dimanche 22 octobre 2023

Le 15 en première ligne

Publié le 21 septembre 2023

Fabienne Maleysson  Chef de rubrique

Système de santé Le 15 en première ligne

Jusqu’ici cantonné aux cas d’urgence, le 15, numéro du Samu, est appelé à prendre de plus en plus de place dans le système de soins. Reportage à Lyon (69) et à Mulhouse (68).

Des dizaines de patients sur des brancards qui s’entassent dans les couloirs, six ambulances et camions de pompiers qui attendent devant la porte, des infirmières débordées : sans surprise, la tension est palpable, ce lundi de juin, aux urgences de l’hôpital Émile-Muller de Mulhouse (68). Par contraste, à deux pas, une ambiance feutrée règne au centre de réception et de régulation des appels, où convergent les communications passées vers le 15, numéro du Samu. Sur le plateau, des bureaux pourvus d’écrans individuels et d’autres, en hauteur, délivrant les informations de la journée (services hospitaliers fermés, véhicules disponibles, etc.). Les médecins régulateurs y travaillent main dans la main avec cinq assistants de régulation médicale (ARM). Ces professionnels peu connus du grand public sont les premiers interlocuteurs des personnes qui composent le 15, d’où leur surnom de « décrocheurs » (lire l'encadré).


Urgences vitales ou relatives


De l’urgence vitale – douleur thoracique, signes d’accident vasculaire cérébral… – au simple besoin de conseil médical en passant par l’urgence relative – typiquement, une entorse ou une crise de colique néphrétique –, chaque cas se voit attribuer une cote par les ARM, qui le résument en quelques phrases sur un fichier partagé. Ainsi, les médecins régulateurs, à qui tout appelant doit être ensuite adressé, peuvent-ils prioriser les « décrochages » et savoir d’emblée à quoi ils ont affaire. Le plus souvent, ils ordonnent l’envoi d’un véhicule de pompiers ou d’une ambulance privée. En cas d’urgence absolue comme un arrêt cardiorespiratoire, une structure mobile d’urgence et de réanimation (Smur), dans laquelle s’installe une équipe médicale, est dépêchée par les ARM sans attendre.


L’une de ces employés nous accueille pour nous permettre d’écouter les échanges. Outre les coordonnées, elle note les symptômes principaux et demande quelques précisions sur les antécédents et les traitements en cours, tente de repérer les signes les plus typiques de telle ou telle affection. Lorsque c’est un pompier ou un ambulancier qui est au bout du fil, il décline les différentes constantes (pouls, pression artérielle, température, etc.) qui serviront à affiner le diagnostic. Entre deux conversations, l’ARM tente de nous en dire plus sur sa fonction. Des explications hachées, car il est rare que plus de 20 secondes s’écoulent sans que le téléphone sonne. « Nous travaillons 12 heures d’affilée et il faut que le dernier appelant soit aussi bien traité que le premier. Le plus compliqué, c’est de faire adhérer les gens, qu’ils comprennent que nous les interrogeons dans leur intérêt », détaille-t-elle.


Illustration avec cette femme paniquée dont la mère ne sait plus qui elle est ni où elle se trouve. « Prenez-lui les deux mains et demandez-lui de les serrer en même temps », enjoint l’opératrice. La vieille dame réussit. « A-t-elle une déformation du visage ? », s’enquiert-elle. « Elle est en pleurs, c’est comme si elle avait pris 20 ans »,rétorque sa fille, ignorant la question. « D’accord, mais j’essaye de voir s’il y a des signes associés », indique l’ARM, avant de l’informer qu’elle lui passe le médecin, qui décidera a priori d’envoyer une ambulance face à cette suspicion d’accident vasculaire cérébral.


Les ARM ne se laissent jamais « parasiter » par l’inquiétude, voire l’affolement, des appelants. Le ton de ces derniers est d’ailleurs souvent sans lien avec la gravité des symptômes. Pour preuve, cette fillette de 11 ans, dont la mère, atteinte d’une tumeur au cerveau, est inconsciente après s’être évanouie, reste parfaitement calme. Contrairement à ce jeune homme qui pousse des gémissements à fendre l’âme, avoue sa peur de mourir et n’a de cesse qu’on lui envoie une ambulance, alors qu’il ne souffre manifestement que de simples douleurs musculaires après une séance de gainage.


