vendredi 4 août 2023

SÉRIES D’ÉTÉ PARENTS, QUEL MÉTIER ! Culpabilité et épuisement dopent le marché de la parentalité

Par  et  Publié le 30 juillet 2023

ENQUÊTE  « Parents, quel métier ! » (6/6). Qu’ai-je raté ? Auparavant secondaire, la question est désormais au cœur des tourments des parents. Elle explique le succès de blogs et des livres qui nourrissent la polémique récente autour de l’« éducation positive ».

Lorsque son premier enfant est né, en 2007, Shiva Shaffii a eu la nette impression de s’être fait avoir. « Tout le monde m’avait menti, raconte cette femme de 44 ans avec un grand sourire. On m’avait caché la moitié de la réalité de la vie de parent. J’étais épuisée, mon enfant ne dormait pas. » Isolée – elle a eu son bébé à l’étranger –, elle parle à sa sœur jumelle, mère avant elle, qui affiche une parentalité parfaite de papier glacé – « ils nageaient dans le bonheur ». Elle découvre alors que sa sœur a fait « un énorme babyblues », dont elle n’a parlé à personne. « Quand je commence à raconter mes craquages, les langues se délient. Mes amis pensent tous être de mauvais parents. »

En 2015, Shiva Shaffii crée « Parent épuisé », une page Facebook, puis un compte Instagram et un podcast. A rebours de beaucoup de contenus sur le sujet au ton compassionnel, « Parent épuisé » mise sur l’humour. Une ode à la « lose » dans un esprit Instagram : « Mon médecin m’a dit qu’il était urgent que j’enlève les sources de stress de ma vie. Elles ont 7 et 15 ans » ; « Je passe l’aspirateur avec un enfant qui me suit en mangeant une biscotte. Ça résume assez bien ma vie. »Succès assuré : « Parent épuisé » atteint 10 à 15 millions de personnes par mois, tous supports confondus.

Les internautes écrivent pour parler du sommeil, des écrans, de l’éducation positive, « parce qu’ils ne savent plus comment se positionner et agir, raconte Shiva Shaffii. Etre parent, c’est une tonne d’injonctions qui nous tombent dessus. Il faut préparer des légumes bio à son bébé, mais si c’est pour péter un câble deux heures plus tard parce qu’on est éreinté, ne vaut-il pas mieux des petits pots industriels ? Mon enfant n’est pas invité à un goûter d’anniversaire, qu’est-ce que j’ai raté ? »

Qu’est-ce que j’ai raté ? Voilà la question qui hante les parents contemporains. Comme si l’avenir de leurs enfants dépendait uniquement d’eux, avec pour mission de les mettre sur une rampe de lancement en priant pour qu’ils n’explosent pas comme la navette Challenger. Cette logique de la performance – et, donc, de l’échec – figure déjà, en 1983, dans le livre qui a inventé (avec succès) la notion de « burn-out parental » (Parent Burnout, Doubleday, non traduit). « Notre rôle est d’aider les parents qui vivent un burn-out à retrouver des performances optimales et d’apprendre aux autres comment l’éviter », écrivent les Américains Joseph Procaccini et Mark W. Kiefaver, qui, en introduisant la notion de burn-out, placent aussi la parentalité dans une logique managériale. L’Amérique est alors dans l’ère Reagan, où réussir est un défi, de la chambre des enfants au bureau Ovale.

Deux ans auparavant, en 1981, la psychologue américaine Jane Nelsen avait participé à l’instauration de ce climat avec son livre Positive Discipline, la bible de l’éducation positive, traduite et adaptée en France en 2012 (La Discipline positive, éditions du Toucan). L’autrice y prône « des réunions de famille régulières où [parents et enfants] ont l’occasion, sur une base hebdomadaire, de réfléchir à des solutions aux problèmes et de choisir les solutions qui respectent tout le monde ». Un conseil d’administration, en somme.

