dimanche 30 juillet 2023

Grand entretien Grégory Le Floch : «La plage met le cerveau en transe»




par Cécile Daumas   publié le 14 juillet 2023

Dans un essai sensoriel et aérien, l’écrivain décrit avec subtilité notre rapport au sable et à la mer, mélange hypnotique suscitant la vacance de l’esprit et la dissolution de l’être dans les éléments. Comme une drogue douce.

On peut faire beaucoup de choses à la plage. Courir, se baigner, jouer au volley, construire un château ou s’adonner à l’amour. On peut aussi ne rien faire du tout, laisser dériver son esprit et se fondre dans le bleu de la mer et du ciel. Pourquoi allons-nous à la plage ? Que nous promet cet endroit longtemps délaissé par l’homme, marqué par le sceau du diable ? Grégory Le Floch est écrivain de plage. C’est sur le sable que lui vient le premier jet, l’accroche d’une histoire, les chapitres clés. Dans Eloge de la plage (éditions Payot Rivages), il recense, avec précision et poésie, toutes les bonnes raisons qui nous font basculer dans cet espace féerique.

Pourquoi sommes-nous attirés par la plage ?

C’est un paysage sentimental et émotionnel, un monde qui se dilue avec le temps. Au bout d’une heure, l’esprit divaguant, la plage se dissout et nous aussi. Un jour, dans ma contemplation, je suis devenu fruit de mer, coquillage de Vénus. J’ai quitté mon corps pour devenir la plage elle-même. Ce lieu est aux antipodes du monde. Il n’impose rien, ne dit rien. Pour que nos pensées se matérialisent devant nous comme sur un écran blanc, tout se dissout : le sable, les rochers, l’écume… La place est laissée à l’esprit pour se déplier. Pour l’écrivain argentin Alan Pauls, c’est «l’espace-écran» par excellence. La plage sait s’effacer pour accueillir les images qui nous habitent. Une sensation parfaite pour les gens qui ne se droguent pas !

Une drogue douce alors ?

La plage met le cerveau en transe. Les vagues qui frappent créent un rythme, le soleil étourdit tout comme le vent. On est dans un état de transe, mais une transe douce, oui. Au bout de cinq ou six heures, on est lessivé. On sait qu’il s’est passé quelque chose. C’est un lieu chamanique, un espace de féerie. Même sur une plage bondée, on s’évade. La foule disparaît, sa présence accélère le processus. Le bruit des enfants, les conversations, l’eau, les cris assourdissent l’espace : on part dix fois plus vite.

La géographie incite-t-elle à une forme d’épanchement ?

On y voit souvent des gens avec le regard flou. Ils observent mais en fait, ils s’observent eux-mêmes, de façon quasi inconsciente. Une grande bande de plage, une grande bande de mer, une grande bande de ciel, tout se mélange et on se regarde soi-même. Une incitation à l’introspection. Le sol en pente, cette inclinaison suscite l’expression du sentiment. La plage est un monde sentimental, amoureux, voire érotique.

L’amour à la plage ne se dément pas…

Bardot chantait Coquillages et Crustacés. Le groupe Niagara chante plus justement Baisers et Coquillages dans leur tube l’Amour à la plage. Dans leurs clips, les chanteuses pop Madonna, Shakira ou Beyoncé surgissent toutes des eaux à un moment de leur carrière. Elles sont comme Vénus, dans le tableau de Botticelli, née du sperme d’Uranus qui tombe dans l’écume et fait apparaître dans sa coquille la déesse de l’amour. Le sable est aussi la matière sensuelle par excellence. On le touche, on le caresse, on le griffe. Et puis au moindre coup de vent, tout est effacé.

Longtemps, on n’y a pas mis un pied…

L’homme a une phobie de l’eau depuis toujours, c’est constitutionnel de son être, il fuit le rivage. Sur les cartes au Moyen Age, au niveau des océans, sont dessinés des bêtes, des petits diables, des monstres. La création divine s’arrêtait au rivage. Au-delà commençaient, dans les eaux, le royaume des enfers, la mort, les naufrages, les tempêtes, tous les dangers. D’où cette révolution dans l’histoire humaine de fréquenter les plages.

Quand a lieu cette bascule quasi anthropologique ?

L’homme a mis trois cents ans à se baigner pour le plaisir. C’est grâce à la médecine vers le XVIIe siècle que l’on va s’approcher du rivage. En 1750, le médecin Richard Russell, ancêtre de notre thalassothérapie, conseille de boire de l’eau de mer, de se baigner, de respirer l’air marin. Les premiers malades à être traités sont les fous et les névrosés : les nymphomanes, les malades du spleen, les mélancoliques, tous ceux qui ont un problème mental. On les plonge dans l’eau froide, en espérant que le choc avec l’élément, la peur de suffoquer et de se noyer, rééquilibrera quelque chose. C’est dramatique et inhumain.

Comment apprivoise-t-on le bord de mer ?

La médecine va permettre de se familiariser avec le lieu. Elle donne des codes et des tenues. La société de bord de mer va se créer. On n’est pas encore dans la mer, mais sur le rivage. Pour s’y familiariser, on apporte à la fin du XIXe siècle sa maison : les chaises, les tables, les nounous, les domestiques, les tasses à thé, les porcelaines. Ce sont les planches à Deauville aussi, le casino. Cent cinquante ans auparavant, les médecins disaient que respirer l’air marin pouvait être nocif. On pensait que les exhalaisons du varech étaient toxiques.

