jeudi 9 novembre 2023

Recueil Françoise Dolto et l’enfance dénouée

par Virginie Bloch-Lainé   publié le 8 novembre 2023

«Les Voix de l’enfance» réunit les écrits de la célèbre psychanalyste pionnière dans la thérapie des plus jeunes, de sa thèse «Psychanalyse et pédiatrie» au «Cas Dominique», et revient sur sa propre histoire, en particulier la relation conflictuelle avec sa mère.

«Je ne crois pas qu’en fait, la famille, ce soit déterminant.» De la part d’une psychanalyste, cette déclaration tranquille surprend. C’est un pied de nez fait à l’expérience commune. Si seulement c’était vrai, si seulement tout le monde savait se délester du poids de la famille et aller voir ailleurs. La pédiatre et psychanalyste dit cela lors d’un dialogue avec sa fille, Catherine Dolto. Il ouvre ce volume de la collection «Quarto». Sont réunis quelques-uns des «textes fondateurs» de la défenseure de la cause des enfants, pour reprendre le titre de son livre le plus connu, qui ne figure pas au sommaire du «Quarto». On trouve en revanche le Cas Dominique et beaucoup d’extraits de ses œuvres. Dans cette profusion il arrive que l’on se perde car les introductions ne sont pas toujours claires.

Née la même année et dans le même milieu social (la grande bourgeoisie parisienne et catholique) que Simone de Beauvoir, Françoise Marette (1908-1988), pédiatre et psychanalyste, comptait parmi ses talents celui de dénouer par la parole les nœuds qui étranglent, symboliquement, mais avec des répercussions somatiques graves, les enfants, voire les nouveau-nés. Françoise Dolto fut une pionnière en s’adressant à eux comme à «des êtres de langage» dès son externat, en 1937, à l’hôpital des Enfants-Malades. Quelques médecins la surnommaient «la farfelue». Auprès des bébés comme des adultes, elle s’exprimait avec une simplicité admirable. Evidente lorsqu’on écoute des archives de l’émission Lorsque l’enfant paraît qu’elle a présentée avec Jacques Pradel sur France Inter entre 1976 et 1978, cette limpidité se retrouve dans son écriture.

Valorisation de l’enfant-roi

Dolto était pragmatique et ses idées ont eu un effet sur la société française. Elisabeth Roudinesco écrit d’elle dans son Histoire de la psychanalyse en France : «Si Lacan est l’artisan d’une implantation du freudisme en France, Dolto est la fondatrice d’une nouvelle appréhension de la psychanalyse d’enfants centrée non pas sur l’étude a priori des psychoses, mais sur celle de la psychopathologie de la vie quotidienne.» En 1964, Dolto fait partie auprès de Lacan des membres fondateurs de l’Ecole française de psychanalyse. Plus tard elle se dira «dégoûtée» par les institutions psychanalytiques : «J’étais étonnée de voir des gens si faux, si engoncés dans leur narcissisme, craintifs d’être vivants.» Grâce à Dolto sont nées les Maisons vertes (la première vit le jour en 1979 à Paris), lieux de rencontre gratuits et informels entre des parents, des enfants, et des psychanalystes. Grâce à Dolto, peut-être, le dressage des enfants a fait son temps. Un autre effet lui est attribué : la valorisation de l’enfant-roi. Il n’en est rien et la lecture des textes rassemblés ici le prouve. Françoise Dolto ne prône pas l’ouverture de toutes les vannes et tient à ce que l’enfant reste à sa place par rapport au couple parental. Dans sa biographie personnelle de Dolto, Ma Dolto (L’Ecole des loisirs, 2009), l’écrivaine Sophie Chérer remet les pendules à l’heure : avec la psychanalyste est né le contraire de l’enfant-roi, «l’enfant-sujet».

La partie «Vie & œuvre» du Quarto, passage obligé de la collection, est établie par l’historien Yann Potin, qui a travaillé auparavant sur les archives de Dolto. Ajoutée à ce que la médecin et psychanalyste dit d’elle-même, cette chronologie factuelle permet de repérer les heurs et malheurs de l’enfant Françoise Marette (qui change de nom en épousant le médecin Boris Dolto en 1943). Parmi les chances, il y a celle d’avoir pour père un polytechnicien «ouvert à la modernité sous toutes ses formes». Françoise Marette, issue d’une fratrie de sept enfants, joue de la musique de chambre avec ses parents et voit son père rentrer avec quantité de livres chaque semaine. Un jour, il en rapporte un à propos duquel il a ces mots : «C’est intéressant cette méthode nouvelle qui guérit les gens qui ont parfois des délires ; mais quelques fois c’est aussi intéressant pour les gens normaux. Lis-le, tu me diras ce que tu en penses.» Françoise Marette est douée de ses mains et intéressée par les sciences, elle est observatrice et se tient au courant des nouveautés technologiques, allant jusqu’à fabriquer seule un poste à galène.