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Après la prise en charge de l’appel par l’ARM, c’est un médecin qui décide, in fine, des moyens à déployer pour répondre à chaque cas.
© PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP

Consumérisme médical


Ce dernier cas est représentatif de cette propension à solliciter de façon inopportune les urgences que plusieurs soignants ont dénoncée auprès de nous. Consumérisme médical, bon sens envolé (quand on appelle pour des douleurs sans avoir pris un comprimé de paracétamol), exigence d’immédiateté en phase avec l’évolution générale de la société, campagnes ministérielles ou répondeurs des praticiens incitant à composer le 15 encombreraient inconsidérément les lignes. Une tendance maintes fois déplorée, dont notre brève immersion ne nous a pas permis de prendre la mesure.


En revanche, deux phénomènes nous ont paru marquants. Premièrement, le nombre d’appels concernant des personnes âgées : des chutes (« Mon mari a glissé de son fauteuil roulant en voulant se lever. Si c’était un gosse, il prendrait une claque ! »), de la dénutrition, des pathologies multiples qui s’aggravent soudainement… Ce n’est que l’une des facettes du « tsunami gériatrique » trop peu anticipé par les autorités. Deuxièmement, le monde du travail apporte son lot d’absurdités. Qu’il s’agisse d’une coupure au doigt « comme on s’en fait tous à l’occasion » ou d’un léger malaise, les collègues contactent le Samu afin que rien ne puisse leur être reproché.


Un service appelé à se généraliser


Et les appels ne risquent pas de se tarir, bien au contraire, puisque le service d’accès aux soins (SAS) doit se généraliser dans les prochains mois. Une réforme qui a vu le jour dans le cadre du Pacte de refondation des urgences mis en place par Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, en 2019. Constatant que près de la moitié des patients accueillis à l’hôpital pourraient être pris en charge « en ville » à condition d’obtenir une consultation rapidement, celle-ci proposait que le 15 élargisse son champ de compétences aux situations dans lesquelles les usagers peuvent patienter quelques heures, voire jusqu’au lendemain, avant d’être examinés. Ce dispositif nécessite donc une coordination étroite entre médecine hospitalière et libérale.


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© PHOTOPQR/LA NOUVELLE REPUBLIQUE/

Expérimentation en cours


Le Samu de Lyon (69) fait partie des sites pilotes expérimentant ce nouveau fonctionnement. D’après nos observations, la machine semble bien huilée, même si elle allonge le traitement de la demande de quelques dizaines de secondes. Un ARM opère vite un premier tri afin de déceler les urgences vitales, auquel cas il engage aussitôt les moyens nécessaires. Sinon, il transfère l’appel à un second « décrocheur », qui poursuit l’analyse et dirige la requête soit vers un urgentiste, soit vers un généraliste présent sur le plateau. Il arrive qu’in fine, ce dernier opte pour l’envoi d’un véhicule. Toutefois, il se contente souvent de délivrer un simple conseil ou propose de décrocher un rendez-vous dans les 48 heures chez un confrère. Un autre employé – un opérateur de soins non programmés – se charge alors de chercher un créneau et de rappeler le malade. Parfois, c’est le médecin traitant qui est finalement disponible : un coup de fil du Samu, avec des arguments médicaux et la perspective d’une majoration de tarif (1), s’avère plus incitatif qu’une demande directe du patient. Autre solution, trouver une plage vacante chez des praticiens s’étant manifestés pour participer au SAS. Dans le département, vu qu’ils sont assez nombreux, ce service peut fonctionner sans accroc.


D’ailleurs, la tâche des urgentistes lyonnais s’est considérablement allégée, car 55 % des appels sont traités par des généralistes. Là encore, nous avons été autorisés à écouter ceux gérés par l’un d’entre eux : une vieille dame dont le mari, malade d’Alzheimer, l’a menacée avec un couteau avant de se calmer ; un homme souffrant d’une angine douloureuse sans accès à son médecin ; une mère inquiète d’une possible contagion de sa fille par un ami atteint d’une méningite ; des pères soucieux parce que la fièvre de leur bébé ne retombait pas après plusieurs jours de traitement… Autant de situations dans lesquelles quelques recommandations rassurantes ou la promesse d’un rendez-vous médical rapide ont suffi, permettant ainsi de désengorger les services d’urgence.