Le métier de l’échec

Les parents ne se sont pas réveillés PDG de leur famille du jour au lendemain. Aux Etats-Unis, la professionnalisation de la parentalité est ancienne. Le psychologue John B. Watson regrettait déjà, en 1928, dans son livre Psychological Care of Infant and Child (« le soin psychologique du nourrisson et de l’enfant », non traduit) que « des milliers de mères ne savent même pas qu’être parent devrait être listé parmi les métiers ». Le docteur Benjamin Spock confirme dans son best-seller Comment soigner et éduquer son enfant, en 1946 : « Le fait est qu’élever des enfants est un métier, long et difficile. » Dans les années 1970, la notion de child-rearing (« élever des enfants ») laisse place à celle de parenting (« parentalité »), développée dans l’ouvrage américain de Dodson Fitzhugh How to Parent (1970, traduit en 1972 en France sous le titre Tout se joue avant 6 ans, chez Robert Laffont).

Curieusement, dans une Amérique qui a forgé la culture de la réussite, la parentalité est le métier de l’échec. C’est Anna A. Rogers qui, dans la revue The Atlantic Monthly, publie un article au titre sans appel, « Pourquoi les mères américaines échouent », avant de dénoncer le « surdéveloppement des émotions » dans les familles. Précisons que ce texte date de 1908. Depuis, les verdicts similaires s’empilent comme la vaisselle dans l’évier. John B. Watson fait des parents des professionnels afin de mieux leur mettre la tête sous l’eau : « Le plus vieux métier de l’humanité face à un échec. » En 1947, nouvelle génération mais constat similaire d’une assistante sociale, Della D. Cyrus, toujours dans The Atlantic Monthly. Le titre de l’article ? « Pourquoi les mères échouent », bien sûr. La liste est infinie. Notre exemple préféré est la couverture de Time, fin décembre 1970 : « La famille américaine : “A l’aide !” »

Quelques générations d’échecs plus tard, c’est la journaliste Judith Warner qui, fraîchement rentrée de France avec ses deux filles en bas âge, au début des années 2000, finit par consigner, dans Mères au bord de la crise de nerfs (Albin Michel, 2006), « un sentiment, celui de ne jamais faire comme il faut, qui assaille de nombreuses mères aujourd’hui. (…) Ce sentiment – mélange accablant de culpabilité, d’angoisse, de rancœur et de regret – empoisonne la maternité des Américaines ». Elle dresse un portrait enviable de l’éducation à la française (instaurer des limites et ne pas hésiter à punir les enfants), tout comme Pamela Druckerman dans son best-seller de 2012, Bring Up Bébé (Bébé made in France, Flammarion). Le sous-titre de l’édition américaine résume tout : Une mère américaine découvre la sagesse de la parentalité française.

La « sagesse de la parentalité française », vraiment ? En France, on peut faire remonter l’existence de ce « métier de parent » à la création de l’Ecole des parents, en 1929. A Paris, l’institution est créée sous la double impulsion des psychanalystes et des pédopsychiatres, dans la lignée d’un courant populationniste, comme le raconte l’historien Jacques Donzelot dans La Police des familles (Editions de Minuit, 1977). Elle mène une double action. D’une part, envers les parents pauvres, pour éviter la hausse de la délinquance. D’autre part, envers les parents bourgeois, qui se centrent progressivement sur leurs enfants. C’est l’émergence d’un marché du conseil et le début du coaching.

C’est de votre faute

« C’est probablement la première fois que l’on juge qu’il faut éduquer les parents à leur propre rôle, qu’il y a des compétences à acquérir », résume le sociologue Claude Martin, directeur de recherche émérite au CNRS. La « parentalité » est née. Les parents sont pris en étau entre un marché en plein essor et les pouvoirs publics qui, tout en investissant dans le secteur, leur lancent, grosso modo, ce message : vous ne savez pas bien vous y prendre avec vos enfants, nous allons vous expliquer et, si vous échouez, ce sera de votre faute.

Dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher (première ministre de 1979 à 1990), l’Etat va jusqu’à adopter en 1989 le Children Act, qui permet aux services sociaux de retirer les enfants à leurs parents sur simple soupçon de maltraitance. Le documentaire Les Enfants volés d’Angleterre (2016), de Pierre Chassagnieux et Stéphanie Thomas, suit ainsi Bethany, une femme enceinte de son premier enfant à 22 ans, qui a dû fuir le pays pour que les services sociaux ne lui enlèvent pas son bébé à la naissance. En raison de son histoire familiale, elle était soupçonnée de devenir une mauvaise mère.

Le discours politique sur la « bonne parentalité » devient de plus en plus normatif, sous l’influence croissante de l’éducation positive. En 2006, le Conseil de l’Europe publie un rapport intitulé « Evolution de la parentalité », dans lequel on peut lire : « Les parents doivent faire en sorte que les règles soient claires, s’efforcer de conserver une certaine organisation dans les horaires (sans les rendre rigides), poser des limites raisonnables et appropriées et tenir compte de l’avis et des réactions de l’enfant. » Bonne chance pour concilier tout ça à la maison.

En France, en 2022, le ministère de la santé et des solidarités signe une Charte nationale de soutien à la parentalité, ainsi qu’un dispositif d’accompagnement, baptisé « 1 000 premiers jours » (une application, un site et un livret) qui rappelle que les trois premières années sont pour l’enfant « une période de grande vulnérabilité, durant laquelle les influences extérieures peuvent avoir un effet durable sur l’adulte qu’il deviendra ».

Un marché à 20 millions d’euros

A force de répéter aux parents que leurs actes peuvent endommager un enfant, « on les terrorise, résume la psychanalyste Sylviane Giampino. Or, un parent terrorisé est un parent inadapté ». Même lamentation chez l’Américaine Lenore Skenazy, militante des enfants « en plein air » : « On s’inquiète de tout ce qu’ils mangent, voient, lisent, regardent, entendent, lèchent, ramassent dans la rue, de leurs amis, aussi. »

La conséquence est racontée par le sociologue britannique Frank Furedi dans son livre Parents paranos (Alias, 2001). En insistant sur la vulnérabilité des enfants, on a érigé les parents en dieux, capables du meilleur comme du pire. Pour le plaisir, voici un florilège de la petite bibliothèque du type d’horreurs mises sur le dos des parents ces dernières années : vous ne formez pas une « équipe parentale » solide ? Votre petit fera des crises terribles à 2 ans. Vous faites une dépression postnatale ? Votre bambin aura un QI plus faible. Vous lui avez acheté un pistolet en plastique ? Il risque de devenir violent une fois adulte. Vous êtes stressée pendant votre grossesse ? Votre bébé dormira mal.

Ces affirmations plus ou moins loufoques ont été tirées d’études plus ou moins sérieuses, relayées dans la presse avec des titres accrocheurs, mais aussi dans d’innombrables livres, blogs ou conférences. Ce marché du « parenting », mené en France par Hachette (avec les éditions Marabout, notamment), pesait 20,7 millions d’euros en 2020, selon l’Institut GfK, avec 1,6 million d’exemplaires vendus. « Le marché de l’expertise fait beaucoup souffrir les parents », réagit Sandrine Garcia, sociologue à l’université de Bourgogne, invitant à inverser la proposition : à force d’être obsédés par le bien-être les enfants, on engendre « une maltraitance des parents ».

C’est sans doute ce qui explique le retentissement phénoménal des propos de la psychologue Caroline Goldman dans Le Monde, en février, expliquant que l’enfant, dans certains cas, doit être puni quelques minutes dans sa chambre. « Elle a laissé exploser sa colère, juge la psychanalyste Sylviane Giampino. Elle prend en compte l’affect des parents, alors que les tenants de l’éducation positive considèrent que les seuls affects légitimes sont ceux des enfants. » En traduisant une sorte de ras-le-bol parental, Caroline Goldman a redonné voix à la fameuse éducation à la française, qui fait tant fantasmer les Américains.


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