mardi 5 septembre 2023

Soins psychiatriques aux migrants : «Dans la rue, la solitude me bâillonnait. Grâce au docteur, je me libère»

par Emile Boutelier   publié le 2 septembre 2023

A Paris, 80 % des 4 000 personnes fréquentant les «équipes mobiles psychiatrie précarité» sont désormais des exilées, souvent polytraumatisées. Leur précarité, tant au niveau administratif que de l’hébergement, rend difficile un traitement de longue durée des troubles lourds. 

Avant même de narrer son destin, les cicatrices de Fofana Seko parlent pour lui. Son crâne, son bras gauche, son tendon d’Achille, portent de profondes meurtrissures. «Ils m’ont tracé le visage avec un cutter, tranché le tendon à la machette pour que je ne puisse pas courir, puis cassé une brique sur mon visage. J’ai été laissé pour mort dans un cimetière.» C’était en 2018. Cet Ivoirien de 42 ans, alors marchand de vêtements dans une banlieue d’Abidjan, avait refusé de se laisser acheter par le parti majoritaire pour les élections municipales. Après six mois de coma, il croise à nouveau ses agresseurs, décide de fuir, et parvient en France en 2019.

Malgré l’éloignement du danger, son corps emporte le traumatisme : «M. Seko souffre d’un syndrome de stress post-traumatique aigu : sans médicaments, il était insomniaque, son corps pris de tremblements, il était devenu bègue, raconte François Lair, le psychiatre qui le suit depuis qu’Amnesty International l’a dirigé vers son équipe mobile psychiatrie précarité (EMPP) en 2020. C’est dans les petits locaux de l’EMPP, dans un centre médical du XIXe arrondissement de Paris, que nous le rencontrons. Sans cette équipe formée d’une demi-douzaine de soignants et de travailleurs sociaux, l’Ivoirien, qui a été deux ans sans abri, n’aurait sans doute jamais accédé aux soins. «Dans la rue, la solitude me bâillonnait. Maintenant j’arrive de plus en plus à parler. Grâce au docteur, je me libère», décrit celui qui se fait appeler «le commandant».

A Paris, cinq équipes de ce type reçoivent les patients précaires atteints de troubles psychiatriques (psychoses, troubles anxio-dépressifs, syndromes post-traumatiques…) après avoir été identifiés par des associations partenaires comme la Croix-Rouge et le Samu social. «Le principe, c’est d’aller vers les patients, car nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une très forte demande de soin, et que très peu de personnes étaient soignées», explique Alain Mercuel, chef du Pôle psychiatrie précarité de Sainte-Anne et coordinateur des EMPP de Paris.

Des expériences traumatisantes qui créent un «effet de cumul»

Ses unités se chargent de plus en plus des populations exilées : «En dix ans, la population dans la rue a radicalement changé, analyse Corinne Friscaux, infirmière et psychologue en poste à l’EMPP depuis 2010. Avant, on soignait le “clochard du coin”, le psychotique qui sortait de l’hôpital psychiatrique. Aujourd’hui, l’essentiel de nos patients sont des polytraumatisés, des gens qui ont vécu des atrocités dans d’autres pays.» Selon Alain Mercuel, plus de 80 % des 4 000 bénéficiaires annuels des cinq EMPP parisiennes sont des exilés.

«La spécificité du soin psychiatrique des personnes exilées est que le socle existentiel sur lequel nous travaillons est très fragile : elles sont à la fois victimes d’un passé traumatique, d’un présent instable et d’un futur incertain», souligne François Lair. A l’occasion d’une permanence de l’EMPP dans les locaux de l’association France Terre d’Asile, certains patients nous font plonger dans leur vie écorchée. Mireille, 34 ans, Ivoirienne elle aussi, raconte avoir été violée par un oncle alors qu’elle était enfant, puis mariée de force et abusée par son mari, avant de se décider à le fuir pour protéger ses trois enfants. Au Maroc, des passeurs la séquestrent et elle est réduite en esclavage sexuel. «Quand vous êtes violée toute petite et que des hommes reviennent profiter de vous, vous avez l’impression de revivre éternellement ce qui vous est arrivé», explique-t-elle, l’œil lourd de larmes.