L’idée paraît donc pertinente et la généralisation des SAS doit avoir lieu dans les mois qui viennent. Mais, comme toujours, cette réorganisation ne sera efficace que si les moyens suivent. Or, le recrutement prévu de 2 000 à 3 000 ARM s’annonce compliqué (lire l'encadré). On ignore, en outre, si suffisamment de médecins libéraux se porteront volontaires pour prendre part à la régulation des centres 15 et ouvrir des créneaux dans leurs cabinets. Enfin, le message à destination des usagers du système de santé sur les cas où il conviendra d’appeler le 15 devra être très clair. Faute de quoi, il est probable que les recours injustifiés aux services des urgences se multiplieront. Interrogé sur tous ces points, le ministère n’a pas répondu à nos questions.


Assistant de régulation médicale (ARM) • Un métier en tension


Au Samu, on peine à recruter du personnel compétent pour prendre les appels au 15 et réaliser une première évaluation des situations.

Alors que les assistants de régulation médicale (ARM) sont en première ligne pour répondre aux appels du 15, leur formation n’est pas toujours à la hauteur. La commission des affaires sociales du Sénat l’avait observé en juillet 2017 : « Il s’agit d’un métier très difficile et extrêmement stressant, que l’on fait pourtant bien souvent exercer par des personnes manquant d’expérience [ou même] d’une formation initiale. » Regrettant aussi l’absence d’un tutorat systématique, les sénateurs se disaient « alarmés par les constats faits sur le terrain ». Cinq mois plus tard, le décès de Naomi Musenga, cette Alsacienne de 22 ans qu’une opératrice du Samu de Strasbourg (67) n’avait pas prise au sérieux, leur donnait dramatiquement raison. Depuis, 18 centres ont été mis sur pied. Ils dispensent un enseignement obligatoire, composé à 50 % de cours et à 50 % de stages. Quant aux ARM qui travaillent déjà, une validation des acquis de l’expérience, complétée, le cas échéant, de sessions de formation continue, est possible.


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Faute de diplômés en nombre suffisant, les centres 15 forment eux-mêmes les aspirants ARM.
© IP3 PRESS/MAXPPP

Salaires peu attractifs


Reste la question des postes à pourvoir. Les associations d’ARM estiment à environ 1 200 le nombre d’embauches nécessaires. « Dans notre petite ville, nous peinons à recruter des diplômés, indique Alexandre Sery, cadre de santé au Samu de Mulhouse (68). Nous engageons donc encore des personnes qui ne sortent pas d’un des centres et les formons, dans un premier temps, sur place. L’idéal est qu’elles aient déjà une culture du secours comme les pompiers volontaires, les ambulanciers ou les secouristes. Ensuite, elles doivent être capables de bien comprendre les éléments importants d’une demande, de s’exprimer avec des phrases et une diction claires, de synthétiser une situation tout en faisant preuve d’une dextérité de frappe et de maîtriser les outils informatiques. » Autre critère, dans cette région frontalière : parler correctement anglais ou allemand. Des exigences nombreuses pour une profession complexe, dont la rémunération en début de carrière atteint à peine 1 500 € net par mois. Cette inadéquation entre une fonction stressante et lourde de responsabilités et un salaire modéré explique sans doute en partie que les centres de formation peinent à fournir autant de diplômés qu’espéré. Selon un rapport de la Cour des comptes, le taux de remplissage s’élève seulement à 73 %, avec une tendance à la baisse depuis la première rentrée en 2019. Et on déplore un fort taux d’abandon, environ un tiers en Île-de-France par exemple. Il faudra bien, pourtant, parvenir à recruter, non seulement à cause de la généralisation des services d’accès aux soins (lire l’article principal), mais également parce que, devant l’engorgement des urgences, de plus en plus d’hôpitaux conditionnent l’accueil dans ces services à un appel préalable au 15. Faute de personnel en nombre suffisant, les temps de réponses risquent d’augmenter, et la prise en charge des véritables urgences avec.


(1) Les médecins participant au SAS perçoivent un forfait annuel de 1 400 € et une majoration de 15 € pour chaque prise en charge dans les 48 h suivant la demande. Elles sont plafonnées à 20 par semaine.


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