Quand est-ce que l’homme se baigne pour la première fois ?

Impossible à dire. On a des repères grâce à deux aristocrates comme la duchesse de Berry qui se baigne en 1825 ou le prince de Galles en 1781. Cela fait la une de la presse, ce sont des personnalités, les historiens les répertorient. Mais il y a des bains de mer bien avant, avec des gens humbles dont l’histoire n’a pas été écrite. En Normandie, à Granville ou à Bayeux, des bains autochtones étaient organisés avec des dizaines de personnes.

Quand s’allonge-t-on sur la plage ?

Tout au long du XIXe siècle, on y est debout ou assis. Avec la disparation des salons dans l’aristocratie après la Première Guerre mondiale, cette pièce perd de son importance. Petit à petit, la chambre gagne du terrain, devenant la pièce phare du monde contemporain. On va transporter au bord de l’eau ce lieu de vie où l’on mange, regarde une série Netflix ou télétravaille. On s’y allonge, on s’y endort, signe que l’homme n’a plus peur.

Quand le corps se dénude-t-il ?

Une cheville, un mollet, cela a été une lutte sans merci durant des années. Chaque centimètre dévoilé est une bataille. A la fin du XIXᵉ, dans un journal catholique, un père s’indigne de voir des familles sur la plage, vautrées comme des porcs dans la luxure, juge-t-il. Il a peur pour ses enfants et pour la France, il craint la décadence. C’est l’époque où l’on porte le fameux Kellerman, ce maillot inventé par une sportive, un peu moulant, qui laisse les mollets apparents et les bras nus. Les détracteurs du maillot de bain au cours du XIXᵉ siècle le savent bien : le fait de cacher rend encore plus désirable un corps. Ces maillots tentent de masquer seins et fesses, en vain. En 1825, la duchesse de Berry se baigne dans une combinaison qui ressemble à celle d’un cosmonaute, avec des bottines. On crée des sur-épaisseurs et des froufrous. Des arrêtés préfectoraux imposent à la fin du XIXᵉ siècle, des sur-jupes. C’est toujours dans les journaux de droite que l’on parle des maillots qui font scandale. Jusqu’à aujourd’hui.

Un lieu naturel, la plage ?

Totalement inventé ! C’est l’homme qui crée la plage, la façonne dans sa pratique. Dans l’histoire humaine, si la mer existe, la plage est un impensé. L’Odyssée parle de la mer. Il faut attendre la fin du XIXe pour que la plage apparaisse dans la littérature, avec Marcel Proust ou Paul Morand. Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, la plage est un personnage, pas seulement un décor. Elle a un pouvoir de métamorphose. Grâce à elle, les jeunes filles qui s’y promènent, Albertine, Andrée et toutes les autres deviennent des nymphes. C’est elle qui brouille les frontières, lieu du jeu et du mirage où les images apparaissent et se déforment. Dalí fait toute une série de tableaux sur les hallucinations qu’il peut y avoir. Est-ce un compotier, un chien, une falaise, une femme ? Ici, l’âme s’y répand beaucoup plus facilement, les idées s’y matérialisent beaucoup plus vite. Un espace de fiction.

Un endroit menacé ?

Il a été créé par l’homme, il sera bientôt détruit par le réchauffement climatique, la montée des eaux, les tempêtes, la mafia du sable. Nos enfants et petits-enfants ne pourront pas en profiter. Une plage sur deux en 2100 aura disparu, 80 % des plages du Pakistan, 5 000 kilomètres de plages aux Etats-Unis s’effaceront d’ici à la fin du siècle. Le conseil scientifique de Catalogne parle de tsunami au ralenti. En 1936, la ville de Santa Barbara en Californie a perdu sa plage en un été. Ils avaient construit un port de plaisance totalement artificiel, calqué sur la Riviera française. Quand on fait des barrages hydrauliques, des brise-lames pour des ports, on empêche l’alimentation naturelle en alluvions et sédiments. On tue la page. On a cette image d’une plage éternelle. En réalité, elles sont mobiles, elles glissent, disparaissent. A Groix (Morbihan) ou à Bréhat (Côtes-d’Armor), certaines se déplacent chaque année, en fonction des courants. Ce sont des plages vagabondes.

Il y a aussi le commerce du sable…

On parle souvent du pétrole, mais on est surtout accro au sable. Le sable est pillé partout dans le monde. En Inde ou au Pakistan, des bateaux qui ressemblent à des sauterelles noires viennent creuser le sol, des dizaines et des dizaines de tonnes de sable sont avalées. Huit millions de tonnes partent chaque année d’Australie, direction Dubaï pour alimenter la folie des constructions. Les Palm Islands ont été construites avec du sable et du ciment australiens.

Enfin, il y a ceux qui détestent la plage…

Le lieu est souvent associé à quelque chose de très féminin. Les hommes y sont plus mal à l’aise. Ils disent «je ne suis pas très plage !». Sur un compte Instagram très drôle, on les voit, tous d’un certain âge, dans la même posture, les poings sur les hanches, regarder de façon conquérante l’horizon. Le plaisir de la plage est de l’ordre du méditatif, du passif, du laisser-aller. Il faut avoir envie de rentrer en soi-même, nager dans ses pensées et ses images. On pourrait faire de bonnes psychanalyses sur le sable. La pratique thérapeutique correspond bien à la plage : laisser dériver son esprit, associer les idées et les images, revenir à soi. La plage est un rêve éveillé.

 

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