samedi 18 novembre 2023

Philosophie «L’Homme sans moi» de Pierre Guenancia, le grand Je et le petit Moi

par Robert Maggiori   publié le 15 novembre 2023

Le philosophe publie un essai sur l’identité qui mobilise la pensée de Descartes, Pascal ou Levinas, contre le repli sur soi et le communautarisme.

Oui, le temps est aux haines – celles, capillaires, qui suintent des réseaux (a)sociaux, et acidifient les microfibres du tissu social, celles, ataviques, historiques, politiques, qui dressent les communautés les unes contre les autres, poussent aux massacres, aux exodes, aux pogroms, aux crimes de guerre. D’aucuns les attisent, par fanatisme, aveuglement ou calcul. D’autres font semblant d’en repérer la source, réelle ou fantasmée, pour la situer, par idéologie, dans le camp de l’Ennemi. Quand, plus honnêtement, on s’efforce d’en rendre raison, on mobilise toutes les ressources disponibles, les sciences sociales et politiques, l’histoire, l’anthropologie, la psychologie, la psychanalyse, et on finit par savoir, un peu, beaucoup, pourquoi les groupes humains se haïssent, pourquoi la détestation entre individus se répand partout, sans toujours trouver les moyens de faire qu’ils cessent de s’exécrer. Si un philosophe se lance dans cette même enquête, il se trouve déjà armé de tous ces savoirs, mais doit chercher un «terrain» original, et le plus originel possible, sis «au commencement», c’est-à-dire au moment où un être biologique, corporel, accueilli dans le monde par le langage, devient un être qui via l’interaction avec les autres acquiert une conscience, autrement dit un être pensant.

Mais qui est l’habitant de ce corps et le sujet de cette pensée ? Est-ce Moi ou Je ? Si les deux se confondent, que peut signifier l’expression «je suis moi» ? Et comment puis-je me connaître moi-même ? Doit-on considérer que le moi est l’objet auquel pense le sujet qui se pense lui-même, l’objet du je qui se pense ? On craint dès lors que de telles interrogations ne soient bien abstraites, et on se demande surtout en quoi distinguer l’être humain comme Je, comme première personne, ou le poser comme Moi, pourrait bien éclairer le problème de la haine, de l’aversion mutuelle que se manifestent les individus, de l’indifférence, de l’intolérance, de l’hostilité – bien qu’on puisse entrevoir que se penser comme «première personne», c’est aussi penser chacun et chacune de la même façon, comme «premières personnes», ou personnes premières dont rien ne justifie jamais qu’elles soient traitées en personnes «secondes», secondaires, méprisées. Pour envisager une société de paix, ou au moins de respect, faut-il appeler à déserter les autels où est célébré le «culte du moi», au nom de la «fonction civilisatrice du Je» ? C’est l’option que privilégie Pierre Guenancia dans l’important essai qu’il vient de publier : l’Homme sans moi. Essai sur l’identité.

«Un tout» à ses propres yeux

Professeur émérite d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Bourgogne, prospecteur éclairé de la pensée de Pascal et surtout de Descartes, auteur de nombreux ouvrages – Liberté cartésienne et découverte de soi (Belles lettres, 2013), la Voie des idées. De Descartes à Hume (Puf, 2015), la Voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricœur (Puf 2018), etc. –, Pierre Guenancia est sans doute l’un des penseurs français les plus respectés, précisément parce qu’il ne se consacre qu’à son travail de philosophe, sans chercher d’«exposition», ni scène ni plateau où il donnerait son avis sur tout et sur rien. C’est un homme qui «sourit des yeux», qui témoigne envers tous et toutes d’une écoute bienveillante, et, rigoureux, n’expose sa pensée qu’après l’avoir mise mille fois sur le métier. L’appellation de «citoyen du monde» lui sied assez, puisque son travail, ces dernières années, a porté sur l’idéal cosmopolitique, qui, un temps dénigré, perce de nouveau aujourd’hui mais pourrait vraiment renaître s’il était soutenu par «l’élucidation de la question du sujet et l’évaluation de sa capacité à prendre le dessus sur les passions et les intérêts égoïstes dont on a fait la matière et le moteur du moi». Cette «évaluation» est le cœur de l’Homme sans moi.

Si chacun(e) n’était qu’un moi, il serait «un tout» à ses propres yeux, grossissant de l’intérieur à mesure qu’il se nourrit de ses intérêts et même de ses droits, comme un boa enroulé sur lui-même, et les individus apparaîtraient «comme des atomes sociaux entre lesquels circule un vide incompressible». Comment «remettre le moi à sa place» ? Comment faire pour que cette place ne soit plus «celle d’une chose précieuse à connaître et à rechercher», mais «celle d’un individu capable par la pensée de se détacher suffisamment de lui-même pour apercevoir et reconnaître ce qu’il y a de commun à lui et aux autres» ? Répondre n’est pas simple, et oblige Guenancia non seulement à une discussion serrée avec Montaigne, Pascal et Descartes, Spinoza, Leibniz, Husserl ou Levinas, mais à une forte critique, aux enjeux politiques et au fondement strictement philosophique, tant de l’individualisme que du communautarisme, qui reposent tous deux sur une réduction des êtres humains à des «moi», dont le résultat est, d’un côté, d’en faire des monades, des boules de billard ou des sphères dont les liens sont les besoins, les intérêts, les bénéfices, les circonstances, et, de l’autre, de les trier et les regrouper selon les affinités ou les similitudes, les «mêmetés» d’idéologie, de genre, de race, de religion…

