vendredi 4 août 2023

Jalousie : ciel, ma folie

par Agnès Giard  publié le 29 juillet 2023

Dans «Les bienfaits de la jalousie», plusieurs psychanalystes croisent leurs expériences : à quoi rime cette passion excessive ? Pourquoi les gens jaloux se font-ils tout un cinéma d’une «faute» sexuelle supposée ?

Un jour, une nommée Pauline dit à son compagnon, Laurent : «Je voudrais que tu retires de tes albums de photos toutes les photos de Louise, ton ex. Et que tu ne te contentes de les ranger ailleurs, mais que tu les mettes à la poubelle.» L’histoire (vraie) est rapportée par Alexandre Morel, dans un ouvrage collectif intitulé Les bienfaits de la jalousie, publié en avril 2023 aux PUF. L’ouvrage propose plusieurs analyses de cas. Celui de Pauline est un des plus frappants. Alexandre Morel raconte ainsi la suite de l’histoire : lorsque Laurent proteste, Pauline menace de détruire elle-même les photos. «Une semaine plus tard, elle s’exécute et enlève une à une les photos de Louise avec Laurent et les découpe en morceaux. Il n’y a presque plus de photos dans l’album. Un grand vide. Laurent est furieux, “fais-toi soigner, espèce de malade”. Pauline sanglote sur le divan, elle se demande à quel point elle est malade et combien de temps cette folie jalouse va menacer toutes ses relations.» Sur le divan du psychanalyste, Pauline affirme être obsédée par l’image que forment Laurent et Louise : «Je voudrais que ce couple n’ait jamais existé, dit-elle. Si je ne vois plus les photos, c’est comme s’il n’avait pas existé.» Le réel, elle le refuse. Ce que Pauline veut voir, c’est la fiction de l’adultère.

Fantasme du flagrant délit

Poursuivie «comme Caïn, par l’œil de la conscience», elle se sent coupable d’être jalouse, mais ne cesse d’imaginer Laurent dans les bras d’autres femmes. Dès qu’il s’absente – pour ses entraînements de rugby, par exemple – Pauline se torture l’esprit en inventant des scénarios aux cours desquels Laurent la trompe avec des inconnues. Elle s’imagine le prendre en flagrant délit. Elle gifle en pensée les amantes coupables. Alexandre Morel note : «Elle veut les “confondre” et c’est bien de confusion qu’il s’agit.» D’une plume alerte, il souligne l’insistance avec laquelle Pauline parle toujours de «voir» les scènes sexuelles de son invention. Pour trouver un dérivatif à ses hantises, Pauline se met d’ailleurs à regarder des films pornos. Sa jalousie la pousse à vouloir «prendre du bon temps», elle aussi, pendant que Laurent supposément la fait cocue. Mais sa vengeance est à double tranchant. Très vite, Pauline imagine que les actrices de X sont… les amantes de Laurent.

Pour Alexandre Morel, la jalousie est avant tout une «folie du voir», sous-tendue par le désir d’espionner. Le mot «jalousie» désigne d’ailleurs, écrit-il, «un système de volets orientables permettant aux personnes à l’intérieur d’une maison d’observer, presque sans être vues, ce qui se passe au-dehors». Quand Pauline est jalouse, elle invente des pornos mentaux qui lui permettent de regarder en douce toutes sortes de femmes. Alexandre Morel s’autorise même un petit jeu de mots : la folie de Pauline, dit-il, c’est qu’elle veut être convaincue, ou plutôt, «être, par le con, vaincu [e]». La jalousie serait-elle un prétexte pour zieuter des personnes du même sexe, sous couvert de vouloir s’en venger ? Le mot «regard» lui-même n’a rien d’innocent : sur le plan architectural, c’est une ouverture, souvent grillagée, qui permet l’inspection et la surveillance. A l’abri de quel regard les gens jaloux dissimulent-ils (ou elles) leurs penchants secrets ?

«Monstre aux yeux verts»

La plupart des psychanalystes réunis dans l’ouvrage semblent s’accorder sur ce type d’interprétation : la jalousie est souvent une bonne excuse pour fabriquer des images, si possible très sexuelles. Un des contributeurs du livre, André Beetschen, livre d’ailleurs une analyse d’Othello (la pièce écrite et montée par Shakespeare vers 1603-1604) qui confirme cette analyse. Drame de la jalousie, l’histoire est celle d’un guerrier maure nommé Othello, amoureux d’une belle princesse, Desdémone, qu’il vient d’épouser. Manipulé par son lieutenant, Iago, Othello finit par soupçonner Desdémone d’infidélité. Il a pourtant été mis en garde : «Gardez-vous de la jalousie ! De ce monstre aux yeux verts». Mais trop tard. Une allusion perfide d’Iago l’a pénétré comme un poison… Othello pense que Desdémone est devenue l’amante d’un autre. Il veut des preuves. Mais surtout il veut «voir».

Pour André Beetschen, «cette recherche des indices de tromperie» est typique des hommes jaloux qui s’affolent tout autant qu’ils s’excitent à l’idée d’être mis en concurrence avec d’autres membres virils. «Ils ne résistent pas, malgré la honte, à la pulsion investigatrice de fouiller poches, courrier et téléphone portable, de quêter les traces intimes de l’activité sexuelle crue coupable, de débusquer la scène fatale pour obtenir enfin l’aveu qui confond. Confondre est le mot !» Assailli par ses soupçons, Othello finit lui-même par «confondre» fiction et réalité. Il sombre dans une paranoïa proche du supplice masturbatoire. Iago le stimule par des mots. Dans cette tragédie «où l’essentiel des dialogues se passe entre deux hommes» (ainsi que le relève narquoisement le psychanalyste), Iago ne cesse de susurrer : «Voir l’acte même, c’est impossible, seraient-ils aussi ardents que des boucs, aussi lascifs que des singes, aussi brûlants que des loups en rut»… L’obscénité de ses paroles évoque un film au contenu explicite.

Le zèle de zieuter

Comme s’il jouissait de cette débauche verbale, Othello reste suspendu à la bouche d’Iago qui, crûment et cruellement, invente des scènes érotiques sans fin. Aveuglé par sa rage, Othello finit par tuer la belle et tendre Desdémone (qu’il prend pour une démone) et devient l’une des figures les plus marquantes de cette longue lignée de fous furieux que le satiriste Aristophane (au Ve siècle avant J.-C.) nomme avec mépris les «zélotypes», c’est-à-dire les personnes animées par un «zèle» morbide, qui cherchent des preuves d’infidélité et, au besoin, les fabriquent. De nos jours, le mot grec zelotypia («jalousie») – très proche du substantif «zélote» qui désigne les «fanatiques» – s’applique à un lépidoptère classé dans la famille des «papillons de nuit fantômes». C’est dire à quel point le mot jalousie suggère l’idée du cauchemar.

Méfiez-vous de ce monstre aux yeux verts. Brodant sur le thème des «hallucinoses à répétition» qui poussent les gens jaloux à fabuler des scènes de sexe aussi torrides que torturantes, les auteurs et autrices du livre Les bienfaits de la jalousie peinent d’ailleurs à justifier le titre de l’ouvrage. Des méfaits, ils en trouvent, mais des bienfaits, pas du tout. Le titre du livre relèverait-il lui-même de la tromperie ?


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