mardi 21 novembre 2023

Reportage Violences sexuelles faites aux enfants : au 119, «on est là pour écouter ce qui n’est pas facile à entendre»

par Virginie Ballet   publié le 16 novembre 2023

Au cœur d’une campagne d’information lancée en septembre, la ligne téléphonique consacrée à l’enfance en danger constate depuis une légère hausse des témoignages. Au bout du fil, des écoutantes se relaient jour et nuit pour venir en aide aux victimes et aux témoins.

C’est un chœur de voix féminines enveloppantes. Elles répètent des prénoms avec chaleur. Tutoient, parfois. Informent, conseillent et rassurent, toujours. Souvent, elles terminent leurs appels par une formule aux airs de main tendue : «Surtout, n’hésite pas à rappeler.» Au bout du fil, se succèdent des gamins planqués dans une cour de récré, prioritaires, des enseignants, des parents démunis ou meurtris face à des blessures, physiques ou psychologiques, qui ne devraient jamais percuter l’enfance. Depuis son lancement il y a plus de trente ans, le 119, numéro national dédié aux enfants en danger (1), a toujours été récipiendaire de récits de violences sexuelles, mais ils semblent légèrement plus fréquents ces dernières semaines, depuis la diffusion massive d’une campagne gouvernementale invitant victimes et témoins à signaler les faits à ces professionnels de la protection de l’enfance.

Il y a eu cette collégienne de 15 ans encouragée par le corps enseignant à dénoncer cet ami de la famille qui l’agresse sexuellement depuis déjà six ans. Ou encore ce responsable d’un centre de loisirs, catastrophé par cette gamine de 8 ans qui a dit ne pas vouloir «que papa vienne la nuit tout nu dans son lit». Il y eut aussi cette mère de famille, inquiète qu’une camarade de son enfant mime des jeux sexuels avec ses poupées et tienne des propos très crus, employant des termes comme «sucer», «baiser» ou «toucher la chatte»… En 2022, ce type de faits, qui peuvent se cumuler à d’autres, étaient évoqués dans environ une sollicitation sur dix. «Est-ce que les enfants vont plus mal ou est-ce que les langues se délient ces trois dernières années, depuis qu’on parle davantage de cette problématique ? Un peu des deux», analyse le directeur du service, Pascal Vigneron.

Faire émerger une parole cruciale

«Des appels comme ceux-là, on en a tous les jours, plusieurs fois par jour», tranche Claire, l’une des 35 écoutantes, psychologue de formation. Au 119 depuis une vingtaine d’années, la quinquagénaire y loue «l’aide» qu’elle peut y apporter. «On est là pour écouter ce qui n’est pas facile à entendre», résume-t-elle. Et encore moins facile à verbaliser. Il faut alors déployer tout le tact et la patience possibles pour parvenir à faire émerger ces mots, qui s’avéreront cruciaux s’il faut agir et adresser une information préoccupante à la cellule de recueil dédiée (Crip), présente dans chaque département. C’est ce qui se produit à l’issue de plus de la moitié des appels (56 %). Charge ensuite aux Crip d’évaluer la situation et de décider de ce qui sera le mieux pour le mineur (aide éducative à la famille, procédure judiciaire…) L’an dernier, au total, le 119 a formulé quelque 21 000 informations préoccupantes.

Depuis deux ans, le numéro d’aide se décline aussi sous forme de tchat en ligne dédié aux moins de 21 ans, pour s’adapter aux nouveaux usages et étendre les moyens d’alerte. «On dirait qu’il est plus facile d’écrire que de dire les détails, notamment en matière de violences sexuelles», observe Bérengère, vingt-six ans d’appels au compteur. «Souvent, les gens aimeraient être rassurés, mais lorsqu’ils rapportent des propos inquiétants, on se doit de leur dire qu’on ne pourra pas le garder pour nous. Ce n’est pas une menace, mais la réalité», explique cette psychologue clinicienne. Pris en étau entre un désir de protection et la crainte d’envoyer en prison un mari, un fils ou un père, les appelants tentent parfois de faire marche arrière. «Surtout en intrafamilial, avec l’idée que les choses peuvent se régler en interne, et qu’il ne faut pas trop que ça se sache», complète Pascale, écoutante, elle aussi psychologue. Il faut alors jongler entre pédagogie et persuasion, pour «rappeler la loi», et convaincre qu’il en va de la «responsabilité» de chacun d’agir.

Interrogations maladroites

Et quand vraiment ça coince, et si l’appelant refuse de laisser la moindre information – sur la situation géographique ou l’agresseur potentiel – alors le 119 peut être amené à faire appel au procureur, en dernier recours et en cas de danger, pour mener l’enquête sur la base des éléments en leur possession. Ce qui arrive rarement, à en croire Bérengère, qui se dit «convaincue et donc convaincante» sur la pertinence des informations préoccupantes. Régulièrement (dans 8 à 9 % des cas), le 119 se trouve aussi confronté à des professionnels démunis, éducateurs ou animateurs en périscolaire, face à une parole qu’ils ne savent comment accueillir. Raison pour laquelle le gouvernement a promis de déployer une cellule dédiée pour les épauler, comme préconisé par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles dans l’enfance (Ciivise).

«Souvent, ils manquent de formation. Or le recueil de la parole des enfants est crucial. C’est déjà compliqué pour la justice de recueillir des informations, mais si un adulte est passé par là avec les mauvaises questions…» déroule Bérengère, qui a dispensé des formations, notamment en crèche. Objectif : ne pas «polluer» la parole de l’enfant, avec des questions trop orientées ou comprenant un jugement. Bérengère a en tête des interrogations maladroites comme «Est-ce que papa t’a fait de vilaines choses ?» ou «Est-ce qu’il t’a touché la zézette ?» «On essaie de ne pas culpabiliser les appelants et de leur expliquer comment procéder à l’avenir, en leur faisant bénéficier de notre expérience», déroule cette pétillante quinquagénaire, tout de noir vêtue. A 26 ans, Elise, elle, n’est écoutante que depuis dix-huit mois, après une formation de juriste. Dans ce local parisien aux murs rouges, elle dit avoir «trouvé du sens». Récemment, une jeune fille victime de longue date de son grand-père a vu l’un des clips de sensibilisation et trouvé la force d’appeler. «Evidemment, ce n’est pas toujours beau, ce qu’on voit au quotidien. Mais ça arrive, parfois», sourit Elise.

(1) Numéro gratuit, sept jours sur sept, 24 h /24, sans trace sur les factures téléphoniques.


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