samedi 25 novembre 2023

Newsletter L Jouissez-vous d’un bon capital sexuel ?

par Cécile Daumas.   publié le 23 novembre 2023

Au-delà de la relation physique, le sexe est aussi un moyen de développer des aptitudes sociales permettant d’augmenter sa valeur sur le marché du travail. C’est la thèse défendue par deux sociologues, Eva Illouz et Dana Kaplan.

Le sexe n’est pas qu’une histoire d’amour et de plaisir. De la prostitution au sex-appeal, il a toujours été lié à l’argent. Il fait vendre, et peut rapporter gros. Dans un monde néolibéral, ce «capital sexuel» prend aussi une autre forme. Au-delà de la marchandisation des corps (prostitution, industrie pornographique), les relations sexuelles sont l’occasion de développer des dispositions favorisant l’estime et la valorisation de soi. Des études montrent qu’après une nuit d’amour, des employés seraient de meilleure humeur le lendemain au bureau ! Vision cynique du sexe, qui sortirait des sphères de l’intime pour devenir une disposition économiquement profitable ?

Dans leur essai le Capital sexuel (Seuil, 2023), les sociologues Dana Kaplan et Eva Illouz parlent d’un «capital sexuel néolibéral», qui définirait cette nouvelle expérience contemporaine du sexe et de la sexualité dans un cadre marchand. La liberté sexuelle ne serait plus seulement cette capacité à profiter intimement du sexe, mais aussi le moyen de servir ses propres intérêts et… ceux du capitalisme. Adaptation du capital culturel de Bourdieu, le capital sexuel n’est pas une notion nouvelle. En 2010, la sociologue Catherine Hakim théorise l’idée d’un «capital érotique», essentiellement féminin, mélange «d’attractivité physique et sociale», utilisé voire exploité, dans des situations de travail, dans les médias, la publicité, la politique, les sports.

«Sentiment de compétence sociale»

Dana Kaplan et Eva Illouz radicalisent la vision de ce nouvel attribut humain. Il ne s’agit pas seulement, ici, de sex-appeal, attraction érotique qui facilite les relations sociales, ni de travail du sexe. C’est bien l’expérience sexuelle elle-même qui alimente de nouvelles dispositions utiles dans un monde économique compétitif. «La sexualité est devenue un lieu crucial de développement des sentiments d’estime de soi, de résilience et d’aptitude», analysent les deux sociologues.

Le sexe récréatif peut se transformer en «sentiment de compétence sociale, d’efficacité personnelle et d’appréciation de soi». On peut également éprouver sur le terrain sexuel la prise de risque, l’apprendre et la gérer, affiner sa maîtrise des relations sociales par l’affirmation de soi ou la domination. Autant de qualités valorisées dans le monde de l’entreprise. Expériences sexuelles, affects, désirs, nourriraient une carrière professionnelle.

Sexualité et reproduction du capitalisme

Dans ce monde où les frontières entre intime et économie, sexualité et capitalisme, production et reproduction, s’effacent, le capital sexuel serait une dotation utile pour les classes moyennes qui évoluent dans les milieux culturels, soulignent les chercheuses. «Très proche du capital culturel, cette forme de capital sexuel se fonde sur des critères de classe. Elle est symptomatique de la sexualisation croissante de la culture», écrivent-elles. Le sexe serait-il devenu une activité économique comme les autres ? Dana Kaplan et Eva Illouz posent l’hypothèse suivante : «Un individu pleinement employable, en capacité de s’adapter à un avenir imprévisible, est aussi un individu pleinement sexuel.»

C’est bien l’effacement entre les champs privé et public de l’existence qui aboutit à cette confusion des registres. Non seulement notre sexualité concourt à la reproduction du capitalisme, mais le néolibéralisme étend son pouvoir à notre sphère la plus intime, jugent les deux sociologues. Et la liberté sexuelle ne participerait pas davantage à l’émancipation des femmes : le capital sexuel ne permet ni de renverser la relation inégalitaire entre les sexes, ni de transformer l’organisation pyramidale du travail, ni de remettre en cause le faible partage du travail domestique. Sommes-nous alors condamnés à devenir les autoentrepreneurs de notre propre sexualité ? L’essai de Dana Kaplan et Eva Illouz ouvre le débat.

Le Capital sexuel, de Dana Kaplan et Eva Illouz, Seuil, 168 pp.


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