Métamorphose de sa mère

Sa mère, Suzanne Marette, admire aussi les sciences et aurait souhaité devenir médecin, selon sa fille. En 1920, cette femme se métamorphose ou se révèle telle qu’elle est à l’occasion de la mort de sa fille aînée, Jacqueline, qui succombe en un an à un cancer des os. Folle de chagrin, Suzanne Marette accuse Françoise, âgée de douze ans, de ne pas avoir suffisamment prié pour Jacqueline et d’être responsable de son décès. Quelques années plus tard, elle qualifie Françoise de «salope» parce qu’elle a rompu avec un «fiancé», un garçon dont Dolto dira : «Imaginairement, je l’aimais», délicate définition de l’illusion amoureuse. Suzanne Marette tente d’empêcher sa fille de faire des études, ne serait-ce que d’obtenir son baccalauréat : elle le décroche à seize ans. Diplômée, elle ne serait plus mariable, pense sa mère, qui tente de lui barrer la route des études de médecine. Très malheureuse, Françoise est sauvée par la cure psychanalytique dans laquelle elle s’engage sur les conseils de son père. Son analyste est René Laforgue, l’un des premiers correspondants de Freud en France. Laforgue a aussi pour patient Philippe Marette, frère de Françoise et étudiant en médecine lui aussi. Le père de Françoise commence par payer à sa fille ses séances mais au bout d’un an, il cesse de les subventionner : «Il n’est pas question que mon couple se défasse à cause de mes enfants. Je tiens à votre mère, et c’est vous qui lâcherez mais pas moi !» Commentaire de Dolto : «C’est très bien de parler ainsi, c’était clair.»

Françoise Dolto n’a pas reproché à sa mère son comportement. Elle l’explique à Catherine Dolto : la famille, «bien sûr, cela crée un climat d’éducation. Mais ce qui est essentiel n’est pas là, n’est pas dans les habitudes que les gens ont : si l’on reste vigilant comme je l’étais naturellement, si l’on est tout le temps à essayer de comprendre le pourquoi des actions et des réactions de ceux qui vous entourent, on ne s’identifie pas à eux. Je me rappelle qu’après la mort de ma sœur, ma mère avait tout le temps besoin que je lui parle, d’être avec moi, et elle voulait… comme se mimétiser sur moi, ou l’inverse. Elle m’a habillée pareil à elle, c’est-à-dire qu’on allait chez un tailleur où elle me faisait faire la même forme de manteau que le sien, du même tissu, mais d’une autre couleur. Et je me disais : “Elle en a besoin parce que sans ça, elle ne s’habillerait pas, elle n’a plus envie de rien pour elle-même. Alors, si elle ne s’habillait pas comme moi, qui suis vivante…” Une autre fille, ça l’aurait peut-être embêtée. Moi, ça ne m’embêtait absolument pas parce que je savais qu’à 25 ans je ferais médecine, que je ferais ma vie, et que j’étais là “en attendant”, et que ce temps d’attente, j’avais à l’employer pour rendre les gens heureux autour de moi. C’était naïf… C’était un peu dingue.» Comme d’autres futurs psychanalystes, enfant, Dolto a pris soin de sa mère.

Une analyse n’est pas une psychothérapie

Moins théoricienne que le Britannique Donald Winnicott (1896-1971), autre pédiatre et psychanalyste de génie dont la mère était dépressive, Dolto a tout de même rédigé des textes théoriques. Les extraits de sa thèse ici présentés sont ardus. Datant de 1939, publiée en 1971 et dédiée «aux pédiatres», elle s’intitulait Psychanalyse et pédiatrie. C’était l’une des premières thèses associant en France médecine et psychanalyse. En revanche, les commentaires de dessins d’enfants reproduits dans le «Quarto» sont accessibles et très intéressants. Mais ce qui retient le plus l’attention, ce sont les entretiens qu’a Dolto avec un tas de personnes, confrères ou pas. Dans un «Dialogue avec les mères à Fleury-Mérogis», elle répond entre autres à une femme qui lui demande comment se passe une analyse pour enfant. Faire entrer un enfant en cure, explique-t-elle, est une «décision progressive» que l’on prend à la suite d’un diagnostic «de perturbations profondes, et deuxièmement d’un échec d’une rééducation légère qu’on a commencé par faire». Une analyse n’est pas une psychothérapie.

Françoise Marette a 8 ans lorsqu’elle annonce à sa famille qu’elle sera «médecin d’éducation». Elle observe des brouilleries dans son entourage et constate que cette ambiance pèse sur la santé de l’un de ses frères. Le médecin des Marette, lui, ne comprend pas ça. Dolto, des années après, résume ainsi son propre travail : «Je préconisais l’abandon de la médecine que j’appelais vétérinaire, telle que je la voyais pratiquer quand il s’agissait d’enfants.» Et aussi : «Un médecin sait que quand il y a des histoires dans l’éducation, ça fait des maladies aux enfants, qui ne sont pas des vraies maladies, mais qui font vraiment de l’embêtement dans les familles et compliquent la vie des enfants qui pourrait être si tranquille !» On a l’impression que la tranquillité est à portée de main. Ne pas faire d’histoires avec un enfant semble évident, mais pour certains parents c’est inenvisageable. Elle disait aussi : «Je cherche ce qui ne va pas dans la vie.»

Françoise Dolto, Les Voix de l’enfance. Œuvres choisies, éditions de Martine Bacherich avec la collaboration de Catherine Dolto et Colline Faure-Poirée. Préface de Martine Bacherich, avant-propos de Catherine Dolto, Gallimard « Quarto », 1760 pp.


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