vendredi 2 juin 2023

Des géants des pesticides accusés d’avoir dissimulé la toxicité de leurs produits pour le cerveau en développement

Publié le 2 juin 2023

Par Stéphane Foucart (avec la Bayerischer Rundfunk, « Der Spiegel », la SRF et « The Guardian »)


Selon une étude publiée jeudi, plusieurs fabricants ont soustrait aux autorités européennes des résultats de tests qui mettaient notamment en évidence les effets délétères de leurs substances sur des animaux de laboratoire exposés in utero. 

Le siège de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, à Parme (Italie).

Le siège de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, à Parme (Italie). CAPTURE D’ECRAN YOUTUBE / EFSACHANNEL 

Alors que les troubles du neurodéveloppement (autisme, déficit de l’attention et hyperactivité, handicaps intellectuels, etc.) sont en forte augmentation dans de nombreux pays, dont la France, les travaux du chimiste Axel Mie (université de Stockholm, Institut Karolinska) et de la toxicologue Christina Rudén (université de Stockholm) risquent fort de susciter un vif intérêt. Et une forte polémique.

Dans la foulée de précédents travaux sur le glyphosate parus en septembre 2022, les deux scientifiques suédois montrent, dans une étude publiée jeudi 1er juin par la revue Environmental Health, que plusieurs fabricants de pesticides ont soustrait aux autorités européennes des résultats défavorables de tests de toxicité pour le cerveau en développement (DNT, pour developmental neurotoxicity) – tests qu’ils avaient menés sur leurs substances en vue de leur évaluation, avant autorisation de mise sur le marché. Des résultats révélés en exclusivité par Le Monde, la Bayerischer Rundfunk et Der Spiegel en Allemagne, la Schweizer Radio und Fernsehen (SRF) en Suisse et The Guardian au Royaume-Uni.

Au départ, les deux chercheurs ont procédé à un travail de fourmis. Ils ont comparé, dans des milliers de pages de dossiers réglementaires, les données transmises par les fabricants aux autorités américaines, d’une part, et européennes, d’autre part. Ils ont ainsi pu identifier neuf pesticides pour lesquels plusieursindustriels (dont Bayer et Syngenta) ont réalisé et soumis des études de DNT à l’Environment Protection Agency (EPA) américaine, mais pas à l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Menés sur des animaux de laboratoire entre 2001 et 2007, ces tests n’ont ainsi pas été pris en compte par le régulateur européen lors des premières autorisations de ces neuf substances (abamectine, éthoprophos, buprofézine, fénamidone, fénamiphos, fluaziname, glyphosate-trimésium, pymétrozine, pyridabène), pour la plupart accordées à la fin des années 2000.

« Ces travaux doivent être considérés d’autant plus sérieusement que les impacts des pesticides sur les troubles du neurodéveloppement sont avérés de manière univoque, non seulement sur des animaux de laboratoire, mais aussi sur les humains, commente le neurobiologiste Yehezkel Ben-Ari, directeur de recherche émérite à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui n’a pas participé aux travaux des chercheurs suédois. Sur l’autisme en particulier, mais aussi sur le quotient intellectuel, on sait que les expositions maternelles ont un effet sur l’enfant à naître. »

L’exemple éloquent de l’abamectine

Les études non soumises auraient-elles changé la décision de mise sur le marché des autorités ?Pour quatre des neuf molécules en question, Axel Mie et Christina Rudén estiment que c’est potentiellement le cas. Pour trois d’entre elles, c’est, selon les chercheurs, avéré.

L’exemple de l’abamectine – un insecticide commercialisé en premier lieu par Syngenta – est en particulier éloquent. Deux tests de DNT sur des rongeurs, consistant à exposer des femelles gestantes et à évaluer les conséquences de cette exposition sur leur progéniture, ont été commandités par Syngenta et achevés en 2005 et 2007. « Ces études n’ont pas été communiquées par Syngenta aux agences européennes, ni avant, ni après que la décision initiale d’autorisation a été prise en 2008, ni à l’occasion de la demande, en 2013, d’une modification des conditions d’usage [de la substance] », écrivent les chercheurs.

En 2016, un consortium de firmes agrochimiques soumet aux autorités de l’Union européenne (UE) une demande de renouvellement d’autorisation de l’abamectine. « Le dossier soumis ne contient pas les études de DNT, ni aucune référence à leur existence », poursuivent Axel Mie et Christina Rudén. Ce n’est qu’en cours de procédure, en 2019, que les experts de l’Etat rapporteur, l’Autriche, chargés de l’expertise préliminaire au nom de l’UE, requièrent ces données auprès de Syngenta, qui les leur fournit.

En 2023, cette réévaluation aboutit à la réautorisation de l’abamectine en Europe, mais avec des contraintes drastiques : l’utilisation n’est autorisée que sous serre, et les doses acceptables d’exposition des humains sont revues à la baisse, précisément du fait des impacts relevés par les tests de DNT commandités par Syngenta en 2005 et 2007, c’est-à-dire dix-huit ans et seize ans plus tôt. « Certains usages précédents risquant d’induire le dépassement du nouveau seuil de toxicité aiguë, par exemple sur les pommes, seront limités ou interdits », écrivent les deux chercheurs.

