’aller chercher les entreprises car une grande partie des gens que nous avons accompagnés revenaient toujours avec les mêmes commentaires. Ils ne trouvaient pas de première expérience, ils se retrouvaient seuls, sans réseau. Donc je crois que si on ne change pas massivement les pratiques en termes d’inclusion, nous allons droit dans le mur.

Pour moi, les entreprises doivent faire plusieurs paris. D’abord, recruter différemment et miser sur les compétences plutôt que sur le profil. Ensuite, considérer que le handicap peut être une force. Aujourd’hui, à peine 10 % des plates-formes du service public sont accessibles à tous les publics. Une personne dys ou malvoyante va galérer à l’utiliser. Je pense donc que le regard de personnes en situation de handicap est une très grande richesse. N’importe quel service informatique devrait accueillir en son sein des compétences et des talents divers. Souvent, on crée un site puis on réfléchit après à comment le rendre accessible ! Alors qu’il faudrait faire l’inverse et cela coûterait moins cher que de devoir le réadapter ensuite. D’autant qu’à partir de janvier 2024, la loi va imposer que les sites Internet soient accessibles. Plein de boîtes vont donc être obligées de réinvestir des millions dans leur site.

Mais comment sensibiliser les entreprises à tout cela ?

Vaste question. J’ai aujourd’hui tendance à classer les entreprises pour savoir comment agir. Il y a d’abord les boîtes engagées sur les questions d’inclusion, souvent parce que le ou la dirigeant.e est très sensible à ces sujets. Mais elles sont plutôt minoritaires. Il y a ensuite celles qui essayent d’être bonnes élèves. Elles répondent au cadre légal pour être le plus possible dans les clous. Et puis, il y a les retardataires. Malheureusement, aujourd’hui, dans les retardataires, il y a l’écosystème « start-up ». Chez elles, le travail a été fait sur les questions de genre mais sur tout le reste, on est encore très, très loin.

A mon niveau, j’essaye de leur faire découvrir des programmes comme DéClics numériques mais aussi de valoriser les entreprises bonnes élèves, leur donner la parole, montrer ce qu’elles ont fait, montrer en quoi cela a peut-être servi à la performance de leur boîte. Monter également que cela crée du bien-être en interne, de la cohésion, du sentiment d’appartenance, que ça apporte de la désirabilité sur leur marque, leurs produits, leurs services. En valorisant les bons exemples, on donne envie aux autres de le faire pour des raisons justes. C’est la stratégie des petits pas.

Si vous aviez une baguette magique, qu’aimeriez-vous mettre en place ? Comment faire en sorte que le trio « emploi, numérique, handicap » soit gagnant ?

C’est une question très difficile mais je crois que je formerais les enfants et les adultes, dès qu’ils mettent le pied à l’école ou en entreprise, aux biais discriminatoires. Nous avons énormément de progrès à faire. Parfois, il y a des maladresses, parfois il y a de l’homophobie ou du validisme… Donc je me dis que pour corriger cela, il faut accompagner les gens. Il y a une responsabilité nationale aujourd’hui, comme on l’a d’ailleurs vu sur les questions de harcèlement scolaire par exemple. Ces deux problématiques sont très proches : à chaque fois, on stigmatise quelqu’un de différent et on le fait sentir moins à sa place, moins à l’aise, voire on l’exclut.

« Rebond, vivre avec le handicap » est un podcast écrit et animé par Joséfa Lopez et Isabelle Hennebelle pour Le Monde. Mixage : Eyeshot. Identité graphique : Mélina Zerbib. Reportage : Clément Baudet. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine. Partenaire : Agefiph.


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