mercredi 15 novembre 2023

Décryptage Handicap et design : les objets inclusifs restent au fond des tiroirs

par Florian Bardou    publié le 12 novembre 2023 

Produits peu rentables ? Industrie à la traîne ? Même si depuis les années 70, des designers conçoivent des objets adaptés aux besoins des personnes handicapées ou vulnérables, et alors que les initiatives se multiplient pour favoriser la création d’articles inclusifs, rares sont ceux qui passent le cap du prototype.

C’était le 12 octobre en Inde. Pour la Journée mondiale de la vue, la franchise indienne de McDonald’s a dévoilé les nouveaux contours «colour blind friendly» de son interface de commande en ligne McDelivery. Celle-ci permet désormais à toute personne daltonienne de se faire livrer un hamburger et un cornet de frites et de choisir sur l’application une fonctionnalité dictant les couleurs adaptées (vert-rouge ; rouge-vert ; bleu-jaune) à sa vision. L’objectif : donner aux consommateurs indiens déficients visuels une navigation optimale dans laquelle ils puissent distinguer les nuances des images des produits.

McDonald’s n’est pas la première entreprise à rendre ses interfaces accessibles aux déficients visuels. Si celle de Facebook est bleu et blanc, c’est parce que son fondateur, Mark Zuckerberg, est daltonien et distingue nettement le bleu. De quoi rendre plus accessible son réseau social à des dizaines de millions de personnes dans le monde atteintes de dyschromatopsie. Mais, même si «ces initiatives ne mangent pas de pain, il faut qu’une personne importante ait un handicap pour qu’elles deviennent universelles et se diffusent plus vite», observe la philosophe Jehanne Dautrey (1), professeur à l’Ecole nationale supérieure d’art et de design de Nancy.

Car les objets, services, espaces du quotidien utilisables par tous et toutes, et adaptés aux besoins de dizaines de millions de personnes invalides, âgées ou malades, ne sont pas légion. Pourtant, des designers, souvent concernés directement ou indirectement par le handicap, réfléchissent depuis une vingtaine d’années à des solutions esthétiques et fonctionnelles pour répondre à des besoins spécifiques sans stigmatiser leurs utilisateurs, et bataillent pour mettre en avant un «design inclusif» – autrefois nommé «design universel» ou «design pour tous» – avec toutes les nuances que recouvrent ces termes. Une démarche concomitante à l’apparition de la loi sur l’accessibilité.

Mobilier urbain qui prend en compte un espace pour un fauteuil roulant, trottinette électrique-cabas pour faciliter la mobilité des personnes âgées, manettes de console adaptables pour les joueurs en situation de handicap par PlayStation ou encore poignées de porte à hauteurs variables – comme celles imaginées par l’architecte italien Fabrizio Bianchetti… les objets inclusifs sont «des produits qui compensent le handicap, les aides techniques, et des produits utilisables pour tout le monde y compris des personnes qui ont un handicap, précise Estelle Peyrard, responsable du TechLab à l’Association des paralysées de France (APF) et chercheuse associée à l’Ecole polytechnique. L’objectif est de réduire au minimum la nécessité de recourir à des aides techniques ou de limiter l’exclusion par le design, mais ça peut être aussi rendre des objets compatibles avec des aides techniques».

Une assiette pour «boire et manger»

L’une des pionnières de cette approche, Maria Benktzon, est suédoise. A la fin des années 70, aux côtés du designer scandinave Sven-Eric Juhlin, elle développe des ustensiles de cuisine ergonomiques et élégants, pour les personnes avec des handicaps physiques, et aujourd’hui faisant partie des collections du MoMa à New York : un gros couteau au manche coudé, plus facile à manier pour les personnes qui ont moins de force dans la main ; la Knork Fork, un couteau-fourchette deux en un pour les personnes qui ne peuvent se servir que d’une seule main, ou encore le Eat and Drink Plate, une assiette pour «boire et manger».