Des effets comportementaux sur les animaux

Bien que différent, l’exemple de l’éthoprophos n’est pas moins inquiétant. Une étude de DNT conduite par Bayer est achevée en 2004, écrivent Axel Mie et Christina Rudén.

« Selon l’évaluation qui en est faite par [les experts américains de] l’EPA en janvier 2005, l’éthoprophos a provoqué des effets comportementaux [sur les animaux de laboratoire] à toutes les doses testées », relatent les deux chercheurs. Problème : les scientifiques de Bayer ne détectent aucun effet dans les mêmes données, et ce sont leurs propres conclusions qu’ils transmettent aux autorités européennes, sans signaler l’analyse divergente des experts américains de l’EPA.

Bayer a-t-il manqué de diligence ? Les deux chercheurs suédois ignorent la date à laquelle l’entreprise a été informée de l’analyse divergente de l’EPA, mais ils relèvent qu’en avril 2005 les agences européennes se rangent à l’analyse de l’agrochimiste allemand et échouent à « identifier, mettre en lumière, discuter ou conclure à des effets comportementaux sur la progéniture des animaux exposés, quel que soit le niveau d’exposition ». C’est, en partie, sur la base de cette conclusion « rassurante » que l’éthoprophos est autorisé en Europe en 2007.

En 2016, près d’une décennie plus tard, une autre société agrochimique, désormais propriétaire de la molécule, demande la réautorisation de l’éthoprophos en Europe. Cette fois, d’autres données manquent au dossier transmis, explique-t-on à l’EFSA.

Alertée par les deux chercheurs suédois, en septembre 2017, de l’existence d’une analyse divergente de l’EPA, l’agence européenne finit par se ranger à l’avis de son homologue américaine, tout en notant que celle-ci dispose d’autres données industrielles qui ne lui ont pas été transmises. En 2020, pour cette raison et d’autres, l’éthoprophos est interdit en Europe. Soit seize années après la caractérisation de sa toxicité pour le neurodéveloppement.

Les données manquantes des industriels

C’est l’un des aspects insolites de l’histoire : dans la majorité des cas, ce sont les deux chercheurs suédois qui ont alerté les autorités européennes de la présence, outre-Atlantique, de tests réglementaires qui ne leur avaient pas été fournis. Pour cinq des neuf pesticides épinglés, c’est leur vigilance qui a finalement permis à l’EFSA d’exiger des industriels les données manquantes. Au total, quatre produits n’ont, à ce jour, pas été renouvelés, quatre sont en cours de réexamen, seule l’abamectine s’étant vue réautorisée en 2023 – une décision attaquée en justice début mai par l’organisation non gouvernementale Pesticide Action Network Europe.

De leur côté, les industriels interrogés – en particulier Bayer et Syngenta – assurent avoir scrupuleusement suivi la réglementation européenne. Selon eux, celle-ci n’exigeait pas, au moment des faits, d’études de DNT dans les dossiers réglementaires. Ils contestent en outre le fait que les études non soumises aient été déterminantes.

A la Commission européenne, on rappelle que les firmes « doivent notifier aux Etats membres la découverte d’effets indésirables[de leurs produits] en vertu de la directive de 1991 et du règlement de 2009 ». Une exigence sujette à interprétation, en particulier sur la caractérisation d’un « effet indésirable ». Toujours est-il qu’à l’automne 2022, des communications internes à l’exécutif européen indiquent que les informations transmises par les deux chercheurs suédois ont été accueillies avec inquiétude, la situation étant même qualifiée de « grave problème » parun haut représentant de la Commission européenne.

« On voit qu’il y a deux poids, deux mesures, commente l’eurodéputée autrichienne Sarah Wiener (Verts/ALE). On fournit les études aux Etats-Unis, où l’on sait que les procédures d’autorisation sont plus favorables, et ici, en Europe, elles ne sont pas rendues publiques. Cela représente un risque pour la santé des Européens et ce n’est, à mon avis, que la partie émergée de l’iceberg : on ne parle ici que de la découverte plus ou moins fortuite, par des scientifiques curieux et engagés, d’études conduites mais non soumises. »

La comparaison avec le « dieselgate »

Pour l’eurodéputé français Pascal Canfin (Renew), président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement européen, l’affaire est potentiellement aussi explosive que le « dieselgate ».

« Si ces informations sont correctes, alors cela signifie que les fabricants des pesticides ont triché pour maintenir des produits dangereux sur le marché,dit-il. C’est l’équivalent du “dieselgate”, où des constructeurs automobiles ont falsifié les contrôles réglementaires pour continuer à vendre des technologies dangereuses pour la santé. Nous avons su réagir pour l’automobile, nous devons en faire de même pour les pesticides. »

Les questions posées par les découvertes d’Axel Mie et Christina Rudén vont au-delà des seuls troubles du neurodéveloppement. « Les études montrant la grande vulnérabilité du cerveau en développement aux pesticides ou encore aux particules fines sont nombreuses et indiquent un effet sur la migration neuronale ou la prolifération cellulaire, précise M. Ben-Ari, l’un des chercheurs les plus cités au monde sur les processus de maturation cérébrale. Les conséquences sur la prématurité et l’incidence de l’autisme sont claires mais pas seulement : nombre de maladies naissent en réalité in utero, et des travaux récents suggèrent que certaines maladies neurodégénératives ont, aussi, une origine intra-utérine. »


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