La matrice de la réflexion est donc ici la distinction entre le Moi, à savoir «la singularité et l’unicité de la personne humaine», et le Je, désignant l’«expression abrégée de l’être pensant» – soit l’âme – ou, plus précisément, cette «force immatérielle présente en chacun de nous», laquelle permet de «s’abstraire de ce tout qu’est le moi pour lui-même et de le considérer comme de l’extérieur», ou donne la «capacité de détotaliser ce qui se pose et s’affirme comme un tout, qu’il s’agisse de ce “cher moi” ou, ce qui est bien plus important, de notre nous : groupe, communauté, nation». En posant ce Je comme extérieur au Moi, «spectateur impartial ou désintéressé de nous-même», Guenancia ne vise pas à le constituer en une sorte d’instance qui «devrait mener à la connaissance de notre moi intime ou profond», à la découverte de cette «machinerie dissimulée» qui régirait le moi. Il n’y a rien de psychologique dans son propos. «La conscience spectatrice ne cherche pas à “comprendre” l’objet-moi, ses motivations, son histoire, son caractère, etc.» ni à «lui dire adieu» : elle l’envisage «sous l’angle de l’estime de soi», et tente de «déterminer si ce qu’il fait ou a pu faire est bien ou mal, en supposant qu’il dispose de son libre arbitre». En d’autres termes, «le jugement que je porte sur moi ne s’appuie pas tant sur ce que je suis que sur ce que je peux être, sur ma capacité à agir et à choisir par moi-même». Voilà le point clé : «en rapportant les actions que je me vois faire à ce pouvoir d’agir par moi-même», je découvre en moi non seulement «quelque chose de neuf, de toujours recommencé», mais aussi «la dimension d’universalité inscrite dans mon être ou dans ma personne comme en tout autre être ou personne humaine».

Chaque individu a appris à parler

On ne peut ici dévider tous les fils de l’Homme sans moi, mais le motif qu’il tisse est clair : le Je, ou l’âme, qui nous institue comme être pensants, «ouvre en même temps les portes et les fenêtres du moi et le situe, lui et tous les autres, dans un monde commun». Des lors, le «lien» ne sera pas le simple «lien social», comparable à celui que l’individualisme place entre les individus, selon les circonstances et les occurrences : ce sera un «lien interhumain» («substantiel», dit Leibniz), qui est «immanent au Je de chacun» et «ne peut jamais, à la différence du moi, se prendre pour le centre du monde ou, ce qui revient au même, pour un monde propre, unique, incomparable, sans communication autre que symbolique et instituée avec les autres mondes».

Cela ne signifie pas annulation de la distance qui sépare les individus : celle-ci demeure «plus grande que toute distance spatiale», simplement parce chacun(e) de nous «demeure une énigme» pour toutes les autres personnes. Et pourtant, c’est des autres humains, «et non des arbres ou des animaux», que nous sommes le plus proches : c’est avec eux qu’il y a «une communication qui n’est pas un échange de signaux ou d’informations relatives à l’ici et au maintenant». Parlera-t-on alors de «communauté» ? Non, dit Guenancia, car il n’y a pas là une «communauté de membres soudés aspirant à ne faire qu’un», mais bien une «continuité», une «absence d’intervalles vides entre les termes pourtant distincts les uns des autres», laquelle rend idéalement possible toute «permutation entre les Je qui se continuent les uns les autres et peuvent se substituer les uns aux autres». En ce sens, «le Je n’a pas d’identité» : il «circule librement sans papiers ni frontières de l’un à l’autre», il est ce que chacun(e) «peut s’attribuer sans usurpation et sans priver autrui». Plus encore : «la meilleure façon d’être avec l’autre est de pouvoir se substituer à lui, lui prendre des mains ce qu’il ne peut pas ou plus accomplir par lui-même» – d’où la solidarité, d’où l’entrave à la haine.

La violence naît quand la parole se meurt. Or c’est «de chacun et de tous», que chaque individu a appris à parler. Aussi, avant même d’être «les citoyens d’une cité particulière les humains sont liés universellement par le fait de pouvoir se parler les uns aux autres, de pouvoir s’entendre». C’est là l’ossature même du «lien substantiel». Serait-il trop «idéal», vite balayé par la force des faits, les effets de la force ou les «passions haineuses des particularismes» ? Peut-être. Ce qui est sûr cependant, c’est que «la glorification du moi», elle, est toujours partenaire de l’«exaltation de la nation et du chez soi», et nourrit les «idéologies nationalistes qui ont dévasté le monde ces deux derniers siècles». Alors que dans l’humanisme repensé par Pierre Guenancia, ce «lien interhumain» entre Je est le seul – l’âme étant «plus vaste, plus grande, plus généreuse que le petit moi» – à pouvoir contrer «la résurgence toujours possible, toujours menaçante de la sauvagerie ou de la barbarie».

Pierre Guenancia L’Homme sans moi. Essai sur l’identité Puf, 376 pp.


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