dimanche 29 octobre 2023

Vie de darons Sommeil des enfants : peut-on apaiser le cauchemar des parents ?

par Marie-Eve Lacasse   publié le 24 octobre 2023

Actualité anxiogène, écrans omniprésents, voisins bruyants… Petits et adolescents dorment de moins en moins longtemps, affectant leurs capacités d’apprentissage ou les rendant davantage irritables. Un rythme et une fatigue parfois difficiles à gérer à la maison.

Il y a dans l’apprentissage du sommeil cette contradiction qui s’apparente à une énigme, une question insoluble. Comment inviter un enfant, tout en restant avec lui, à aimer sans crainte la solitude inhérente à l’endormissement ? C’est d’autant plus mystérieux qu’apprivoiser les temps morts sans se réfugier dans le téléphone ou l’angoisse est une compétence que vous ne maîtrisez pas vous-même parfaitement. Sachant que les contextes anxiogènes comme celui des dernières semaines ont tout pour faire de l’endormissement un moment angoissant. Alors quand, pour la huitième nuit consécutive, le petit se réveille à 2 heures du matin en criant «maman» ou «papa», que vous vous traînez jusqu’à sa chambre en disant adieu à votre sommeil paradoxal censé nettoyer vos pensées noires et qu’une voix sinistre s’élève à l’intérieur de vous («Qu’est-ce qu’on a raté ?»), dites-vous que le «problème» est partagé par une bonne partie de l’humanité. La preuve en statistiques : les enfants dorment en moyenne deux heures de moins par nuit qu’il y a vingt ans. Chez les ados, la durée de sommeil varie entre 7h47 et 9h07 les jours d’école et entre 9h31 et 10h22 les jours non scolaires (selon une étude de 2020 portant sur 165 793 jeunes). «De mauvaises habitudes de sommeil, y compris un sommeil insuffisant, incohérent, non réparateur, perturbé ou mal synchronisé, touchent entre 30 % à 70 % des adolescents en Europe et en Amérique du Nord, où au moins un quart d’entre eux ont de la difficulté à s’endormir la nuit et se sentent fatigués le jour», peut-on lire (1). Reconnaissez qu’on se sent tout de suite moins seul.

Comment épuiser son enfant

Cette histoire de sommeil est injuste. Combien de fois des parents tout juste sortis de la maternité vous ont raconté leur ravissement devant leur poupon qui «fait ses nuits» alors que le vôtre n’a jamais dormi plus de cinq heures d’affilée à 8 ans passés ? «A 10 mois, Noémie dormait dix heures par jour, nuit et sieste comprises, commence Mei Wai Yu, assistante de direction à Paris (plutôt que les douze à quinze heures à cet âge). Aujourd’hui, elle a 7 ans, et se couche vers 23h30-minuit et se lève à 7h30 sans souci. Elle ne traîne jamais au lit» – soit huit heures plutôt que les onze recommandées, donc. Pourtant, les parents ont tout fait pour l’épuiser. «Son record, c’est avoir joué pendant six heures au parc, sans qu’elle ne se couche une minute plus tôt», ajoute la mère.

Ce profil de petit à moyen dormeur reste heureusement assez rare, selon la psychiatre Sylvie Royant-Parola du Réseau Morphée, une équipe pluridisciplinaire de spécialistes du sommeil. «Ces enfants arrivent à dormir peu sans manifester de signes d’endormissement, de retard d’apprentissage ou d’irritabilité en journée», soit le contraire de la plupart des enfants carencés en sommeil, qui se repèrent vite selon une professeure des écoles dans le Xe arrondissement de Paris : «Dans les petites sections de maternelle, on leur offre deux heures de sieste par jour. C’est obligatoire. Mais au niveau des moyennes sections il n’y a rien dans les textes, donc elles sont très agitées l’après-midi. Les enfants sont plus agressifs, ils se disputent, ils gigotent. Beaucoup d’enseignants ont mis en place des temps calmes et font dormir ceux qui en ont besoin, mais certains inspecteurs s’y opposent, et parfois aussi les parents, qui considèrent que l’école c’est fait pour apprendre, pas pour dormir ! Certains d’entre eux doivent dormir quatorze heures par jour, mais qui peut offrir quatorze heures de sommeil par jour aux enfants ?» Parmi les difficultés repérées, «la problématique des petits appartements, la télé allumée et les écrans, bien sûr, mais aussi les enfants de différents âges qui dorment dans la même pièce à des heures différentes».

La promiscuité est le principal problème de Charlotte Brussieux, architecte et mère de deux enfants de 9 et 12 ans. «Nous sommes deux parents et deux enfants dans un petit appart à Paris, et nos enfants partagent la même chambre. Etrangement, le plus grand est plus raisonnable car il sait à quel point c’est pénible d’être fatigué le lendemain. Au moment de se mettre au lit, je m’occupe surtout de la plus petite, et ça ne se termine jamais : tout est prétexte à nous appeler. Quand je fais un bisou à son frère, elle en veut un aussi, et c’est reparti pour un tour.» A moins de changer de ville ou de vie, y remédier n’est pas si simple. Pour Pauline Lécrivain, également architecte à Paris et mère de deux enfants de 3 ans et demi et 6 ans, «on a une petite routine selon l’humeur ou la fatigue, mais il y a quand même des pipis inopinés, des multiples envies de boire, bref, tout est bon pour sortir du lit. Le plus difficile, c’est aussi de leur faire comprendre qu’il faut se mettre au lit à 21 heures en juin quand il fait jour».

