vendredi 2 juin 2023

Le portrait Marie Rabatel, le trauma en combat

par Elsa Maudet et photo Cha Gonzalez  publié le 31 mai 2023

L’Iséroise, violée à 12 ans, dépasse ses angoisses sociales pour porter la cause des enfants et des femmes autistes victimes de violence.

Avec le gouvernement précédent, elle avait trouvé ses marques. Le printemps 2022 est venu rebattre les cartes. Election présidentielle, remaniement, nouvelles têtes. Marie Rabatel a mis un temps fou avant d’accepter de rencontrer les ministres désormais responsables de ses sujets de bataille. Une entrevue avec Geneviève Darrieussecq, sur les questions de handicap ? «Je n’y arrivais pas.»Face à Charlotte Caubel, chargée de l’Enfance, «je suis restée mutique. Elle était gentille parce qu’elle n’a pas que ça à foutre !» Celle qui refuse l’étiquette de «militante» pour embrasser celle de «jardinière qui sème des graines» passe son temps à composer avec ces deux forces contraires qui l’habitent : ses troubles autistiques qui la retiennent dans son tranquille village isérois de Saint-André-le-Gaz et ce combat d’une vie contre les violences sexuelles qui la pousse vers le tumulte parisien, là où les décisions se prennent.

Face à nous, dans la petite chambre d’hôtel qui l’accueille durant l’un de ses séjours dans la capitale, la brune de 48 ans paraît à l’aise.«Je prends sur moi», admet-elle, lunettes fumées sur le nez pour protéger ses yeux de la luminosité. Commode accessoire qui évite au passage à ses interlocuteurs de remarquer qu’elle ne soutient pas leur regard. Elle le sait : ses graines se répandront mieux si les journalistes participent aux semis. Alors elle se fait violence et répond au téléphone, aux sollicitations, aux invitations. Au point d’être le sujet d’un documentaire, Cassée debout, diffusé ce jeudi 1er juin sur France 3, dans lequel on découvre le parcours de cette femme que rien ne pourra dévier de la mission qu’elle s’est fixée.

Sa vie bascule lorsqu’un voisin de ses grands-parents l’invite à le suivre dans son domicile pour lui montrer ses posters. Marie a 12 ans. Le viol qui suivra lui ôtera toute étincelle de vie. «Je suis morte à l’intérieur», répète-t-elle, tentant de mimer ce vide qui occupe ses entrailles, elle qui a grandi baignée dans l’amour de ses parents, à la tête d’un commerce de chauffage, de son frère et sa sœur aînés, elle qui prenait plaisir à équeuter les haricots verts avec sa grand-mère et à manger des fourmis, au goût si sucré qu’on dirait des bonbons. Durant des années, Marie Rabatel gardera une terreur des baskets blanches – son agresseur en portait – et une sensation d’oppression dans la cage thoracique.

Pas de souvenirs conscients. Jusqu’à ce jour, une vingtaine d’années plus tard, où elle le recroise. Elle empoigne alors Antoine, son fils, 18 ans aujourd’hui et 5 ou 6 ans à l’époque, et court à en perdre le souffle. Tout ressort. Violemment. Après quatre années à vivre l’enfer, elle tente de mettre fin à ses jours, puis intègre une clinique spécialisée dans les psychotraumatismes. Elle en ressortira cinq ans plus tard. «J’avais le sentiment d’être en liberté là-bas et prisonnière dehors», dit-elle. Elle mettra des années avant de parvenir à mettre – littéralement – un pied dehors. Un travail soutenu lui permettra de distinguer ce qui relève de ses psychotraumatismes de ce qui est constitutif de son autisme.