Au début des années 90, la toute jeune marque américaine OXO, fondée par Sam Farber, commercialise, elle, avec l’agence Smart Design, une gamme d’ustensiles, dont un épluche-patates qui fera son succès : son manche ovale et son ergonomie facilitent son usage notamment pour les personnes atteintes d’arthrite, comme l’épouse de l’industriel. «Malheureusement, de nombreuses pratiques de conception perpétuent encore l’exclusion, qui est profondément ancrée dans notre société, notre économie et même nos systèmes éducatifs, déplore Boey Wang. Si la conception est censée résoudre des problèmes, il est tout aussi important de prendre en compte les problèmes qu’elle peut involontairement créer.» Diplômé de la renommée Design Academy d’Eindhoven, aux Pays-Bas, ce jeune designer chinois a conçu en 2021 des ustensiles de cuisine (verres doseurs, planche à découper, couteaux) dits «haptiques», dont l’utilisation s’appuie sur le toucher et non plus la vue. «Elle permet aux utilisateurs malvoyants de cuisiner en toute confiance et en toute sécurité, tout en encourageant les personnes voyantes à cuisiner de manière intuitive», avance le créateur, dont les «objets fonctionnels et esthétiques», pensés en collaboration avec un des rares designers aveugles, Simon Dogger, ne sont pas réservés aux seules personnes malvoyantes. Une façon d’interroger les modes de conception uniquement centrés sur l’esthétique et l’expérience visuelle. «C’est aussi mettre l’esthétique sur le même plan que la robustesse et l’adaptabilité», complète la designer Eva Hardy, inspirée par les approches du care.

Rattachée au laboratoire de recherche en art et design de l’Ecole des arts décoratifs (EnsadLab), la trentenaire a notamment imaginé en 2017 un service à thé en céramique pour «faciliter la préhension des personnes ayant des tremblements moteurs». Pour contrer la tremblote, dont elle est elle-même atteinte, les tasses et bols ont une encoche à leur base, qui facilite la prise en main et leur stabilité sur un plateau qui dispose, lui, d’un rail. «Je ne voulais pas créer un énième gobelet avec un bec verseur rose pâle ou une paille. C’est une réflexion plus large sur l’image qu’on véhicule à travers les objets. Je préfère avoir une tasse en céramique qui risque de casser, que de blesser la dignité de la personne», explique la cofondatrice du studio Stimuli. Mais elle «peine à trouver des partenaires industriels intéressés par les questions d’inclusivité, notamment des distributeurs».

«Tout le monde peut être vulnérable»

Car peu de ces projets de design inclusif dépassent le ballon d’essai marketing ou le stade du prototype pour être produits à grande échelle ou alors ne rencontrent pas leur public car en inadéquation avec les réels besoins des concernés. Ikea s’y est par exemple essayé en 2019 en s’associant à des ONG israéliennes pour fournir des extensions ou d’accessoires imprimés en 3D pour adapter ses meubles aux besoins de personnes handicapées moteurs. Mais sans donner de suites à cette initiative. «Dans les écoles de design, il y a un vrai intérêt des jeunes pour ces questions, souvent lié aux pathologies des grands-parents. Mais ces objets, parfois édités, ou achetés par des musées et visibles dans des galeries, ne passent pas le cap de la commercialisation», note encore Jehanne Dautrey.

Une véritable erreur d’appréciation de l’industrie selon le designer Antoine Fenoglio, président de l’agence Les Sismo. «Si on intègre la culture du design inclusif dans la conception, les solutions amenées sont bien meilleures et les opportunités bien plus intéressantes, étant donné le vieillissement de la population, pointe le coanimateur du séminaire Design With Care avec la philosophe Cynthia FleuryMais quel dirigeant a envie de reconnaître que tout le monde peut être vulnérable ? On n’y voit que de la contrainte, voire du misérabilisme, alors que c’est en fait très enthousiasmant.»

(1) Elle a dirigé l’ouvrage collectif Design et pensée du care, éd. les Presses du réel, 352 pages.


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