Parmi les stratégies diaboliques des enfants pour rester en éveil, il y a les questions dont la redoutable «pourquoi tu ne dors pas avec moi ?». Ce piège rhétorique vous oblige à d’étranges acrobaties intellectuelles. Si le sommeil est si important et réparateur, et si la solitude est l’amie des nuits reposantes, comment justifier que les parents dorment souvent à deux et qu’ils se couchent si tard ? N’est-ce pas aussi parce que rester éveillé permet de profiter de plaisirs dont les enfants sont exclus ? Et maintenant, débrouillez-vous – eh oui, il est déjà 23 heures.

Pour les ados, même combat

A l’adolescence, le sommeil est souvent source de conflits dans les familles et les insomnies des jeunes, en raison notamment des écrans, sont une véritable épidémie, comme l’avait documenté Libération en octobre 2022. Rachid Zerrouki, dit «Rachid l’instit» sur X (ex-Twitter), professeur dans un microcollège de Marseille adapté aux élèves «décrocheurs», avait aussi sonné l’alarme dans sa tribune publiée dans Libé le 3 septembre en s’inquiétant de sa classe d’ados qui ne dorment en moyenne que six heures trente-deux minutes par nuit (plutôt que les neuf heures recommandées). «Pour cette tranche d’âge, on a fait différentes enquêtes avec le Réseau Morphée et nous avons constaté que 30% des jeunes dorment six heures ou moins par nuit, ce qui est insuffisant, poursuit le Dr Royant-Parola. Les recommandations, c’est huit ou neuf heures par nuit. Six heures c’est dans le rouge, sept c’est acceptable. Les ados n’ont pas conscience que c’est quelque chose d’important, une priorité.» Les problèmes psychologiques, les temps de trajet trop longs, la surcharge de travail, les activités extrascolaires, les sorties et les psychotropes sont autant de raisons qui affectent leurs nuits.

Et ce phénomène ne se limite pas à l’Occident, selon le Dr Maxime Elbaz, directeur scientifique sommeil de la société Bioserenity. «On l’observe dans tous les pays. Santé publique France avait publié une vaste étude en 2011 et l’on constatait déjà que la durée de sommeil des ados diminue d’année en année de trente à quarante minutes et qu’ils cumulent une dette chronique de sommeil qu’ils essaient de récupérer le week-end, en vain.» Cette carence a un impact direct sur le développement et le comportement. «Un manque de vigilance, des fautes d’inattention qui peuvent conduire à des difficultés scolaires ou potentiellement à des accidents de vélo ou de scooter, ajoute le Dr Royant-Parola. Sans oublier que ça peut favoriser la prise de poids ou la résistance aux infections, avec l’amenuisement des défenses immunitaires [la privation de sommeil diminue l’effet protecteur des lymphocytes et épuise les systèmes de l’immuno-régulation, ndlr]. Et puis, les ados carencés en sommeil ont tendance à se dévaloriser, à voir les choses plus en noir.» Comment y remédier ? Pour la spécialiste, les parents doivent «se mettre presque en colère, et expliquer pourquoi dormir est si important, que ce sont des besoins auxquels on ne peut pas déroger». Si seulement.

Nuit et solitude

Les conseils des docteurs Elbaz et Royant-Parola se rejoignent : interdire l’écran au lit, se coucher et se réveiller à la même heure, maintenir une température ambiante dans la chambre à 18 ou 19 degrés, éviter le sport en soirée, terminer ses devoirs pour ne pas avoir l’esprit préoccupé, privilégier un repas du soir léger à base de sucres lents. Certes… Mais les horaires de travail des parents, les situations familiales complexes voire violentes, la personnalité explosive des ados (ou des parents) et les appartements minuscules rendent ces recommandations difficiles à mettre en œuvre. Quid des voisins bruyants ou des punaises de lit ? Quid des traumatismes ou des abus en tous genres commis au sein des familles ? Des images traumatisantes entrevues sur une chaîne d’info ? Le diagnostic de carence est difficile à établir car à moins d’un suivi pour maladies graves, les ados n’ont pas forcément le réflexe (ni leurs parents) de prendre un rendez-vous annuel avec leur généraliste, comme le constate le Dr Juliette Guillossou, médecin à Paris : «Ils n’aiment pas être pesés, déshabillés, auscultés, questionnés. Entre 12 et 17 ans, ils viennent pour les vaccins ou les certificats de sport, et entre 14 et 18 ans, personne ne remplit le carnet de santé sur le développement ! Les filles viennent pour des histoires de règles et d’irrégularité de cycles, mais c’est tout.» Le Réseau Morphée est une mine d’informations et de contacts précieux sur ces questions, mais au-delà de cette expertise médicale, apprivoiser le sommeil est une étape plus intime qu’aucun parent, hélas, ne peut traverser à la place de l’enfant.

(1) Comment dorment les adolescents ? Habitudes de sommeil des adolescents et différences sociodémographiques dans 24 pays d’Europe et d’Amérique du Nord - Journal of Adolescent Health (jahonline.org). Etude portant sur des adolescents de 13,5 ans en moyenne dans 24 pays d’Europe et d’Amérique du Nord et publiée en 2020.

(2) A souhaité garder l’anonymat.


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