La traversée jusqu’à l’Europe, ponctuée de naufrages et de violences policières, est souvent une machine à détruire : «On a passé deux jours dans un Zodiac, l’essence au fond du bateau brûlait et gonflait nos pieds. J’ai vu des gens se jeter à la mer et se tuer par désespoir», raconte Soumah M’mah, originaire de Guinée-Conakry, arrivée en France par l’Italie. «Sur le trajet, la mort était partout, raconte Mohamed (1), un Afghan de 28 ans, parti pour avoir refusé de s’enrôler dans l’armée talibane. En Iran, Turquie, Grèce, Autriche, à chaque étape on s’est fait tabasser par la police et racketter par les passeurs.» Des expériences qui créent un «effet de cumul», selon Alain Mercuel : «Vous pouvez endurer un, deux, trois traumatismes, mais leur stratification peut finir par créer chez vous des maladies psychiatriques.»

«Mes passeurs me cherchent [en Espagne]. Je préfère mourir plutôt que de redevenir esclave.»

—  Mireille, 34 ans, Ivoirienne réfugiée en France 

Des traumatismes aggravés par les conditions d’accueil des exilés en France. «Quand tu es rejeté de partout, qu’il y a des gens qui te proposent des drogues, des policiers qui viennent te réveiller à 6 heures du matin, comment tu veux suivre un traitement régulier ?» s’interroge «le commandant», ballotté pendant deux ans de squats en hébergements d’urgence. «La violence de la rue, l’isolement social et affectif, l’incertitude de l’avenir, tout cela vient enkyster les traumatismes, explique François Lair. Beaucoup de mes patients souffrent d’insomnie, ce qui favorise les réminiscences des traumatismes et aggrave les symptômes anxieux, et ainsi de suite.»

A l’évocation de sa procédure de demande d’asile, Mireille est saisie de panique : forcée de laisser ses empreintes en Espagne, elle a récemment reçu une injonction d’y retourner dans le cadre de la procédure Dublin. «Mes passeurs me cherchent là-bas. Je préfère mourir plutôt que de redevenir esclave.» Face à cette conjonction d’obstacles au soin, on sent parfois poindre au sein de l’équipe un sentiment d’impuissance : «Nos patients sont dans une zone de mal-droit, de mal-soin, broyés par une machinerie que personne ne comprend vraiment, décrit François Lair. On peut leur offrir une oreille, un sourire ou un cachet, mais on ne peut pas soigner durablement des troubles psychiatriques lourds quand le patient ne sait pas où il dormira dans un mois.»

«Actes suicidaires, automutilations»

Cela explique la prévalence très forte de ces troubles au sein de ce public. «Plus de 20 % des personnes [à la] rue souffrent de troubles de la personnalité, soit plus de dix fois plus que dans la population générale, analyse Alain Mercuel. On manque d’études spécifiques aux exilés, mais au vu des traumatismes qu’ils ont subis, c’est probablement encore supérieur.»

Est-ce à dire qu’ils seraient plus agressifs que les autres ? «Quand on parle de “passage à l’acte” des migrants ou des psychotiques, c’est dans l’immense majorité d’auto-agressivité dont il s’agit : actes suicidaires, automutilations, sont malheureusement très fréquents, relève Alain Mercuel. A l’inverse, les actes d’agressivité à l’égard des autres seraient beaucoup plus faibles que dans la population générale. «Si vous regardez les statistiques, les “fous” sont beaucoup plus souvent victimes qu’agresseurs», résume le psychiatre. «Ce qu’il s’est passé à Annecy [un migrant syrien avait gravement blessé avec un couteau six personnes dont quatre enfants le 8 juin, ndlr], ce n’est pas un problème de migration, c’est un problème de manque de soins psychiatriques.»

(1) Le prénom a été changé.


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