Durant cette longue convalescence, elle décide de créer l’Association francophone de femmes autistes, qui défend les filles et femmes autistes, les enfants et personnes handicapées et lutte contre la pédocriminalité. «Ça a tout changé», affirme son ami Guillaume, qui fut jadis son psychiatre. «Je me sens morte dedans et le fait de donner ce que j’ai me maintient en vie. Je me dis : ta vie de merde, autant que tu en fasses quelque chose de bien», balance-t-elle, espérant empêcher que «d’autres ne meurent de l’intérieur». Pour ce faire, elle évangélise. Inlassablement, mais tranquillement. «J’ai tellement vécu le fait qu’on me force à faire, à penser, à dire des choses, que je ne force pas les gens.»

Les choses sérieuses ont démarré en 2017. Assemblée nationale, Sénat, Haut Conseil à l’égalité… Elle saute de lieu de pouvoir en lieu de pouvoir pour faire connaître la réalité : les femmes handicapées sont deux fois plus victimes de violences sexuelles que les femmes valides, 88 % des femmes autistes en ont subi et les enfants ayant une déficience intellectuelle sont près de cinq fois plus à risque. Pourtant, pas un texte de loi ne prenait en compte ces populations plus exposées que les autres. «Si on sait faire pour les plus vulnérables, on sait faire pour tout le monde, plaide Marie Rabatel.Je rabâche jusqu’à ce que les gens comprennent.» Petit à petit, ils comprennent. Désormais, cette ancienne lanceuse de disque de haut niveau est sollicitée par des clubs de sport, des établissements médico-sociaux, des gendarmes… pour partager son savoir. Elle a même intégré la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), où elle a poussé la question des enfants handicapés.

Dans son combat, elle a trouvé un allié, en la personne d’Adrien Taquet, député des Hauts-de-Seine puis secrétaire d’Etat en charge de l’Enfance entre 2019 et 2022. Il l’ignore alors, mais après chacune de leurs premières rencontres, la «jardinière» iséroise regagne la clinique où elle est hospitalisée. En 2018, lors de l’examen de la loi Schiappa de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, dont ils avaient rédigé des amendements ensemble, «je n’avais aucune énergie pour moi mais j’envoyais des SMS à Adrien en disant “lâche pas !”», raconte-t-elle. «Marie, comme d’autres, m’a non seulement sensibilisé mais elle m’a formé, loue l’intéressé, qui lui remettra la légion d’honneur en novembre 2021. Mais il faut faire attention à ne pas abuser, ne pas la surexposer, parce qu’elle se donnera toujours à fond et on a tous nos limites. Elle participe à plein de choses, souvent gratuitement, alors qu’elle a une vraie expertise. Il faut valoriser ce qu’elle fait, y compris financièrement.» La famille vit avec le salaire de son mari et père de son fils, carreleur.

Cette passionnée de politique peut tenir trente-six heures sans dormir à regarder des débats parlementaires sur les thématiques qui la transportent. «Si vous parlez de trucs dont je me fous, je ne parle pas», tranche la fan des Pink Floyd. Son ami Guillaume en dresse un portrait moins radical : «On va au cinéma, on discute de tout et de rien.» Ensemble, tout de même, ils ont visité la Maison d’Izieu, lieu de mémoire d’enfants juifs exterminés durant la Shoah. «Je suis du côté des enfants», a-t-elle coutume de dire.

Pour limiter son stress et ses angoisses, Marie Rabatel tient souvent contre elle une biche rose en peluche. Elle en a tout un stock car, à force, le doudou s’use. Seize ou dix-sept ont déjà passé l’arme à gauche, il ne lui en reste que huit et la marque ne les fabrique plus. Que se passera-t-il une fois le dernier trop élimé ? «Peut-être que j’aurai un peu grandi et que je n’aurai plus besoin de lui donner la main.» Peut-être, aussi, que d’autres jardiniers auront pris le relais.

10 janvier 1975 Naissance à Bourgoin-Jallieu (Isère)

2016 Création de l’Association francophone de femmes autistes

2021 Légion d’honneur

1er juin 2023 Diffusion de Cassée debout


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